Assurément Taiwan a des prétentions artistiques, de grandes prétentions. Ce qui pouvait passer dans les années 1980 et 1990 pour une poussée d’acné normale liée à la fin de trois décennies de loi martiale et un intense développement économique, s’est vu légitimé en 1995 lorsque la République de Chine (nom officiel de Taiwan) a obtenu son propre pavillon à la très respectée Biennale de Venise.
Le musée des Beaux-Arts de Taipei fait toujours figure de référence absolue et incontournable. Il présente actuellement deux expositions de jeunes artistes, l’une de photographies de Chang Chien-chi et l’autre de groupe dans laquelle les insectes velus de Huang Chih-Yang forment d’inquiétantes estampes géantes (Spaces series) et côtoient les nouveaux dieux de Hou Chun-Ming (Gods searching), successions d’historiettes mettant en scène une mythologie trash des plus fantaisistes. Mais du fait de son statut inattaquable, le musée n’est pas l’endroit de tous les dangers où s’exposer. Reste qu’à Taipei, trois lieux se présentent comme LES centres de la véritable création.
Whashang
A commencer par Whashang, anciennes usines désaffectées, qui propose une exposition intitulée Orange marble, organisée par Manray Hsu, manager autoproclamé des nouvelles générations d’artistes taiwanais et co-curateur de la dernière biennale de Taipei avec le Français Jérôme Sans. Cette expo, qui réunit sept artistes canadiens et cinq Taiwanais, ne parvient pas à créer une synergie entre les œuvres, elles apparaissent comme des assemblages artificiels sans problématique forte. Le travail de Lin HongJohn s’en détache pourtant (How to shrink nature and magnify oneself). Il mêle l’obsession taiwanaise pour le golf aux estampes chinoises et à la culture pop américaine. Saisissant résumé de la situation culturelle de la République de Chine puisque jusque dans les années 1990, la culture officielle était la culture chinoise, et que ce n’est que récemment que le gouvernement a compris la nécessité pour Taiwan d’écrire sa propre histoire de l’art. Laquelle ? Un mélange de rêves à l’américaine et de karaoké, évidemment.
IT Park
Entre galerie et lieu alternatif, IT Park expose les dernières œuvres de Chen Shun-chu, artiste qui a grandi dans une petite île du sud de Taiwan, et qui reste un fervent défenseur des coutumes. Ses œuvres parlent de mémoire, de mort, de famille. On y voit des tombes traditionnelles, enclos de pierres grises, que Chen Shun-chu a décoré de photographies de fleurs en plastique (Flower ritual, Grandmother). Sur une autre série, des portraits d’oncles et de tantes sont représentés enfants. Leur visage se trouve dissimulé par un carreau de faïence décoré d’une fleur, tache de couleur incongrue sur un fond déjà fané. Carrelage et plastique sont comme des vestiges enfouis dans la terre que des archéologues retrouveront dans plusieurs années sans pouvoir en saisir le sens.
The Bamboo Curtain Studio
Enfin, The Bamboo Curtain Studio, situé à Tsuwé, dans la banlieue nord de Taipei, est un lieu différent. Ancienne ferme, collée entre les terrains vagues et les voies du métro, c’est avant tout un studio où les artistes peuvent venir travailler et utiliser le four à céramiques. Ces hangars naviguent dans les mêmes eaux que la Friche de la Belle de Mai à Marseille ou le Fringe Club de Hong Kong. Tsuwé est un lieu d’exposition conçu et dirigé de main de maître par Margaret Shiu Tan. Il se veut éphémère et précaire (le bail de location n’est a priori que de 6 ans), lieu d’expérimentations et de liberté (les artistes peuvent utiliser l’espace comme ils l’entendent, retourner la terre du sol, monter sur le toit, clouer les fenêtres si besoin est), mais aussi écologique (les ordures produites par une œuvre doivent pouvoir être recyclées dans l’oeuvre suivante). Les jeunes artistes doivent ressentir le désir d’exposer dans ces curieux espaces, loin de tout, et adapter leurs travaux en fonction du lieu. Certains ont débuté ici avant d’être reconnus sur la scène taiwanaise, comme ce fut le cas pour Michael Lin.
