En marge d’un milieu littéraire qu’elle conspue violemment, la revue « Ligne de risque » sévit depuis huit ans sous la direction des écrivains Yannick Haenel et François Meyronnis. Huit années de réflexions autour du « nihil » du nihilisme, huit ans de collaborations diverses, huit ans de pistes explorées que récapitulent aujourd’hui deux livres d’entretiens : un recueil collectif de textes disparates et corrélatifs, un autre consacré aux seules réponses de Philippe Sollers. Certains exposés, parfois hermétiques (par exemple celui de Gérard Guest sur Heidegger), peuvent laisser sceptique (voire franchement intrigué, comme lorsque Sollers se peint en poète maudit) ; reste que ces deux volumes convainquent que « Ligne de risque » a toujours su centrer le débat au coeur ardent du problème, selon les perspectives les plus dangereuses et les plus exigeantes. Entretien en trois parties (lire la deuxième et la troisième parties) avec deux têtes marginales et chargées à bloc.
Chronic’art : Ligne de risque existe depuis 8 ans : qu’est-ce qui a été le plus marquant pour vous dans cette expérience ?
François Meyronnis : Cette revue a donné un cadre à l’évolution de nos pensées et à l’éclosion de nos livres. On a créé une espèce de machine célibataire qui nous a accouché nous-mêmes comme écrivains. Cette centrale d’énergie a rendu possible la plupart des énoncés qui sont dans nos livres. On pourrait définir Ligne de risque par rapport à nos vies comme une machine à sacre.
Yannick Haenel : Cette petite machine nous a permis de nous configurer des corps et des têtes capables d’écrire.
F.M. : C’est une chose qui demande évidemment beaucoup de temps et qui, dans l’ordre de la réussite sociale, est une anomalie. Ça n’en procure aucune. Pour ce travail-là, pour les livres Ligne de risque et Poker, notre contrat d’édition nous a fait gagner 1 500 euros chacun. Quant aux livres qu’on peut écrire, c’est le genre d’à-valoir qu’on a.
Y.H. : L’horizon n’est pas la réussite sociale, comme vous l’avez compris.
F.M. : Ça engendre un travail absolument invraisemblable, avec une sociabilité étrange, parallèle. Rien de tout cela n’est orienté vers les formes que la société approuve ou organise. Cependant quelque chose a lieu qui tient le coup, davantage que la circulation de l’argent. Et qui ne sera pas chiffrable.
Y.H. : C’est vrai que je me suis découvert, dans la pauvreté, une force. Un noyau irréfragable qui rend joyeux (j’ai mieux compris les textes franciscains), une puissance. La plupart des gens qu’on rencontre dans le milieu littéraire le sentent instinctivement. Ils ont une espèce de peur de François et moi…Sans aucune manifestation de notre part, ils sentent qu’on ne s’intéresse absolument pas aux mêmes choses.
F.M. : C’est même plus que ça : d’une certaine manière, il y a une espèce de guerre sous-jacente. Car ce que nous faisons existe, et cela a pour conséquence qu’ils n’ont pas lieu. Notre seule présence est pour eux une très violente négation de leur être. Si on envisage Beigbeder, par exemple, on peut dire qu’il est écrivain ; mais à partir du moment où moi, j’en suis un, il ne l’est plus. Il peut être affiché partout comme tel, ce ne sera qu’une propagande mensongère. Notre présence a un effet urticant. Et c’est très bien comme ça.
Dans l’un des entretiens qu’il vous a accordés, Sollers dit ceci : « Si la police, dans l’horizon de la subjectivité absolue, s’apercevait que, ici ou là, à L’Infini ou à Ligne de risque par exemple, le Néant se pense, alors la répression serait violente ». Franchement, pensez-vous réellement que la police puisse vraiment s’inquiéter de vos activités ?
F.M. : (Rires) Non, bien sûr, mais ça dépend de ce qu’on appelle la police. Il y a des policiers qui s’intéressent furieusement à ce qu’on fait, qui suivent ça de manière convulsive. Ils sont plus ou moins cérébralement outillés. Ils ne sont pas dans les préfectures mais dans les maisons d’édition ou dans les rédactions.
Y.H. : Dans les romans les plus vulgaires, nos noms ressurgissent parfois pour être stigmatisés comme ceux de l’ennemi. Je crois me souvenir que dans Partouz de Yann Moix, que nous n’avons jamais rencontré, il s’en prend de manière hystérique à notre sexualité. Il nous imagine lisant Joyce toute la journée au lieu d’aller coucher avec des filles. Le pauvre ignore qu’effectivement, quand on lit Finnegans wake, on atteint précisément à un corps irrésistible.
Vous êtes dans un rapport sans compromis avec le milieu littéraire. En quoi celui-ci est-il néfaste pour la « vraie » littérature ?
