Alors qu’il préparait sa tournée japonaise de janvier 2003 en compagnie de Richard Chartier et Sogar, Taylor Deupree, l’homme de 12k depuis six ans, s’est libéré quelques minutes pour se livrer à quelques considérations sur les musiques électroniques qui lui tiennent à coeur.
Chronic’art : Pourquoi avoir créé 12k ?
Taylor Deupree : J’ai commencé 12k parce que l’industrie du disque me frustrait énormément. Ce milieu peut devenir un business très moche, avec des contrats litigieux, des mensonges, de l’escroquerie… J’en avais vraiment assez. J’ai donc cherché à fonder mon propre label : petit, franc et honnête. Au début, je n’avais aucun projet à long terme pour le label, en matière de sons… Mais je savais que je voulais produire des éditions limitées, que les auditeurs voudraient rechercher. Je ne voulais pas faire beaucoup de promotion ou de publicité, mener tout cela de façon discrète. Alors que j’affinais mon propre son et m’orientait de plus en plus vers le minimalisme, j’ai décidé d’appliquer au label mes centres d’intérêt esthétiques. Comme je suis graphiste, je n’avais aucune raison d’en chercher un autre. C’est pourquoi je me suis toujours occupé de l’ensemble des activités du label. Une fois celui-ci mis sur pied, avec une vision et un son, je me suis efforcé -et je m’efforce encore aujourd’hui- de combiner des esthétiques semblables entre le son, la photographie et le graphisme des disques. Je continue de faire très peu de pub et je préfère que les gens trouvent 12k, plutôt que l’inverse. Pour un auditeur ou un consommateur, c’est toujours plus agréable de découvrir quelque chose par soi-même. C’est un processus plaisant en soi. Je voudrais que 12k continue d’être ce label modeste et simple.
Quelles différences faites-vous entre 12k et sa sous-division LINE, co-fondée par Richard Chartier ?
LINE a tout simplement vu le jour en tant que structure d’accueil pour l’album Series de Chartier, qui à l’époque, selon moi, ne collait pas avec 12k… même si j’aimais beaucoup ce disque. Il avait un son unique qui nous a vraiment donné envie de créer un nouveau label. LINE et 12k diffèrent par le son, ce que l’écoute des disques démontre à l’évidence. LINE privilégie principalement une approche de la texture plus minimale, calme et passive. Mais la préoccupation essentielle de cette sous-division reste aujourd’hui de documenter des installations, chaque fois que cela est possible.
En tant que New-Yorkais, quel est votre rapport aux sons et aux bruits ?
Ma quête vers le minimalisme peut en grande partie se concevoir comme une réaction à ma vie à New York. Ici, il y a toujours quelque chose qui se passe. Toujours du son, toujours une sorte de stimulation sensorielle. En réponse à cela, ma femme et moi avons fait de notre maison un petit sanctuaire du minimalisme : espace et silence. Ma musique également est un moyen de se relaxer. Peut-être que lorsque nous déménagerons, ma musique deviendra très chargée et dense. J’adore New York, mais je meurs d’envie aussi de vivre à la campagne, au milieu de nulle part.
L’un des enjeux essentiels soulevé par 12k/LINE, c’est le brouillage de l’identité des objets édités : disques de musique, objets sonores ou restitutions d’installations ?
L’habillage visuel des CDs est primordial. On aime bien créer un objet, que l’on puisse ensuite collectionner et tenir en main. Je pense que la prolifération croissante des MP3s va au détriment de l’identité graphique des CDs. La musique n’est plus un objet mais seulement un ensemble de données circulant d’un ordinateur à l’autre. Bien sûr, c’est précisément pour cette raison que j’ai créé la série de MP3 « term. » sur le site Web de 12k (il s’agit de MP3s téléchargeables pendant un temps limité, ndlr) en opposition à l’esthétique de l’objet. « term. » tient donc du même esprit que LINE : une façon modeste de diffuser des installations en les transformant en un objet que l’auditeur puisse emporter avec lui. A l’avenir, j’explorerai sûrement davantage la confusion de cette ligne entre physique et non-physique, en sortant des CDs qui ne contiennent que des fichiers MP3s. J’envisage également des sorties de photographies/images. C’est tout aussi important pour moi de ne pas avoir créé un label de musique uniquement -mais un label qui englobe tout ce qui nous inspire- que de voir les consommateurs utiliser leurs yeux comme leurs oreilles.
N’y a-t-il pas un certain élitisme à jouer ces musiques dans des galeries et à éditer des disques qui ne s’apprécient pleinement que sur de bonnes enceintes en quadriphonie ?