L’Association for the visual arts in Taiwan
Tous ces différents lieux ont en commun d’être l’initiative d’artistes. Face au manque de galeries, à l’absence quasi totale de marché, de moyens financiers, de public même, une première génération d’artistes (celle des années 1990) est en effet entrée dans l’âge de raison et a décidé de s’organiser. Délaissant un peu leur carrière, ces créateurs passent du temps à négocier, éduquer, se battre pour obtenir des droits et des subventions ainsi que des espaces où exposer. L’Association for the visual arts in Taiwan dirigée par Fang-Chang Minto (un artiste qui a exposé sous la houlette de Pierre Restany) regroupe plus de cent créateurs, conservateurs et critiques d’art qui forment un groupe de pression et un élément fédérateur au sein d’une île particulièrement prompte à mener une vie brouillonne.
Une mince avancée institutionnelle
Certes l’on trouvera toujours quelques rabat-joie persuadés que IT Park a certainement déjà dû fermer, que Whashan va devenir un parking et que Tsuwé n’en a plus pour longtemps… Mais le gouvernement a modifié sa politique depuis ces trois dernières années et, de fait, les choses bougent et avancent… un peu. Un nouveau musée s’est déjà ouvert au National institute of Art à Kuang-Du mais, trop excentré, il y a fort à parier que cet espace d’expositions temporaires ne va être visité que par les étudiants en art du campus… Par ailleurs, l’ancienne mairie de Taipei qui a été transformée en musée d’art contemporain voit son ouverture reportée périodiquement faute d’un accord satisfaisant entre le gouvernement et la compagnie privée chargée de la gestion du lieu…
Warehouses Project
Cependant, en juin dernier, un autre projet gouvernemental a vu le jour : il prévoit la rénovation des anciens entrepôts, le long des voies ferrées, en centres culturels (Warehouses Project). Le premier des quatorze centres de l’île a d’ailleurs été inauguré à Taichung, dans l’ouest ; inauguration faite non sans mal, un séisme ayant ravagé la province en automne 1999. Ce centre, nommé Stock 20, propose une dizaine de studios mis gracieusement à disposition de jeunes artistes sélectionnés pendant une année. Quant à l’espace d’exposition, il présente actuellement des œuvres de Chen Shie Chang, succession de bandes dessinées géantes sur lesquelles des bulles vides, des armes et de la fumée sortent de la bouche des personnages. Un second centre devrait voir le jour à Chiayi, petite ville près de la côte ouest, à proximité de la montagne. Constituée d’un amas de maisons basses, de palmiers et d’ananas, rien ne s’y passe jamais. C’est ici aussi qu’a choisi de vivre Wen Chih-Wang, jeune artiste dont la maison en bois rugueux sera présentée à la Biennale de Venise en juin prochain. Tente de gitans ou yourte de fermiers des steppes, sa maison est un refuge, un lieu pour se retrouver et elle n’est pas sans évoquer les formes pures des igloos de Mario Merz.
Journey of the spirit
En faisant le tour de l’île, impossible de manquer Kaohsiung, la deuxième ville de Taiwan paresseusement traversée par la Love River. Son musée des Beaux-Arts, structure gigantesque sortie de nulle part, présente une très intéressante exposition : Journey of the spirit, sous-titrée Taiwanese women artists in contemporary representations. Tout un programme. Les différents milieux artistiques taiwanais évoquent les minorités, c’est-à-dire les aborigènes dont la culture a été déterrée depuis seulement quelques décennies. Mais cette réflexion s’est doublée d’une interrogation plus générale sur le statut d’autres minorités, notamment sur celui des femmes dans une société dominée par « His Story/History ». Les statues de Bouddha de Lai Tsun Tsun -une artiste hypra-sensible qui a également créé une association d’artistes femmes- reflètent des ombres mystérieuses (Heart series III : heart vessel) tandis que les visages pâles, rieurs ou étonnés d’Einstein, Foucault, Beauvoir, Nam June Paik, alors enfants, côtoient ceux d’artistes taiwanais dans Sweeties of the century de Wu Mali -probablement l’une des artistes les plus intéressantes à Taiwan.
Etrange mélange de désirs occidentaux, de curators free-lance qui appellent New York toutes les demi-heures en mâchouillant des noix de bétel, d’artistes perdus dans la montagne et qui ramassent des bambous, de villes « sur-néonisées » où tout vernissage devient un événement, d’ordinateurs en panne et de grands studios donnant sur des cours fraîches. Taiwan aimerait être davantage occupée, être plus nerveuse ; alors en attendant que la crise économique passe, elle fait semblant, et les artistes vont boire des coups, s’enfonçant dans la nuit de Taipei lumineuse. Un miroir en quelque sorte, projetant la même image dans toutes les métropoles du monde.