De la vache folle aux slogans des annonces Sony, Dominique Quessada analyse le forcing invisible de la pub pour investir la sphère du politique. Un essai à lire avant de s’auto-consommer.
Difficile de rendre compte en quelques lignes de la valeur, de la méthode et de la portée de l’analyse que fait Dominique Quessada de cette « politique de la publicité » (sous-titre de l’ouvrage figurant sur la quatrième de couverture), née dans « la trame du langage des objets que représente le discours publicitaire ». Par où commencer ? Arbitrairement peut-être, par un paragraphe consacré au discours des publicitaires promouvant des marques de lessive, lequel, à défaut de concentrer et de résumer sa thèse générale, rend bien compte de la façon dont l’auteur perce à jour le projet publicitaire dans son ensemble (son côté a priori agressif et radical éveillera la curiosité du lecteur) : « Les lessiviers donnent l’idée d’un monde divisé en deux : le propre et le sale. Cette grande division reproduit la division fondatrice entre ce qui constitue le groupe et son extériorité. Celle-ci est d’ailleurs indistincte : c’est le sale, le sans nom, le virus, le trouble, le non-identifié, etc. Dans les films publicitaires, les lessives auxquelles on oppose toujours la lessive triomphante des taches rebelles sont indistinctes elles aussi (…) La charpente paranoïaque et néo-fasciste d’une telle pensée apparaît, qui ne fonctionne qu’à coups d’exclusion de toute forme d’altérité, dont le sale serait la métaphore première (…) La publicité tenante d’un discours « propre » vient alors s’opposer naturellement à la présomption d’impureté dont sont victimes les hommes politiques et, derrière eux, le discours politique tout entier (…) En étant le discours qui nettoie, la publicité se « positionne » par différence comme un recours possible contre le discours politique qui serait le discours qui salit ».
Ce passage contient l’un des points fondamentaux de La Société de consommation de soi : la rivalité de la publicité et du discours politique sur la question de l’organisation et de la régulation du lien social. En effet, au nom de la liberté, le citoyen se trouve transformé en consommateur. En place de l’État, c’est le marché qui devient principal facteur de régulation du collectif. La publicité, c’est le « support de discours » du libéralisme, c’est un discours guerrier lançant sur le politique une offensive, qu’il est d’ailleurs en train d’emporter. L’empire global, le marché unifié mondial constituent pour la publicité la réalisation d’un rêve auxquels les systèmes militaro-industriels n’étaient pas parvenus (ils n’en étaient que les prémices) -c’est l’état ultime du politique.
Voilà, brièvement et schématiquement exposé, le point de départ de la réflexion menée par l’auteur autour de cette fameuse « politique de la publicité », dont les conséquences vont s’exercer dans l’entreprise (qui devient le lieu unique de la socialité, donc le moyen d’occupation du politique par l’économique, imposant à la société entière ses propres critères) comme dans la société (qui devient elle-même un support médiatique de la publicité, à la fois émetteur et destinataire de ce discours).
En empruntant à la rhétorique politique, en la parodiant, en présentant l’entreprise comme lieu de la citoyenneté, la publicité finit par se présenter comme une alternative au discours politique traditionnel, proposant un « projet plus global, souple, homogène et collectif »’ ; aussi bien, comme Lénine disait du gauchisme qu’il est la « maladie infantile du communisme », le politique devient chez Quessada « la maladie infantile du publicitaire » : « Par son travail d’injonctions et d’ordre, la publicité consiste fondamentalement en la création et la définition de territoires -les territoires des marques- auxquels adhèrent des personnes. De ce point de vue, la question de l’objet constitue l’un des angles d’analyse essentiels pour comprendre comment la publicité travaille tous les corps : les corps individuels aussi bien que ce corps collectif qu’est la société, et jusqu’à ce grand corps qu’est devenu le monde ».
La publicité devient « le dernier avatar de l’état politique de l’homme » ; sa perte de vitesse face à des techniques de promotion individualisées (le marketing direct) lui fait d’ailleurs remarquer que l’unité de base de la société devient avant tout l’individu (on retrouve ici le constat, fait notamment par Castoriadis, de « l’individu privatisé »), et qu’on se retrouve ainsi, peut-être, à la fin de l’inscription de l’homme dans un cadre collectif, donc au seuil d’une ère post-politique…
A ce sujet, Dominique Quessada ne cache pas l’influence qu’il doit à la pensée de Pierre Legendre, dont il cite abondamment les ouvrages et les concepts. Autre référence notable de l’auteur : les articles d’Armand Mattelart, de Michel Beaud et d’Ibrahim Warde dans Le Monde diplomatique (cf. le dernier numéro de Manière de Voir, consacré aux révolutions dans la communication).
On peut reprocher à l’auteur le caractère un peu abrupt de certaines transitions, ainsi qu’un passage parfois rapide sur l’application à sa thèse de notions et de théories tirées des textes de Legendre. Mais il ne fait pas de doute que La Société de consommation de soi, en convoquant tout à la fois la philosophie, la sociologie, la « médiologie » (quelques lignes fondées sur des travaux de Régis Debray), la psychanalyse (passionnante analyse de l’entreprise comme figure de pouvoir inédite : la « mère-père omnipotente ») et l’héraldique, est sans doute l’une des synthèses les plus riches, précises et accessibles sur cette question de l’investissement visible du champ du politique par l’économique et de la « politique de la publicité » qui le sous-tend. L’étude est brillamment menée, l’essai passionnant.
Dans sa conclusion, l’auteur verse mystérieusement dans la métaphore bovine pour résumer l’état alarmant du monde, tel qu’il nous l’a fait entrevoir sur 190 pages : « On a donné aux vaches à manger de la vache. La verticalité rompue de la vache ayant à se baisser -vers l’herbe ou l’aliment produit industriellement, peu importe- a laissé la place à une horizontalité cannibalique où ce qui s’ingère, se dévore, se consomme n’est que ce qui se trouve sur le même plan : rien d’autre que nous-mêmes ». On est foutus.
Dominique Quessada, La Société de consommation de soi, Verticales, 115 F, 190 p.
Du même auteur, à paraître chez Verticales : L’Esclavemaître et Philocité et publisophie