F.M. : Le milieu littéraire n’est même plus le milieu littéraire. Disons, en gros, que la société a absorbé la littérature : les institutions littéraires, aujourd’hui, sont totalement aux ordres de la marchandise. Et les gens qui les animent se remarquent par leur décérébration. Je me demande même si ce n’est pas devenu un critère de recrutement. Il n’y a même plus de « sociabilité » littéraire au sens où il y avait jadis une avant-garde et un académisme. C’est un milieu complètement disparate et contrôlé en dernier ressort par les médiatiseurs, qui sont aussi des pourrisseurs.
Y.H. : C’est vrai que c’est un milieu entièrement fondé sur la décomposition. Raoul Vaneigem, le complice de Debord, parlant de certains révolutionnaires qui n’avaient pas pris en compte le fait qu’un révolutionnaire est avant tout quelqu’un qui engage son langage, disait : « Ces gens-là ont un cadavre dans la bouche ».
F.M. : Un vieil homme de lettres comme Dominique Noguez est par excellence quelqu’un qui a un cadavre dans la bouche. Noguez, en se mettant aux ordres d’une littérature calibrée de manière un peu nerveuse et très nihiliste comme celle de Houellebecq, montre comment un certain milieu littéraire classique accepte de se mettre au service de quelque chose qui est en train d’émerger pour le liquider. Ces gens-là acceptent leur mort et vont au-devant d’elle comme s’il s’agissait d’une libération.
Et vous vous continuez de penser que Sollers, lui, parvient, tout en étant complètement intégré dans ce milieu littéraire, à continuer à faire de la littérature…
F.M. : Voilà. C’est une tête de Janus. Il est toujours animé par un certain rapport avec la pensée. C’est très rare parmi les écrivains, aujourd’hui. Il y a très peu de têtes qui nous donnent envie d’aller les voir et de parler avec elles, dans le milieu littéraire.
Y.H. : Je pense effectivement qu’il n’y a rien à attendre des gens du milieu littéraire. On n’en a d’ailleurs jamais rien attendu, et on avait choisi très délibérément, François et moi, d’aller voir la seule personne qui nous semblait vivante : Philippe Sollers. A cause de Tel quel, nous pensions que la force insurrectionnelle qu’il avait eue en lui et qui l’avait amené à être le dernier moment des avant-gardes dans la littérature française, prouvait qu’il y avait encore quelque chose à faire avec quelqu’un comme lui. D’où nos rencontres régulières, d’où le livre qui récapitule tout ça : Poker. Mais à part lui, j’avoue fuir comme la peste ces gens-là, qui jouissent de leur propre ruine, évoluent dans les décombres et me répugnent.
F.M. : Ils sont pathétiques, et ennuyeux en plus. Les fréquenter est un calvaire.
Vous tentez de réanimer en profondeur la puissance d’œuvres passées, et cela au-delà de la seule littérature. C’est ce que vous, Yannick Haenel, avez fait dans A mon seul désir au sujet des tapisseries médiévales de « la Dame à la licorne », c’est ce que vous avez fait tous les deux pour Lautréamont et Heidegger. Y a-t-il une trame atemporelle qui réunirait ces œuvres ?
F.M. : Une trame atemporelle, non, mais c’est comme si, à un certain point du temps, les œuvres les plus dissemblables étaient là simultanément. C’est évidemment lié à la technique, c’est-à-dire à la possibilité de convoquer en même temps des matériaux très hétérogènes. Tel texte de la plus vieille sagesse chinoise, tel texte mystique indien, peut être mis en regard avec une théorie extrêmement moderne de l’astrophysique ou une méditation sur Hölderlin ou Michaux. De l’espace d’interférences que l’on crée de cette manière naît une nouvelle pondération du sens. Un nouveau sens surgit, qui est peut-être la chose la plus moderne qui soit. La pensée qui est devant nous engendre un espace qui n’aurait jamais été frayé. Une dimension spirituelle se révèle, qui a toujours était plus ou moins là, mais jamais à ce point.
Y.H. : C’est vrai que c’est une possibilité qui est liée à notre époque. On avait commencé la revue Ligne de risque en 1997 avec un dossier sur l’apocalypse de Saint Jean, précisément parce que nous sommes entrés, comme Nietzsche ou Heidegger avaient commencé de le penser, dans un moment qui est un moment d’apocalypse, c’est-à-dire un moment de pure révélation. Et quand on entre dans une époque révélatoire, « oeuvres du passé » et « oeuvres du présent » sont des termes qui n’ont plus de sens et qui sont rejouables. Tenter de lire Tchouang Tseu au XIXe siècle n’avait pas le même sens qu’aujourd’hui. Dans une époque apocalyptique, un acte nous permet de rejouer des modalités de pensée opératoires. Le premier numéro dont je parlais s’ouvrait sur un sceau de Dürer représentant Saint Jean en train d’avaler le livre : on pourrait concevoir une activité de penser qui consisterait à avaler le livre pour essayer de créer une substance nouvelle.
S’agirait-il de solder un héritage ?
F.M. : Au sens de Rimbaud, oui. Il ne s’agit pas d’un achèvement mais, au contraire, d’une ouverture. L’époque actuelle est une époque d’obturation : la scène littéraire telle qu’elle existe aujourd’hui, socialement, est totalement vouée à la marchandise, donc au calibrage et à la médiocrité. Mais cette époque d’obturation est simultanément, et c’est ce qui la rend passionnante, l’époque de la plus grande ouverture. L’époque apocalyptique. C’est cette dimension qui nous intéresse au premier chef.
