The Fall, groupe adulé autant par Jeffrey Lewis que par Luz, n’a jamais vraiment trouvé le succès en France, malgré une discographie foisonnante et une carrière quasi sans faille. Explications du leader acariâtre Mark E. Smith, à l’occasion de la sortie de Fall heads roll.
C’est à l’occasion du Festival Feedback 2005, à La Villette, que l’on a rencontré The Fall. Ce groupe légendaire, absent des scènes de France -et conséquemment de ses bacs de disques- depuis près de dix ans, a donné à cette occasion un concert curieux, présentant un show foutraque (Mark E. Smith, le leader du groupe, ruinant méthodiquement tout le matériel et la sonorisation du groupe, d’un air nonchalant) devant un parterre regroupant quelques mètres carrés de fans hardcore, en devant de scène, et toute une foule de badauds (beaucoup de promeneurs à poussette dans les gradins) qui n’ont probablement jamais entendu une note du combo de Manchester. A l’issue de la prestation, on en trouvait autant pour louer la fraîcheur et la vivacité du set, que pour rester perplexe devant ce qu’ils diagnostiquaient comme, au choix, un manque de professionnalisme ou les signes d’une ébriété avancée… La vérité se situant sans doute un peu entre les deux, on en a fait les frais au moment de rencontrer The Fall pour la providentielle interview. Qu’importe, il s’agissait d’éclaircir tous les points laissés en souffrance durant toutes ces années : pourquoi être resté si longtemps loin de la France ? Quel est le secret de longévité de The Fall ? etc. Cette interview, plusieurs fois reportée, quasi annulée, il a fallu des montagnes de patience et d’amabilité pour qu’elle ait enfin lieu : interdiction de traiter directement avec Mark E. Smith, échanges ping-pong interminables entre lui et nous via la belle Eleni Poulou, clavieriste / manager de The Fall et actuelle Mme Smith. Ca ne doit pas être plus compliqué d’interviewer Luciano Pavarotti ! Au dernier moment, Smith nous propose une idée de génie (sic !) : une interview de The Fall… mais sans lui ! Le groupe ayant connu une trentaine de remaniement de line-up depuis 1978, nous voilà bien parti pour interviewer des gens que l’on ne connait pas, peu habitués à donner leur avis sur quoi que ce soit. Brisant le tabou, nous décidons de tenter le tout pour le tout et nous partons aborder de vive voix le Smith, méfiant, qui nous dit, goguenard, ne pouvoir faire l’interview car il doit « protéger sa voix » (ça ne l’empêche pas de griller clope sur clope en descendant les canettes, bien entendu). On finit sur un compromis : nous commençons l’interview avec le groupe et lui nous rejoints à un moment ou à un autre. Mis devant le fait accompli, nous interviewons le groupe, sous l’oeil un peu désolé d’Eleni qui nous avoue qu’à ce stade, elle ne peut rien négocier de plus. Allons-y…
Chronic’art : Puisque Mark n’est pas encore parmi nous, pouvez-vous me dire comment on fait pour jouer au sein de The Fall ? Comment on intègre ce groupe ?
S. Trattford (bassiste) : Je les ai rencontrés à un concert. J’étais fan de The Fall depuis longtemps et Mark m’a proposé de remplacer son bassiste. C’était assez curieux pour moi car je suis chanteur et guitariste ! (rires) Mais j’ai accepté, bien sûr.
S. Birtwistle (batteur) : Personnellement, c’est la deuxième fois que j’intègre The Fall. J’ai commencé à l’époque de The Unutterable, si tu vois de quel disque il s’agit (lire notre chronique). Je ne joue pas sur ce disque, en fait, mais j’ai démarré sur la tournée qui correspond à cet album.
Justement, comment Mark fait-il ses choix ? Quels sont ses critères pour sélectionner ses musiciens ?
Avant tout, il ne faut pas être fan de The Fall. C’était pourtant mon cas et celui de la plupart des autres. Et puis Mark aime bien engager des musiciens non-professionnels pour les diriger à sa façon.
