Pour la neuvième année, le festival printanier Sonic Protest, qui s’est déroulé du 9 au 21 avril 2013, mélangeait les horizons et offrait un florilège de musiques variées, différentes, chercheuses, hors ou au-delà des catégories et présentées non par genres, par mots de passe ou par chapelles, mais joyeusement entremêlées, par affinités intuitives et pour le plaisir des rencontres, des juxtapositions et des couleurs, réunies dans un même bouquet : parce qu’en définitive, c’est toujours de la musique.
Se rendre à Sonic Protest, et au premier soir de concert à la Halle Saint-Pierre, c’est d’abord, avant les musiques, dans l’attente, retrouver un certain public : un territoire d’entente entre le punk, divers microcosmes culturels et intellectuels, et par touches, les cigarettes roulées et les tissus à franges. Une communauté réunie de marginaux d’obédiences diverses, qui doivent sans doute parfois évoluer isolés chacun de leur côté, par différence mi-choisie mi-irréductible avec le reste du monde, et qui se retrouvent ici comme on retrouve ses copains dans un HP, une école d’art ou un concert de musique expérimentale.
Tout le monde, ici, tient peut-être un peu de tout ça. Et c’est d’une certaine noblesse. Outre la curiosité musicale, les dénominateurs communs semblent, de ce qu’on peut en humer aux apparences, une économie de subsistance plutôt que de consommation, une extériorité d’avec les codes officiels de la marche du monde, qui crée en retour parfois des moments de liberté, parfois ses propres jeux de ressemblances – ce qui est vrai aussi de la musique -, et de manière générale, l’appartenance à cette partie hétérogène de la population qui n’a pas trop sacrifié le désir, le goût de connaître, de découvrir, et littéralement et quel que soit le sens, d’expérimenter – d’essayer – aux injonctions économiques, esthétiques et comportementales de la société néo-libérale.
Comme toujours et partout, quelques jolies filles surnagent.
Autour des gens il y a l’exposition de Nick Blinko, dessinateur brut – Halle Saint-Pierre oblige -, psychiquement difficultueux, anglais, lié au rock, aux encres obsessionnelles faites de nano-répétitions et de personnages macabres, réalisées en chambre et éditées par la maison d’édition de David Tibet de Current 93.
Enfin, il y a la musique.
Prélude : Du bruit des sons
Artiste associé à cette 9e édition de Sonic Protest et membre de l’ensemble Dedalus, Thierry Madiot a réalisé ce soir-là une performance excessivement ponctuelle et excessivement brève (une demi-minute d’après les témoins), que pour cette raison on ne commentera pas. C’est le fameux « instant manquant » par lequel commencent toutes les grandes histoires.
Après quoi : Micro_Penis. Ils sont quatre, chacun lance ses lacérations dans le paysage global, et la somme des lacérations finit par former le paysage : via ordinateur ou clavier certes, mais aussi via un usage généralisé du piezo – capteur de signal acoustique que l’on peut relier à un système électrifié, et qui permet donc d’amplifier chocs, percussions, grognements, et tout son qui apparaît dans le sillage d’un phénomène physique -, ainsi que trombone en plastique, larsens, outils, et de très nombreuses idées amusantes.
Ça n’appelle pas vraiment une opinion, c’est à prendre ou à laisser, c’est ce que c’est. Il faut noter cependant une relative clarté du son qui permet aux musiciens, au lieu de simplement faire masse, d’assembler et d’agencer une belle palette de textures et de hauteurs, de rythmes et de concassements divers, qui créent, au sein du mur, des chemins et des bifurcations, et quelques envolées d’intensité.
Le lendemain, à la sympathique Générale du Nord-Est :
Vous vous souvenez, le bruit du modem 56k, quand on lançait Internet avant la révolution française ? Eh bien, plus fort, multiplié, avec un spectre un peu plus étendu, et avec, en miroir, la même chose en images – de l’image et du son, l’un des deux doit générer l’autre, mais lequel ? – : c’est Nicolas Maigret.
Puis superbe performance d’Andy Guhl (photo ci-dessus), qui traite, en audio et en vidéo, les signaux et champs magnétiques d’objets tels que lumières à vélos, radios ou dictaphones. Le résultat, tant pour les yeux que pour les oreilles, est remarquablement brut : l’enchaînement visuel multicolore qui défile sur l’écran de projection aurait pu être un énième light show psychédélique facile, mais les lignes et les couleurs, et les aperçus de la salle (à l’étape 1, l’image provient de caméras bas de gamme de type webcams, dont certaines sont braquées sur la salle, tandis que d’autres, qui filment l’écran même, génèrent un larsen visuel), tout s’enchaîne dans une absence absolue de transition entre les « plans », un flot explosif et violent d’instantanés tranchants, qui n’a rien de décoratif ou d’illustratif, mais fonce et crache en continu.