Procédez-vous à une réévaluation de l’héritage culturel ?
Y.H. : L’époque où nous sommes est celle du nihilisme aggravé, c’est une époque qui n’arrête pas de jouer avec des valeurs. Or je pense que le réflexe nihiliste par excellence est celui de donner constamment de la valeur. Mais lorsqu’un nihiliste parle de valeur, il parle de chiffres, de chiffrer et de calibrer les choses. Au fond, moi, je n’accorde quasiment aucune valeur à quoi que ce soit, sauf à quelque chose que je pourrais appeler, avec Roberto Calasso, la « littérature absolue ». Mais l’évaluation telle qu’elle est opérée par les médias, cela s’appelle du faux monnayage.
F.M. : C’est vrai que les grandes avant-gardes du XXe siècle ont constamment procédé à des réévaluations. Chez les surréalistes, par exemple, il y a une réévaluation de la bibliothèque à partir de deux noms essentiellement : Lautréamont et Rimbaud. Mais au point du temps où nous sommes, la question n’est plus celle de la valeur. Aujourd’hui, à la limite, tout peut coexister. Il ne s’agit cependant pas de re-hiérarchiser : ne tient le coup que ce qui est à la mesure du rapprochement des grands textes dont nous avons parlé. Ce qui, spirituellement, est au niveau de cette opération (qui a lieu d’une certaine manière, sans même que les sujets s’en mêlent) a une existence. Le reste s’effondrant radicalement. Ou n’a d’ailleurs pas lieu.
Y.H. : Si on pose la question en termes de noms propres, l’entreprise de pensée dans laquelle on est engagé, François Meyronnis et moi, et qui passe aussi par la fiction, pourrait être définie comme un montage entre Nietzsche / Heidegger d’un côté, Rimbaud / Lautréamont de l’autre et, disons, un croisement étrange avec la tradition taoïste sur fond de lecture de Debord. C’est dans cette espèce de sphère improbable et étrange qu’on essaie de fabriquer quelque chose.
F.M. : D’autres choses peuvent survenir. Par exemple, nous nous intéressons en ce moment à certains textes bizarres d’une tradition peu connue, minoritaire à l’intérieur même du chiisme, qui est la tradition ismaélienne, celle du « dieu de la montagne ». Ça a lieu en Iran, au XIe, XIIe siècle. Ces choses-là nous donnent de l’énergie, plus que d’autres choses qui sont apparemment contemporaines. Et pour nous ces textes-là viennent à côté de ceux de Lautréamont et de Rimbaud.
Y.H. : C’est vrai que dans l’activité de la revue, nous avons cessé peu à peu de nous adresser à d’autres écrivains. Ce n’est pas un geste provocateur, mais nous nous sommes peu à peu aperçus que les véritables écrivains, selon nous, étaient finalement des penseurs d’aujourd’hui, des isolés, souvent à l’étranger, qui travaillent seuls à leur bureau sur les Orphiques, les sophistes ou des séquences insurrectionnelles de la pensée depuis le 5e siècle avant J.-C. jusqu’à aujourd’hui.
Voulez-vous parler par là de « scissionnistes » ?
Y.H. : Oui, dans le fond, il s’agit de scissionnistes.
Qu’entendez-vous exactement par ce terme ?
F.M. : C’est une attitude humaine, si l’on peut dire, qui consiste à rompre avec toute communauté envisageable, y compris l’appartenance à l’espèce humaine. Etre défini comme un « animal parlant », ainsi que la métaphysique le fait, est trop limitatif. Nous ne sommes pas seulement cela.
Le christianisme, entre autres, considère l’homme comme « image de Dieu »…
F.M. : C’est vrai qu’il y a des points de rapprochements possibles entre notre démarche et une démarche « religieuse ». Mystique, surtout.
D’un autre côté, ne tombez-vous pas parfois dans une réception quasi « évangélique » des messages poétiques de Rimbaud et de Lautréamont ?
F.M. : Evangélique? Mais oui, c’est un très beau terme… Au sens où Rimbaud et Lautréamont apporteraient une « bonne nouvelle ». Le langage apporte lui-même la merveille : de ce point de vue-là, nous sommes évangéliques. D’ailleurs, ce que nous essayons de faire littérairement ressortit essentiellement à l’évangélique.
Y.H. : Dans cette dimension spirituelle du langage intervient aussi quelque chose qui aurait à voir avec Eros.
Propos recueillis par
Lire la deuxième et la troisième parties de notre entretien
Voir aussi en archives notre entretien avec Frédéric Badré et François Meyronnis
Ligne de risque, 1997-2005 (sous la direction de Yannick Haenel et François Meyronnis) & Poker (entretiens Philippe Sollers / Ligne de risque) (Gallimard)
A mon seul désir, de Yannick Haenel (Argol)