Eleni, je sais que tu es d’origine grecque. Je me demandais si Mark avait écrit Theme from Sparta FC (un morceau que l’on retrouvait sur l’album précédent de The Fall, Country on the click, une sorte d’ode assez violente à une équipe de foot grecque) plus ou moins pour toi ?
Eleni Poulou : Oh, sans doute un peu, oui. En fait, je suis d’origine grecque mais je suis née en Allemagne et je vis en Angleterre. Je pense que je suis ce qu’on appelle un « vraie » Européenne !
(A cet instant, contre toute attente, Mark E. Smith entre dans la pièce et se joint à nous, l’air décontracté…) Et comment se passe la composition des morceaux ? Ils sont créés lors de répétitions ou Mark vous donne les idées ?
S. Trattford : C’est vraiment un travail qui se fait lors des répétitions. On vient avec différentes idées qu’on teste et qui évoluent. Ou bien on jamme jusqu’à ce que tes thèmes prennent corps…
Mark E Smith : Oui, ce sont les répétitions. Mais on peut aussi discuter d’une idée, dans le bus ou même au pub et ensuite l’intégrer ou pas au disque. C’est un travail permanent. The Fall, c’est un groupe qui travaille énormément.
Comment décririez-vous The Fall à quelqu’un qui n’en aurait jamais entendu parler ?
(Mark E. Smith marmonne quelque chose d’incompréhensible -je sens que ma question ne plaît pas plus que ça…)
Le groupe n’avait pas joué en France depuis plus de dix ans. Pour quelle raison ?
Tu as aimé le concert de ce soir ?
Oui, bien sûr. C’était très étonnant de voir The Fall jouer en plein jour et devant un tel public. Le concert de Lyon, il y a un mois, aux Nuits Sonores, a peut-être été plus suivi par le public.
Oui, c’est vrai. L’accueil qu’on a eu pour ce concert m’a fait plaisir. Ca m’a même un peu surpris, pour tout dire. C’est sans doute pour ça qu’on a accepté pour ce soir.
Il y avait plus de fans au concert de Lyon. Dans le public, ce soir, il n’y avait peut-être qu’un pour cent des gens présents qui possédaient un album de The Fall…
Je me fous de tout ça. Je ne joue pas pour les fans. Je trouve ça plus stimulant de jouer devant un public qui nous connaît mal. Mais… il y a aussi ce contexte de festival ! Ce soir, ça s’est bien passé mais, bien souvent, les Festivals qui accueillent The Fall n’en ont rien à foutre, ils ne nous aiment pas. On a toujours cette… mauvaise réputation. Je ne sais pas bien pourquoi. Et je te dirais que nous faisons les festivals essentiellement pour des raisons financières. The Fall est un groupe de club, pas un groupe pour festival. Ca a toujours été le cas, peu importe la notoriété que nous avions.
Mais, pour quelle raison vous n’êtes pas venu en France depuis si longtemps ?
(air fataliste et désolé…)
Vous ne vouliez pas jouer ici ?
Le groupe !
C’est le groupe qui ne voulait pas jouer en France ? (pas très crédible sur dix ans, vu le changement de line-up incessant et la main de fer de Mark E. Smith sur The Fall)
Yep !
Ah… Passons à tout autre chose. A la fin des années 70 et au début des années 80, certains groupes « punks » français ont tourné en Angleterre : Taxi Girl a assuré la première partie d’une tournée des Stranglers, Stinky Toys a fait la une du NME, Metal Urbain a été signé sur Rough Trade : avez-vous croisé la route de ces groupes ? Si vous les connaissez, qu’en pensez-vous ?
Je n’ai rencontré aucun de ces groupes, il me semble. Mais j’aimais beaucoup écouter Wall of noise de Metal Urbain.
C’est un disque de leur autre projet : Doctor Mix & The Remix, en fait…
Exact ! Doctor Mix & The Remix. Vraiment un bon disque, brut, simple. Il y avait des titres splendides. Mais, non, je ne connais pas de groupes français. J’aime bien Aqua, pourtant (air moqueur).