Souvent, avec les disques que l’on sort, et surtout ceux de LINE, notre objectif consiste à interroger les auditeurs quant à la manière de penser le son, ce qui passe par un changement dans la façon dont la musique est créée et jouée. La plupart des gens ont leurs oreilles accordées à une gamme relativement étroite de fréquences, que l’on utilise dans le langage quotidien ou dans la musique de groupes que l’on entend à la télévision, à la radio…tout ceci bien sûr à un volume sonore élevé. Notre musique questionne souvent ces idées en utilisant des fréquences et des volumes qui obligent les gens à penser différemment. C’est vrai qu’une bonne chaîne ou des enceintes de qualité améliorent souvent ces enregistrements, mais elles ne sont pas nécessaires pour les apprécier. Et puis il s’avère que nos disques sont recherchés par des gens qui s’intéressent à de nouvelles manières d’écouter et de collectionner la musique et qui possèdent déjà probablement des chaînes audio correctes.
Sur le plan du graphisme, 12k s’inscrit-il dans l’héritage de labels ouvertement pop, comme Factory pour lequel on connait votre admiration ?
Comme beaucoup d’autres labels, 12k met l’accent sur l’identité visuelle. Et pour ma part, cet aspect reflète directement l’intérêt que je portais adolescent pour les graphismes de disques comme ceux de Factory, 4AD ou pour des graphistes comme Peter Savill, 23 envelope et Neville Brody. A cette époque, je pouvais acheter des disques qui m’étaient inconnus uniquement parce que leur pochette m’intriguait. Le design évoquait un certain langage esthétique qui me séduisait. J’espère que le graphisme des CDs de 12k et LINE ont ce même effet sur les gens : qu’ils leur parlent sur le plan visuel, au point de leur faire apprécier les sons.
Comment concevez-vous le minimalisme ?
Selon moi, le minimalisme est un système de valeurs et un choix esthétique qui se déclinent dans tous les aspects de la vie (son, espace, objets, habits, cuisine…). Avec le son, le minimalisme utilise moins d’espace (tant du point de vue des fréquences que du ratio son/silence) pour créer une expérience d’écoute sereine et attachante. Le minimalisme consiste à laisser quelques sons se détacher et à en faire le centre d’attention de la pièce. Le minimalisme est aussi affaire de délicatesse… une gamme de sons et de couleurs réduite et définie. Pour moi, il s’agit principalement d’enlever le fouillis, l’ornementation et le remplissage.
Dans quelle mesure l’ambient, telle que l’a définie Brian Eno (« as ignorable as interesting »), est fille du minimalisme ?
Le plus souvent, la musique ambient partage les mêmes idées que le minimalisme (mais pas toujours)… Pour l’essentiel, l’ambient, telle que l’a conceptualisée Eno, est minimale par sa tendance à fonctionner dans un espace physique comme partie intégrante de cet espace. Ne pas être au premier plan, ne pas noyer les autres sons et mouvements, mais s’intégrer dans cet espace. Ces relations spatiales importent beaucoup à 12k et LINE. Lorsque le son fonctionne comme un agent environnemental qui puisse définir ou redéfinir l’espace physique dans lequel il existe.
Durée, répétitivité, boucles hypnotiques, révélation de pulsations et mouvements cachés… Qu’est-ce que 12k doit au minimalisme américain et à l’ambient ?
Je ne pense pas que l’on cherche à prouver quoique ce soit, ni que l’on essaie consciemment de créer un mouvement « américain ». J’ai le sentiment que 12k et LINE sont des labels américains uniques en leur genre, qui remplissent un vide. Mais aujourd’hui, le monde est si petit et les informations circulent si rapidement et à une telle échelle que ce genre semble être devenu global en termes de son et de style. Musicalement parlant, c’est dans la répétition et les boucles que je trouve mon intérêt. Et je ne crois pas qu’il s’agisse là d’une démarche particulièrement américaine.
Microsound, lowercase music… N’y a-t-il pas un terme plus approprié pour définir votre musique ?
Je me tiens à distance des étiquettes trop réductrices. Lorsque quelqu’un qui n’est pas familier avec ce genre de musiques me questionne, je lui dis simplement que je fais de la « musique électronique minimale ». Je n’ai rien contre les termes de microsound ou microscopic sound. Or ça ne dit pas grand chose pour les néophytes. Peut-être que des mots descriptifs comme « expérimental » ou « minimal » sont plus appropriés.
D’où vous vient cet engouement pour les sons « nanométriques » ?
