Suite et fin de notre entretien avec François Meyronnis et Yannick Haenel, responsables de la revue « Ligne de risque » (lire les première et deuxième parties de notre entretien), à l’occasion de la parution de leurs recueils « Ligne de risque (1997-2005) » et « Poker ». Ils nous ont parlé des interférences multiples et extra-littéraires qui les nourrissent, de l’échec de l’humanisme sur fond de quatrième guerre mondiale, et de leur rapport mystique au néant ; achevons donc cet entretien sur la question qui sous-tend toute leur appréhension du littéraire, au moment où tout est réduit à la marchandise : celle du sacré.
Chronic’art : Il y a chez vous quelque chose de profondément mystique, en dépit de votre athéisme apparent. Quel est votre rapport au sacré ?
François Meyronnis : Moi, j’ai toujours vécu mon existence comme séparée. Le sacré, c’est ça : l’expérience de la séparation. Le fait de se sentir depuis le départ retiré à la vie profane. Le monde de la vie courante tel qu’il existe, je m’y suis toujours senti étranger, et à partir de cette étrangeté, j’ai cherché des cohérences qui me permettraient de ne pas être brisé par la cohérence qu’on m’impose : celle du monde. J’ai donc été amené à recroiser des mystiques, des personnes qu’on va reverser au compte de la religion.
Oui, mais qui se déploient à l’intérieur même de la religion.
F.M. : Oui, mais je pense qu’aujourd’hui, pour l’essentiel, le sacré ne passe plus par les religions. C’est quelque chose qu’on n’a généralement pas en vue : le partage entre sacré et profane procède du sacrifice. On décrète, ce qui est le cas depuis plus d’un siècle, que tout est profane car, le sacré faisant partie du monde personnel de chaque individu, le religieux ayant été intériorisé, il est devenu une branche du profane, une branche du psychologique, c’est-à-dire de la saloperie. A partir du moment où on décrète ça, les gens ne se rendent pas compte que, le profane n’existant que parce que le sacrifice laisse une part au sacré, on peut tout aussi bien dire que tout est sacré. C’est ce que prouvent les guerres mondiales : un monde où tout est sacré est un monde où tout est dépensé. Y compris les êtres humains. C’est un monde où tout est brûlé, où tout est consommé. Au début du XXe siècle, les gens pensaient qu’on s’acheminait, par la science, vers le « Progrès ». Cette petite guerre allait être réglée encore plus vite que les autres grâce à la technique. Moyennant quoi c’est devenu une boucherie qui a donné lieu à une dévastation encore plus large. Elle a fait un monde dont l’élément est la destruction elle-même. Ce qui est sacré, c’est ce qu’on détruit pour les dieux, c’est ce qu’on leur donne. Si on dit que, sous prétexte qu’ils n’existent pas, on ne donnera jamais plus rien aux dieux, eh bien c’est tout qui est donné ! Les deux parties prenantes du sacrifice, d’un côté les hommes, de l’autre les dieux, sont absorbées par le sacrifice lui-même.
Le monde, sous l’apparence d’un laboratoire, devient une espèce d’alambic sacrificiel. La logique étant la destruction universelle. C’est une forme de démonisme radical.
Yannick Haenel : On pourrait dire qu’à l’époque de l’horizon bio-politique, la plupart des individus sont morts et qu’une expérience mystique serait une expérience de réveil. Comment se réveiller du discours thanatique dans lequel on est plongé, comment se réveiller de ce conditionnement de mort où tous les corps sont à disposition pour une espèce de sacrifice qui s’appelle la société ? Tous les corps sont sacrifiés d’entrée de jeu, on les immole à ce bûcher quotidien qui est la consommation des corps. La plupart des désirs sont des désirs programmés, des désirs pour le maître absolu qu’est la société. En dehors de toute connotation religieuse, une expérience mystique, ce serait une pure expérience de réveil, ce que les védiques ou Bouddha appellent l’ »Eveil ».