Aqua ?
Oui, tu sais le groupe qui chante Barbie girl (stupeur, il se met à chantonner la mélodie de Barbie girl). C’est pas mal, ça, non ? (Aqua n’est pas un groupe français et il est fort possible que ce soit une erreur « volontaire » de la part de Mark E. Smith de nous attribuer ce boulet).
Il faut quand même qu’on éclaircisse cette histoire entre The Fall et la France. On a toujours entendu parler de cette haine des français que tu pouvais avoir, que tu te basais sur des personnages comme Napoléon pour justifier cette opinion…
Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
Tu as déclaré ça dans une des dernières interviews publiées par un magazine français. Ca doit remonter à plus de dix ans, mais je suis presque certain que c’était dans Les Inrockuptibles.
Non ! Je n’ai pas pu dire ça ! Tu sais, c’est encore une invention des journalistes. Ils écrivent souvent n’importe quoi, malheureusement… Je ne me vois pas parler comme ça. Et puis, ce Napoléon, c’est quelqu’un de très bien, non ?
En fait, même pour les français, ce n’est pas un personnage si aimé que ça. Il est plus vu comme un tyran que comme un héros national…
Vraiment ? (air perplexe) Pour répondre un peu à ta question, je peux te dire que si on a été aussi peu présents ici, c’est que la France est sans doute le pays européen où The Fall vend le moins de disques. C’est à un point que tu ne peux même pas imaginer ! (Il sourit) Mais bon, entre nous, la France, ça représente quoi ? Même pas 20% de l’Europe ? (Il rit) On se sent bien mieux dans des endroits comme Bruxelles, par exemple. Là-bas, nous avons toujours été bien accueillis. Il y a un intérêt pour le groupe. Je ne sais pas ce qui se passe avec la France, finalement. Il y a une sorte de haine du Smith ici (« sort of Smith-hate here ») qui m’échappe. Il y a des choses qui ne s’expliquent pas. Mais… vous avez un bon gouvernement en ce moment, non ?
Euh… Oui… (impossible de savoir s’il est sérieux)
Mais ça fait vraiment dix ans que nous n’avons pas joué ici ?
Oui. Le dernier concert parisien était celui de l’Arapaho, en 93, mais le tout dernier concert français remonte ç un festival en Normandie, à St-Lô, en 94. The Fall avait remplacé la tête d’affiche au dernier moment, un très bon concert !
En Normandie ? C’est vrai que ton visage m’est familier !
Quelle mémoire ! En fait, je crois que tu me reconnais parce que nous étions dans le même bar, hier soir ! (rire général, Mark E. Smith bascule même la tête en arrière en riant)
Mais tu sais, ça n’aurait rien eu de si étonnant. J’ai des amis en Normandie. J’y suis allé et ils sont même venus en vacances chez moi, à Manchester, il y a quelques années. Ils avaient trouvé le moyen d’aller à la Hacienda (célèbre club mancunien), tu imagines !
Oui, oui (ne comprenant pas trop comment prendre cette remarque).
Je pense à un ami en particulier qui est de là-bas.
Il habite quelle ville ?
Il est mort. Il y a deux ans. Quelque chose comme ça. (Un ange passe…)
Hier soir, dans le café, avant que le groupe te rejoigne, les serveurs passaient de la musique, très forte… pas toujours très bonne… mais à un moment, tu étais en tête-à-tête avec Elena, et ils ont passé Les Plaisirs démodés de Charles Aznavour : j’ai trouvé l’ensemble assez dingue ; Mark E. Smith se relaxant à l’écoute de Charles Aznavour ! Tu as entendu ce titre ?
Non. Et, je ne connais pas ce type d’ailleurs… Je connais, je ne sais pas moi… Jacques Brel ? Oh, et puis, j’avais un « jetlag » gigantesque hier soir… Je ne me souviens de rien du tout ! (rires)
Peux-tu nous parler du nouvel album, Fall heads roll ?