Depuis que j’ai commencé à jouer de la musique électronique, il y a dix huit ans de cela, je me suis toujours intéressé au design sonore. Pour moi, il s’agissait de la partie la plus importante de la composition musicale… Le minimalisme m’intriguait, parce qu’en plaçant au coeur du sujet une petite quantité de sons, il ne faisait que souligner la notion de design sonore. Et puis j’ai toujours adoré l’ambient et les « musiques d’écoute » (« listening musics »)… C’est ainsi que j’ai eu envie d’en créer dans une veine minimaliste, tout en continuant d’explorer et de creuser un sillon pour trouver de nouveaux algorithmes de synthèse. Je ne sais pas s’il existe une réponse définitive à la question de savoir pourquoi j’apprécie les sons minuscules. Peut-être que c’est leur fragilité et leur propreté qui s’accordent à mon esthétique.
Dans un entretien donné dans le numéro d’avril 2002 du Wire, Richard Chartier qualifiait le minimalisme première période (les années 60) de « musique chargée » et avançait que la musique composée par ordinateur ouvrait des possibilités inédites pour sonder le minimalisme, en approchant le silence parfait, le message sans information. Qu’en pensez-vous ?
Je suis d’accord avec sa prise de position sur le minimalisme des débuts. Du point de vue de la composition et de la notation, il s’agissait bel et bien de minimalisme, mais pas du point de vue des sons mis en oeuvre. Cette musique était stratifiée et assez dense. Le minimalisme d’aujourd’hui fixe quant à lui l’essentiel de son attention sur le silence et utilise la puissance des logiciels ainsi que leur capacité à obtenir des valeurs exactes de son (zéro ou autre) et de paramètres de composition. Quoiqu’il en soit, pour ma part, il n’est pas tant question de silence. Il s’agit plutôt d’avoir la capacité à travailler avec de tout petits fragments sonores et avoir accès à des outils incroyablement puissants pour extraire et éliminer des fréquences et ainsi approcher le silence.
Des artistes signés sur LINE utilisent des volumes sonores extrêmement réduits, au contraire de minimalistes comme Phill Niblock qui joue des drones à volume très élevé. Aujourd’hui, le paramètre « volume faible » est-il une question purement esthétique ou politique (en réaction à la pollution sonore de notre quotidien) ?
Je ne crois pas que les faibles volumes soient une règle propre au minimalisme… Bien sûr qu’il y a beaucoup d’artistes qui utilisent des volumes réduits et le silence (je ne suis pas de ceux-là)… Mais il existe de nombreuses voies pour atteindre l’esthétique minimaliste. La question du volume est d’ordre esthétique et politique. Mais tous les artistes microsound ne réagissent pas à la pollution sonore du monde moderne. Sans doute que des artistes comme Marcus Schmickler ou la famille Mego le font. Cela montre simplement qu’il y a plusieurs façons de créer des messages similaires.
Stil. s’inspire de photographies de paysages marins de Hiroshi Sugimoto. En tant que graphiste, importe-t-il que votre musique conserve des propriétés visuelles et puise son inspiration dans le travail de plasticiens ou de photographes ?
Avec ma formation de photographe, je m’inspire souvent de mes propres images, comme c’était le cas avec l’album Occur (paru en 2001 sur 12k, ndlr). Il est essentiel pour moi de lier mes autres sources d’intérêt et d’inspiration à ma musique. L’aspect visuel occupe donc une place de premier choix. Parfois, je passe du temps à réfléchir à des titres. J’ai trouvé le titre « Snow/Sound » (extrait de Stil., ndlr) par exemple en me baladant sur une plage et en écoutant le mix final du morceau. Les gens ne mettent pas souvent en équation dans une même pensée la neige et le sable. La première est froide, le second est chaud au toucher. Ce sont pourtant de pareils rapprochements qui peuvent faire gagner en profondeur un projet déjà achevé.
Votre musique s’accompagne-t-elle de projections sur scène ?
Je préfère n’utiliser aucune vidéo lorsque je joue live. A la place, je choisis l’obscurité, de telle sorte que le public puisse se concentrer sur les sons et ne pas être égaré par les visuels. Même si ma musique s’inspire essentiellement des arts plastiques, j’assimile le concert à une expérience d’écoute pure, brève et unique. Je n’ai rien contre l’usage de vidéos, à partir du moment où je parviens à recréer exactement ce que j’ai en tête. Mais je n’ai pas eu cette chance ou le temps de créer pareille expérience visuelle. Et par le passé, lorsque je le désirais, j’ai eu affaire à des salles de concerts qui se sont montrées incapables de projeter convenablement ces images.
Alors que nous vivons dans une société valorisant l’image sur le son, ne croyez-vous pas que la musique possède des qualités propres qui ne sauraient être décrites par des termes empruntant au vocabulaire de la plasticité ou de la géométrie (boucles, lignes, et.) ?