F.M. : Et les Chrétiens « Résurrection ».
Y.H. : Rejouer ces expériences sans les amalgamer, mais les rejouer aujourd’hui et dans les coordonnées qui sont les nôtres, c’est cela que j’appelle un geste poétique. Un acte de pensée, un livre, une phrase, ce sont des actes de réveil. C’est très rare et ça demande une immense endurance de pensée. Sachant que la plupart de ces choses-là sont homologuées et étouffées par le maître absolu. Le mysticisme n’est pas une solution, c’est une méthode.
F.M. : Mon roman, Ma tête en liberté, commence par un épisode de résurrection. Le roman que je suis en train d’écrire commencera lui aussi par une expérience un peu semblable. D’abord, c’est une sorte d’enterrement, une sujétion au mortifère, puis d’un coup, c’est la « bonne nouvelle », justement : la mort n’a pas le dernier mot. La fameuse phrase de Staline, « A la fin, c’est la mort qui gagne », n’est pas vraie. C’est une phrase de tueur en série.
L’idée de « naître deux fois » est un leitmotiv des traditions initiatiques.
Y.H. : Oui, tout à fait, mais on peut se rattacher à une forme de tradition de pensée sans s’identifier à cette tradition.
F.M. : Si notre travail nous amène à reproduire certains gestes qui ont été ceux de mystiques dans l’histoire, ce n’est pas intentionnel.
Selon votre définition, la littérature est « le recroisement de la poésie et de la pensée ». Vos principales références sont des poètes qui attribuent un pouvoir particulièrement décisif au langage. D’autre part, vous vous intéressez à la parole védique, le « vak », qui est une parole-ascèse et une parole magique. Ne vous référez-vous pas plutôt, en définitive, à une conception de la poésie comme mantra, prière, incantation, qu’à une conception « moderne » ?
Y.H. : Je pense que les deux ne sont pas antagonistes. Pour moi, la conception moderne de la poésie, c’est la poésie qui se pense. A partir de l’Athenaeum et de Hölderlin, il y a l’idée d’une littérature qui s’invente, qui s’absolutise et qui, de manière autotellique, se met à parler d’elle-même, c’est-à-dire du langage comme pure spiritualité, qui produit sa propre illumination. Il me semble que dans les traditions que vous évoquez, traditions où la parole a une effectuation magique, ça se recroise. Ce qu’on lit dans les Illuminations de Rimbaud, c’est quelque chose que je peux lire aussi chez les védiques.
F.M. : Ce mélange d’extrêmement moderne et de chamanique, on l’a déjà dans la Comédie de Dante.
Y.H. : Ces deux types d’expériences poétiques sont celles qui échappent au conditionnement de la société. Elles n’ont rien à voir avec la société, avec toute société quelle qu’elle soit. Elles révèlent ces sociétés et leurs rappellent qu’il y a une parole qui se dit et les défie. Elles sont dans un fonctionnement interne permanent qui ne peut pas être asservi par la société.
La dimension « révélatrice » essentielle que vous accordez à la « Parole parlante » de Heidegger fait souvent penser au Verbe de la métaphysique chrétienne, tel qu’il est exposé dans le prologue de l’Evangile selon Saint Jean. Quel rapport entre le Verbe Chrétien et la parole heideggerienne ?
Y.H. : Georges Bataille disait que la vérité de la parole est chrétienne. C’est un état de fait. L’invention, sur le versant occidental, d’une parole qui précède l’existence, est d’essence chrétienne. Et je souscrirais assez à cette phrase de Bataille.
F.M. : Sans qu’il faille appliquer cette affirmation à d’autres traditions qui n’ont pas besoin de passer par le christianisme pour avoir un rapport authentique avec la parole : la tradition védique, par exemple, dont on peut dire qu’elle est parlante, tout autant que le Verbe chrétien. Il est évident que, pour nous qui sommes occidentaux, on ne peut se fermer complètement au Verbe chrétien, ce serait une absurdité.
