Interview téléphonique de Sylvain Chauveau, auteur de Nocturne impalpable, l’un des plus beaux disques français paru récemment. Il y est notamment question de Godard, de Günter, de Bresson et de Debord.
Chronic’art : Ta musique est totalement atemporelle. Y vois-tu une explication ?
Je veux faire de la musique qui ne soit pas immédiatement datable, un peu comme ce groupe américain, les Rachels, notamment sur leur disque Music for Egon Schiele, car on ne sait pas si cela date de 1902 ou de 1992. Je ne voulais pas m’inscrire dans une mode et m’éloigner de la dictature des musiques rythmiques, la dictature du beat, du rythme anglo-saxon. Car la plupart des musiques passent de toute manière par là aujourd’hui. J’écoute naturellement assez peu de musiques rythmiques. Sur mon premier album (Le Livre noir du capitalisme paru en 2000, ndlr), on retrouvait quelques rythmes marqués assez discrètement. J’ai arrêté sur le deuxième album. Mon cheminement s’inspire de la musique française d’il y a cent ans. Ce n’est pas un hasard. C’est la dernière période de la musique française qui m’intéresse, avec l’électro-acoustique, inventée en France au milieu du XXe siècle. Je voulais que l’on y retrouve ces éléments de musique de chambre, avec ce que je peux retenir de Ravel, de Satie, de Fauré ou de Debussy. Finalement, ce sont peut-être les derniers noms français qui ont marqué la musique.
Bien plus que Daft Punk ou Air… ?
La musique de groupes comme Air, Modjo ou Daft Punk n’est pas vraiment de la musique française. Elle est faite par des français, c’est tout. Si les français se mettent à faire de la salsa, on ne pourra pas dire que c’est de la musique française. Naïvement et bêtement, je voulais inventer une musique française actuelle. Mon objectif n’est pas de me mesurer aux compositeurs que je viens d’évoquer, j’en suis incapable. Je revendique une simplicité totale, je ne suis pas capable de faire des accords alambiqués. Je fais une musique extrêmement simple et très répétitive. En ce sens, je pense qu’elle est assez moderne. Avant la deuxième partie du XXe siècle, on n’osait pas trop faire ces musiques mélodiques. L’apport de la culture électro-acoustique française a pu faire le lien avec des musiques expérimentales. J’écoute aujourd’hui de la musique électronique expérimentale de pointe, avec des artistes comme Oval, Pansonic et mon grand héros, Bernard Günter. La musique de ce dernier me fascine, je l’écoute en boucle depuis deux ans.
Quand as-tu pris conscience de cette possibilité de jouer une nouvelle musique ?
Je n’ai pas la prétention d’inventer la musique française dont je parle, je ne suis pas musicologue de toute manière. Le terme « français » est important car auparavant, je faisais de la musique anglo-saxonne pop-rock. Mais il subsistait toujours un hiatus, outre l’accent qui s’apprend. Quoique l’on fasse, c’était toujours en dessous, car nous étions dans un rôle de suiveur. Les groupes américains pouvaient poser avec leurs guitares électriques sous un drapeau américain, ça ne faisait pas rire. Ils avaient une légitimité pour faire du rock. On ne pouvait pas poser sous le drapeau français avec nos guitares. En rencontrant certains musiciens que j’admirais, ils m’ont rétorqué ceci : « Pourquoi essayez-vous de faire comme nous ? Vous ne pouvez pas faire votre propre musique ». Je me suis dit qu’il faudrait essayer de faire une musique française. Mais la question est problématique. Qu’est-ce qu’une musique française ? Peu de gens ont une réponse à cette question.
La tâche paraissait ardue mais à la fois très simple également, car rare sont les musiciens qui ont emprunté ces chemins. La plupart des groupes de rock français sont des suiveurs de leur plein gré… Pour moi, ce n’est pas un problème. Car j’ai l’impression d’avoir trouvé une voie, quelque chose qui me guide pour avancer. Ca ne me dérange pas si peu de gens trouvent cette place. Pour mon premier disque, je m’étais fixé comme objectif de faire une musique qui ne plairait à personne, sauf à moi. A partir de là, si des gens apprécient, c’est du bonus. J’avais eu l’idée de cette démarche en lisant un courrier que Godard envoyait à son producteur (George de Beauregard, ndlr) pendant le tournage de A bout de souffle : « Je voudrais faire un film qui ne plaise qu’à moi ». Plus facile à faire pour un disque que pour un film, et puis ça coûte moins cher. Jusqu’ici, j’ai toujours trouvé un label pour sortir ma musique.
Comment enregistres-tu ?
Je viens de commencer à m’équiper afin d’enregistrer chez moi. Jusqu’ici, j’enregistrais chez des amis bien plus compétents que moi. Aujourd’hui, nombreux sont les musiciens qui arrivent à enregistrer chez eux avec un son tout à fait présentable. Evidemment, ça ne me dérangerait pas d’enregistrer dans un vrai studio avec un piano à queue, mais pour l’heure, je fais avec les moyens du bord.
Oui, mais à l’écoute de Nocturne impalpable, on retrouve une cohérence évidente, sans que ça fasse patchwork.
J’espère, je travaille beaucoup pour ça. Et j’ai réalisé des efforts par rapport au disque précédent avec lequel je m’étais trop dispersé. J’avais tellement voulu mettre d’éléments que c’est comme si j’aurais dû mourir après cet album. Sur le deuxième album, tout est axé sur le piano, l’instrument principal, avec quelques cordes et instruments à vent. Ainsi que quelques parasitages électroniques qui pour moi représentent l’héritage de la musique électro-acoustique. J’ai tout fait pour que l’on retrouve cette unité.