En dépit de tous les concepts que les artistes, moi y compris, peuvent mobiliser dans les écrits, notes de livret, études, etc., la musique demeure la chose la plus importante, le produit, le son final. Même avec un concept brillamment exécuté, une musique qui ne présente pas d’intérêt en soi, ne convaincra pas. Un des aspects les plus fascinants avec le son et la musique, c’est justement qu’ils ne peuvent souvent pas être mis en mots ou décrits par des images, et ne doivent être qu’écoutés.
Stil. se fonde sur la notion de « temps gelé ». Votre musique est-elle plus intuitive qu’elle en a l’air ou se construit-elle toujours selon des concepts ou des paramètres pré-établis ?
Ces dernières années, j’ai toujours entamé mon travail à partir d’un concept, avant même de créer l’album. Cela me permet d’avoir un centre d’intérêt et une série de règles avec lesquelles composer, sans avoir l’impression de travailler sans but. Ces concepts m’aident à définir une manière particulière de travailler et me permettent d’aborder chaque album dans une perspective unique. Sur Stil. par exemple, les concepts étaient aussi importants que le processus de travail en soi. Les concepts importent encore pour lier mes représentations visuelles ou photographiques avec mes projets musicaux. Par exemple, Occur a commencé comme un projet photo. Je possède donc une série de photos qui s’appelle Occur, que j’ai ensuite traduite en sons.
Pourquoi avoir réalisé Stil. à partir de micro-boucles de sons de longueurs variables ? Quelles sont les interférences entre micro et macro ?
La répétition m’inspire beaucoup, ainsi que la manière dont l’oreille modifie sa mise au point pendant que l’on écoute un canevas répétitif en boucle. Etant donné mon goût pour le temps, les boucles de sons et la répétition, j’ai fini par découvrir de nombreuses techniques de composition, comme celles que j’ai utilisées sur Stil. où j’altère graduellement certains points mis en boucle, ce qui confère à ces boucles minuscules beaucoup de variété et de fluctuations. Lorsque l’on écoute brièvement (sur un plan micro), les boucles semblent être identiques entre elles d’une section à l’autre. Mais grâce à une écoute prolongée, la composition macro apparaît. Il s’agit pour l’essentiel d’amener les gens à utiliser leurs facultés auditives d’une façon à laquelle notre culture moderne ne nous habitue pas.
Comment imaginez-vous la suite de Stil. ?
Je voudrais poursuivre et approfondir ce concept de « temps gelé » en établissant un rapport entre des petits fragments de temps et mes sons. Stil. n’est que le début d’un travail réfléchi sur les micro-boucles répétitives. J’ai ébauché des projets pour mon prochain CD, peut-être des fichiers MP3s qui contiendraient des pièces allant de une à dix heures. Bien entendu, je ne suis pas encore totalement fixé sur ce que je ferai, mais c’est une certitude : je travaillerai sur le silence, les boucles et les instants de temps gelé. Ce n’est pas évident de trouver l’équilibre entre l’attention et l’ennui. Beaucoup d’auditeurs refuseraient sûrement d’écouter une boucle pendant plus d’une heure. Mais j’insiste encore, ce qui m’intéresse, c’est de bousculer les idées que se font les gens quant à l’acte d’écoute.
La signature de Christopher Willits de 12k a été une réelle et bonne surprise. Quel avenir voyez-vous pour votre label ?
Le CD de Willits était primordial pour 12k, surtout le fait d’ouvrir le disque par ce raclement de guitare qui est mis en avant de manière évidente. 12k a tellement été associé aux purs sons de synthèse… Je commence pourtant maintenant à m’intéresser au traitement synthétique des sons acoustiques, comme le travail de guitare de Willits par exemple. C’est un bon virage pour 12k. En avril 2003, le label sortira l’album d’un nouvel artiste, Doron Sadja. Si son travail est essentiellement, à l’origine, une musique de synthèse, on y trouve de superbes parties de violon. Plus tard dans l’année, je publierai un CD du New-yorkais Kenneth Kirschner, avec qui j’ai déjà fait en duo Post_piano pour Sub Rosa. Le disque de Kenneth contiendra des fragments de sources sonores, parmi lesquelles des enregistrements de rue, du piano, des objets de synthèse… Heureusement, l’univers de la synthèse sonore est si vaste qu’il y aura toujours de nouvelles zones à explorer pour continuer de remettre en question la façon dont les gens écoutent la musique.
Propos recueillis par
Lire nos chroniques de Stil. De Taylor Deupree et Folding, and the tea de Christopher Willits