Sorti de l’effet Cannes, le dernier film de Tony Gatlif est d’abord un retour aux sources : l’occasion pour le cinéaste de revenir pour la première fois sur sa terre natale d’Algérie. Exils se vit comme une expérience sensorielle, un voyage depuis la banlieue parisienne jusqu’à Alger la blanche, toute de lumière et de gravas suite au terrible séisme qui l’a secouée, en passant par Séville et ses musiciens de flamenco. Petite visite guidée avec le plus manouche des cinéastes français.
Chronic’art : Entre ce retour en Algérie et le prix de la mise-en-scène à Cannes, Exils semble sonner à la fois comme un retour aux sources et un accomplissement…
Tony Gatlif : Le prix à Cannes n’est ni une victoire ni un aboutissement, ça ne change pas grand chose, c’est juste une petite brillance jetée sur mon travail, à un moment précis. Exils est d’abord le film d’une douleur qui est remontée progressivement en moi. J’avais besoin de refaire la route par où je suis passé. Même mes copains de Vengo y sont présents. Pendant le voyage, je ne contrôlais pas mon émotion, j’étais dans un état d’hypersensibilité au point de partir en sanglots pour le moindre détail, comme dans cette scène où la jeune Algérienne, en Espagne, s’étonne du fait que Lubna ne parle pas Arabe. Beaucoup de choses sont alors revenues brutalement à moi.
Depuis Gadjo dilo, vous tissez une histoire personnelle avec un acteur, Romain Duris, à la filmographie éclectique déjà en rapport avec le voyage, que ce soit avec vous (Gadjo dilo, Je suis né d’une cigogne) ou avec d’autres réalisateurs. C’est un peu la même chose avec Lubna Azabal, qui a tourné auparavant Loin de Téchiné ou Viva Ladjérie de Nadir Mokneche. Vous êtes attiré par les acteurs nomades ?
Oui, j’aime bien que les acteurs ressemblent à leur personnage, et c’est le cas pour Romain et Lubna. Romain, j’ai écrit le scénario pour lui. On le voit mûrir pendant le film, changer complètement de peau au fur et à mesure de l’histoire… Lubna, elle, je ne l’ai rencontrée qu’au casting. Comme Rona Hartner, c’est une femme libre, farouche, dans la vie comme à l’écran.
Malgré un scénario très linéaire, qui file la trame de ce retour à Alger, on a l’impression d’un cinéma en liberté qui laisse place à l’improvisation, aux digressions, à l’errance. Comme une route qu’on quitte de temps en temps pour voir les alentours mais vers laquelle on revient sans cesse…
Mes personnages ont la musique pour bagage, et leur corps pour unique maison. Parce que la route, on n’y habite jamais. C’est un lieu de passage, toujours provisoire. Ça me renvoie à ma propre enfance, toujours dehors. Je ne tenais pas en place, et aujourd’hui c’est pareil : la peur d’habiter quelque part, jamais bien là où on est, toujours aller plus loin, etc. Au fond, ma vie est une sorte de road-movie, et mes scénarios aussi.
Vous avez tourné chronologiquement ?
Oui de A à Z. Au départ j’ai un scénario bien écrit, carré, de même que la musique, créée en parallèle avec l’histoire, comme un prolongement qui se renvoie la balle avec l’image. Et à partir de cette base scénaristique, je me permets de démolir le carré pour retrouver la spontanéité du réel, pour qu’on ait l’impression que ce soit du documentaire. C’est ce qui m’intéresse dans le cinéma. Quand c’est trop écrit, ça m’endort. J’ai besoin de me secouer, et de secouer les acteurs.
Justement, la partie algérienne tend plus précisément vers le documentaire, au moment où l’on découvre les environs d’Alger, qui venait de connaître un terrible tremblement de terre. A quelle distance on se place face à cette réalité ?
Avant l’Algérie, j’étais à vif, hypersensible, ce qui m’a forcé à me blinder progressivement. Je n’aurais pas pu tourner autrement, c’était nécessaire pour continuer. Du coup, une fois là-bas, je n’avais plus aucune émotion quant à ma propre histoire. En Algérie, quelque chose s’est résolu. Il ne me restait plus qu’à montrer. Evidemment, les dégâts du tremblement de terre, les immeubles cassés, penchés, des milliers de gens sans toit, cela m’émouvait. Les algériens m’ont raconté : ils ont senti la terre trembler et gronder, leurs maisons et leurs immeubles tanguer à droite et à gauche. La terre était en transe.