On retrouve également une tristesse assez marquée sur ce disque ?
C’est un processus naturel qui se passe chez moi. J’ai toujours trouvé que les musiques les plus belles étaient tristes. C’est ce que j’écoute. Adolescent, j’aimais les morceaux lents et tristes sur les disques de variété que j’écoutais. Ce qui me touche, c’est la Symphonie n°3 de Gorecki, un hommage aux victimes de l’Holocauste. C’est d’une noirceur assez impressionnante. Ou Arvo Pärt, qui fait un hommage à Benjamin Britten. C’est extrêmement triste, mais c’est ce qu’il y a de plus beau, et ça ne rend pas forcément malheureux. Ca me rassure en fait. C’est bien d’écouter le disque que j’ai fait dans un contexte de calme, plutôt le soir ou la nuit.
Tes influences semblent assez marquées. On dirait la bande son d’un film de Robert Bresson…
Effectivement, depuis quelques mois, j’ai été assez marqué par Bresson. J’ai lu Les Notes sur le cinématographe. C’est une personne qui me fascine. Il a posé des principes évidents, à la fois pour des cinéastes et des musiciens. Lorsqu’il dit « quand un violon suffit, ne pas en employer deux » ou « sois sûr d’avoir épuisé ce qui se communique par l’immobilité et le silence ». On ne peut pas mieux dire. Ce sont les propos que je cherchais. Bresson constitue donc une influence énorme pour moi. C’est encore plus évident sur mes nouveaux morceaux. Godard a également été un modèle pour moi, dès lors que j’ai voulu me mettre à faire de la musique. Sa démarche et son attitude me fascinent, probablement plus que ses films. J’aime cependant tous ses films des années 60. Le personnage est très intéressant, surtout cette sorte d’acharnement à mener une carrière non commerciale tout en l’étant tout de même un tantinet afin de pouvoir continuer à faire ses films.
Tu as joué au sein de Watermelon Club, un groupe de pop/rock avec du chant ? As-tu définitivement abandonné le chant ?
Le fait est que le chant ne m’attire plus. Je suis aujourd’hui réellement attiré par la musique instrumentale. En français, le format chanson ne fonctionne pas. En anglais, c’est exclu. Ca ne correspond pas à ma démarche. J’ai même fais quelques essais en basque, avec une sorte d’identité géographique quant à mon passé. Mais les gens à qui j’ai essayé de faire traduire les textes ne m’ont pas pris au sérieux. Résultat : le peu de voix que l’on retrouve sur le disque sont sans mots. Avec Arca, nous avons samplé quelques films comme La Jetée de Chris Marker ou Le Feu follet de Louis Malle. On retrouve également des extraits de films de Tarkovski, de Jarmusch. La Nuit du chasseur également. Sur le premier morceau d’Arca, on entend également un portugais qui vend des trucs dans la rue. Sur le deuxième, la voix d’Albert Camus. Vu qu’il n’y avait pas de chant, on a gardé un côté narratif en mettant juste des voix. Le cinéma est assez intéressant pour ça, car les voix possèdent une tension et une teneur que l’on a du mal à retrouver dans la vie de tous les jours.
Tu dissocies Arca de ton travail en solo ?
Je dissocie complètement les deux. Je suis sur trois fronts en vérité. Il y a ce que je fais en solo. Ensuite, il y a Micro : Méga qui continue, un troisième album va paraître en avril sur une branche électronique d’Ici d’Ailleurs. Arca, enfin, est encore un projet différent. Je fais parfois des choses tout seul et d’autres sont plus collectives. Le point commun à tout ça serait une certaine couleur mélancolique, une forme de nonchalance. Les rythmiques sont très lentes, de même que les tempos.
Tu as été marqué par Debord et l’esprit situationniste ? Est-ce encore important pour toi ?
Oui et non. Ca représente quelque chose d’important pour moi, mais je n’ai pas cherché à aller plus loin. J’ai lu la plupart des ouvrages de Debord, de Raoul Vaneighem. Je considère ça comme un mouvement de pensée politisé des années 50 et 60, dont l’importance est aujourd’hui enfin reconnue. Je ne peux pas pour autant me revendiquer comme étant l’héritier de cette pensée.
On retrouve cette forme d’intégrité dans ta musique qui a priori n’offre guère de concessions à la facilité et à une forme de convenance voulue par l’époque ?
Je travaille pour que ma musique me touche moi-même, et par extension pour les gens qui ont les mêmes goûts que moi. La plupart des musiciens pourraient dire ça, c’est pratiquement un cliché de dire que je fais la musique que personne n’a jamais entendue. Michel Jonasz pourrait dire la même chose… Mais je n’ai jamais entendu chez d’autres ce mélange de Satie et de Bernard Günter qui caractérise ma musique. Il y a une voie à creuser. J’y travaille. Je veux sortir des disques de manière régulière. J’ai plutôt une forme de boulimie afin de réaliser toutes mes idées. Il faut du temps et des moyens parfois car j’ai encore plein d’envies à concrétiser…
Quels sont tes projets ?
Je suis en train de terminer un EP pour un label anglais qui s’appelle 130107, une sous-division de Fat Cat.
Propos recueillis par
Lire notre chronique du disque de Sylvain Chauveau