J’espère qu’il va sortir en septembre (l’interview a été réalisée en juillet 2005).
Oui, nous aussi, mais que peux-tu dire de son contenu ?
On travaille dessus.
En es-tu aussi satisfait que du précédent, Country on the click ?
Celui-ci va être plus abouti.
Ok. Quelle serait ta définition d’une bonne chanson ?
Et la tienne, c’est quoi ?
(Un peu décontenancé) Eh bien, je me souviens d’une définition que tu avais donnée, il y a longtemps et qui me plaisait bien : « Raw music on weird lyrics ». Ce serait toujours ta définition ?
Oui, c’est toujours une bonne définition. Ca me va tout à fait.
Connais-tu The Joke, la BD que Luz, un auteur français, a fait sur The Fall ?
C’est quoi ? Tu peux développer ?
Eh bien c’est une BD qui parle un peu de ce qu’est The Fall, la vie quotidienne du groupe, quoi… assez humoristique.
Non, je ne vois pas. Je ne m’intéresse pas trop à ça.
Elle avait en partie été traduite pour le site officiel de The Fall par des fans…
Oui, peut-être. Mais je ne vais pas sur Internet. Tu sais, c’est un truc qui te bousille le cerveau, Internet. Vraiment. Tiens-toi éloigné de ça… Moi, je ne m’occupe pas de ça.
Pourtant, tu as l’air plus investi qu’avant dans le site. Récemment, j’y ai vu des croquis que tu as fait pour designer des T-shirts de The Fall…
Ha ha ha ! Oui, je les ai fait très vite sur un coin de table. Mais ce n’est pas moi qui m’occupe de ça, c’est la personne que tu vois là-bas. Ils voulaient que je les aide à faire des T-shirts, j’ai fait ces deux ou trois croquis mais ce n’est pas moi qui m’occupe de ça, vraiment.
(Arrive l’organisatrice du Festival qui demande à Mark E. Smith que nous cessions l’interview, l’évacuation du site devant se faire rapidement)
Non, je continue de discuter avec lui !
Il y a un regain d’intérêt autour de The Fall, depuis environ deux ans : PJ Harvey a repris Janet, Johnny & James, Interpol ou Franz Ferdinand vous citent en référence… Vous en pensez quoi ?
Je pense que c’est bien pour nous.
On peut parler un peu de songwriting ? Je me demandais si vous vous sentiez proche de certains de vos contemporains ?
Je ne sais pas… Je ne vois pas…
Je pense à Luke Haines, par exemple, qui comme vous inclus beaucoup d’éléments de l’actualité médiatique, culturelle ou politique dans ses chansons, mais aussi sa vie.
Qui ça ?
Le leader de The Auteurs…
(Interpellant un membre de son groupe) Hey ! Tu as déjà entendu parler de ça ? The Auteurs ? (on lui répond par la négative)
Il a fait pas mal de groupes à côté : Black Box Recorder ou Baader Meinhof…
Quel nom tu as dit ?
Baader Meinhof. Un groupe assez conceptuel, avec une musique assez tendue et des paroles étonnantes… peut-être le plus proche de The Fall…
Il a fait un groupe avec le nom des FAR (Fraction Armée Rouge) ! Tu sais que je repense toujours à cette histoire… Il y a une époque où ces types de l’IRA étaient recherchés partout et, moi, avec le groupe, je tournais beaucoup et à la douane, à chaque fois, je me faisais arrêter car ils me prenaient pour un de ces mecs. (Il rit à ce souvenir)
Incroyable !
Mais le plus dingue, c’est qu’ils avaient raison. A cette époque, si tu superposais ma photo et la sienne, c’était exactement la même chose ! On avait exactement la même tête ! J’étais coincé à chaque fois à la douane à cause de ça. Ces fichues photos étaient identiques !
Je voulais te demander…
Non, les gars, on arrête là… A plus tard !
Propos recueillis par et
Lire notre chronique de Fall heads roll