On a l’impression que cet état de transe affecte peu à peu les personnages du film : jusqu’à cette scène finale où les corps de Lubna et Zano, pendant la cérémonie de soufisme, vibrent, perdent leur verticalité, sont sans dessus dessous, soumis à des forces qui les submergent.
Exactement. D’ailleurs, le réalisateur lui aussi est dans une forme de transe quand il filme. Même quand la caméra est fixe, c’est un état entre une concentration soutenue, une grande patience et une sorte d’apnée, comme l’animalier qui filme les oiseaux. Alors, quand on filme en plan séquence et en mouvement, ça devient une énergie, un souffle, vraiment un état de transe.
Parlez-nous de cette scène, si importante, de la cérémonie finale…
Elle dure 11 minutes. On a tourné avec un magasin de 300 mètres pour pouvoir tenir sur la durée en un seul plan, sans coupe. Mais c’est très gros et très lourd. D’habitude on tourne avec des magasins de 120 mètres, c’est beaucoup plus maniable. Or là, c’est un mouvement unique de la caméra, en temps réel. Pas de montage. Au cinéma, le champs / contre champs, les coupures, sont comme une échappatoire pour le spectateur. C’est un confort pour lui, parce qu’il sait qu’il est au cinéma, que ce n’est pas la réalité.
Effectivement, dans la scène de transe les limites de la fiction sont franchies, on sent que les acteurs ne jouent plus, qu’ils sont véritablement pris dans un mouvement qui les dépasse.
Dans cette scène, ils ne jouent pas. On s’est tous retrouvé comme des ethnologues, plus du tout dans le cadre d’un tournage normal. Quand on a coupé, Lubna était par terre, ailleurs, à regarder le plafond. Il lui a fallu 3 heures pour revenir à nous. En fait, la scène commence comme un documentaire, puis les acteurs rentrent dedans. D’abord Naïma, parce que la maîtresse de cérémonie a vu dans ses yeux qu’elle était possédée par un mal occidental, la dépression. A ce moment là, Zano lui est un « garde du corps », c’est-à-dire une sorte d’accompagnateur qui la protège et lui évite de se faire mal. Mais petit à petit, lui aussi est pris par le rythme et entre en transe à son tour.
Se lancer dans une pareille expérience, ça demande une préparation particulière ?
Tout d’abord, une confiance mutuelle, sinon ça ne marche pas. Puis c’est une histoire de cadeau : un acteur qui veut faire un cadeau à un metteur en scène. Concrètement, c’est un véritable apprentissage de la culture arabe, de la « musicothérapie ». Puis juste avant le tournage de la scène, on a énormément travaillé cette musique, qui a été créée pour le film. Les musiciens jouent avec des instruments populaires, ethniques, sur un rythme binaire, pour simplifier l’entrée dans la transe des acteurs occidentaux. Mais normalement, dans ces cérémonies soufiques, c’est un rythme ternaire. En Afrique du Nord ces réunions musicales, nocturnes et secrètes, s’appellent des « Lilas » : on y mange, on boit du thé, on prie, on fait de la musique jusqu’à la transe, pour guérir des maladies, des possessions démoniaques, pour sortir de soi. C’est très sain, libérateur, thérapeutique, et festif.
C’est une scène de » résolution » pour Zano et Naïma qui ont voyagé ensemble et solitaires à la fois, comme un noyau paroxystique où chacun, après avoir exorcisé son passé, peut désormais retrouver l’autre…
Tout à fait. Elle exprime tout le film, les biens et les malaises des personnages dans le film. Au début, ils sont comme exilés de leur propre corps, ne se comprennent pas mutuellement, se cherchent sans cesse. Puis progressivement, ils tissent leur histoire. Et c’est dans la transe, en réveillant une mémoire enfouie, inconsciente et individuelle, celle de leur peau, qu’ils réintègrent leur corps. Car je suis persuadé que la mémoire est dans la peau : elle est cachée ou visible, dans ses traces, dans ses cicatrices. Après seulement, à la fin du film, leur histoire d’amour peut prendre racine.
Justement, après cette expérience, Zano se sépare de son walk-man. Il a réintégré son corps, il n’a donc plus ce besoin essentiel de marcher en musique.
Tout à fait, il n’en a plus besoin donc il peut en faire don à son grand-père. C’est une façon symbolique d’intégrer son grand-père à sa propre histoire. Comme une prière qu’il lui adresserait, mais sans mots, sans religion, juste musicale.
Propos recueillis par
Lire notre chronique d’Exils