Y.H. : C’est une conception qui nous traverse forcément. Je n’ai pas la sensation, ceci dit, de m’arrêter à cette conception-là du langage. Quand Heidegger parle d’une expérience qui consisterait à apporter la parole à la parole en tant que parole, il n’y a pas d’origine à cela. On peut assigner des essences, chrétiennes ou autres : pour moi, c’est une expérience qui a lieu en dehors de tout territoire.
F.M. : Il existe la possibilité de faire advenir la « parole parlante », qui est à la fois partout et nulle part. C’est pour cela qu’il n’y a pas de syncrétisme entre une parole védique, une parole chrétienne, une parole orphique et une parole chinoise. Ces paroles sont prises dans des langues qui elles-mêmes indiquent un certain rapport avec des corps.
En revanche, la rencontre de ces paroles dans un espace d’interférences nous rapproche de cette « parole parlante ». Elle ne serait pas à l’origine mais après la fin, si j’ose dire. L’advenue de cette « parole parlante » ne recouperait pas le verbe chrétien mais adviendrait bien après, le Verbe chrétien étant un moment de la métaphysique. La conception du Verbe des chrétiens est déterminée par l’histoire de la métaphysique ; or cette histoire est elle-même clôturée… Même s’il y a quelque chose dans l’histoire du christianisme qui excède la métaphysique, et peut-être qu’au moment où la métaphysique s’achève dans son renversement nihiliste il est possible que cette provenance extra-métaphysique soit libérée.
Maurice G. Dantec, qui n’a jamais caché être un lecteur attentif de Ligne de risque, concentre lui aussi sa pensée sur le problème du nihilisme contemporain. Ce travail l’a finalement amené à la conversion. Qu’en pensez-vous : régression ou alternative ?
Y.H. : Dans son cas, c’est de la pure logique. Dans son échiquier personnel, cette avancée est passée par une pleine conscience, exacerbée, du nihilisme. Et comme c’est quelqu’un qui cherche des solutions (moi, je ne suis pas spécialement quelqu’un qui cherche des solutions), il va chercher une solution dans la conversion, effectivement. Chez lui, il s’agit de la réinvention ou de la réanimation d’une ligne de front parce que lui-même est une ligne de front. C’est comme cela qu’il se vit. Il se met dans un danger permanent, ça fait partie de son esthétique et de son idiosyncrasie. Il essaie de réanimer un flambeau de marginalité christique, quelque chose qui révèle la nervure de la société, qui révèle le mal, et ça marche. La preuve. Quand on est dans une situation apocalyptique, c’est une attitude qui donne des fruits. C’est sa tactique personnelle, et ça lui convient. Lui et nous nous sommes toujours soutenus mutuellement, nous communiquons souvent. On l’a soutenu dans des moments difficiles, et même contre lui-même, contre certaines tendances en lui que je trouve plus errantes. C’est quelqu’un qui apporte un court-circuit dans le champ culturel, lequel est un champ de têtes mortes. Lui est une tête allumée, dans tous les sens du terme. Il apporte, d’une manière chrétienne, une lumière.
Vos œuvres parallèles fondées sur une approche commune et critique de l’art, votre lien avec Sollers, votre attitude de rejet du milieu littéraire officiel… Tout cela ne fait-il pas de vous une « école », du moins un « mouvement » littéraire ?
F.M. : Oui, enfin… Nous ne sommes que deux ! On se pense plutôt comme une centrale d’énergie. Ceci dit, il suffit d’une, deux ou trois têtes pour bouleverser la planète. Ça peut suffire.
Propos recueillis par
(Re)lire la première et la deuxième partie de l’entretien
Voir aussi en archives notre entretien avec Frédéric Badré et François Meyronnis
Ligne de risque, 1997-2005 (sous la direction de Yannick Haenel et François Meyronnis) & Poker (entretiens Philippe Sollers / Ligne de risque) (Gallimard)
A mon seul désir, de Yannick Haenel (Argol)