Le résultat musical est une sorte de bruit blanc décuplé au sein duquel Andy Guhl sculpte, en creusant à l’intérieur de la masse, ou en ajoutant au chaos, des rythmes, des fréquences, des sonorités, sans aucune pause, aucun repos. C’est beau, courageux et réussi.
Entre les concerts, on chine les disques et livres réjouissants ou mystérieux de Madame Macario, dont le stand suivra avec moult rencontres et discussions tout le festival, tandis qu’une installation de Thierry Madiot permet à un spectateur unique de se positionner au centre stéréo de deux longues trompes, qui amplifient le bruit qui provient de leurs extrémités, où de l’air comprimé anime au sol quelques morceaux de métal qui, de joie, dansent sur l’embouchure des trompes.
On retrouve Thierry Madiot le lendemain à la Gaîté Lyrique, en collaboration avec Yanik Miossec :
Dans une salle close, deux groupes assis de trois visiteurs, en deux arcs de cercles dos à dos, et tout le monde a au-dessus de sa tête deux petites enceintes, une vers l’oreille gauche une vers l’oreille droite, et sous les chaises et dans la salle, divers jeux d’enceintes diffusent en haute fidélité des bruits glanés dans le quotidien, enregistrés très proprement : du genre, bruit du papier de bonbon en mode électroacoustique. Dans le même temps, les deux artistes manipulateurs – un par groupe de trois visiteurs -, additionnés au dispositif de diffusion, jouent en live dans notre dos de ces mêmes objets, les déplacent, éventuellement les samplent, et influent sur la localisation stéréophonique des sons envoyés.
Quoiqu’elle réunisse les conditions d’une bonne « mise en audibilité » des sons, qui trouvent ici l’espace pour se faire entendre, l’installation pose cependant une petite question de destinataire. Car si elle a tout pour émerveiller ou amuser le visiteur néophyte – ce qui est très bien -, en revanche l’auditeur un peu plus aguerri a des chances d’être déjà au courant de ce qu’on nous y fait découvrir. Et le résultat n’étant, somme toute, pas extrêmement au-delà d’une sorte de livre d’images pour les oreilles, clair et bien tourné mais n’ajoutant finalement pas une grande valeur musicale ou compositionnelle à son aspect documentaire, on risque, alors, d’avoir plus de peine à y trouver une véritable matière à nouveauté, un étonnement ou un plaisir particulier. L’entreprise est louable, et telle quelle bien menée, mais les moyens qu’elle déploie (salle, petite armada technologique, un peu moins de trente minutes non-négociables de présence…) en justifient-ils réellement la fin ?
La vie est ailleurs
Le lendemain à la Générale, l’Américain d’origine chinoise Li Dai Guo offre un beau récital solo de divers instruments traditionnels chinois, utilisés ici dans une approche répétitive en filiation avec le minimalisme américain, qui se trouve réinterprété en harmonies extrême-orientales : le Steve Reich du Yunnan.
Puis Laurent Jeanneau aka Kink Gong, qui a publié plusieurs CD chez Sublime Frequencies, projette le film que David Harris a tourné à son sujet et sur sa quête, dans les villages d’Asie du Sud-Est (sud-ouest de la Chine, Laos, Cambodge, Vietnam), pour en enregistrer les chants mais surtout les instruments dont la pratique est en train de se perdre au présent à mesure que les personnes âgées disparaissent. Comme toujours dès qu’on sort le nez d’occident, les musiques ouvrent des perspectives parfaitement inédites ici de ce que peuvent être une mélodie, une harmonie, et ça donne envie d’aller voir.
Le mardi au Centre Barbara, après un duo électro-chinois entre les précédents Li Dai Guo et Laurent Jeanneau sous le nom de Computer Pipa, William Bennett de Whitehouse, en solo sous le nom de Cut Hands (lire à ce sujet le prochain numéro de Chro, en kiosque le 15 mai 2013), proposait un set d’afronoise, genre qu’il définit par un croisement entre rythmiques tribales et boîtes à rythmes parcourues d’agressions aiguës. L’avantage et l’inconvénient sont le même, c’est que c’est un concert un peu osé et donc un peu casse-gueule. L’osé, ce n’est pas tant le concept d’afronoise, qui met un nom sur un hybride qu’on n’a pas tant que ça l’impression d’avoir jamais vu, l’osé c’est plutôt d’axer sa musique et son concert sur un souffle « one way » : c’est-à-dire qu’au lieu de chercher à provoquer la danse par une succession de pleins et de vides, de boums et de tchis par exemple, ou plus largement de pleins et de déliés, dans un équilibrage et une succession de denses et de moins denses, il cherche à provoquer la transe par un flux tendu qui ne dévie jamais du côté plein et dense, toujours en quête de plus de tension, et jamais de relâchement. C’est louablement téméraire ; l’inconvénient, toutefois, c’est que seulement de rares moments prendront, le reste finalement ne jouant la densité que sur le quantitatif (de gros boums, un son fort, un rythme rapide) et pas tant sur le qualitatif.
Suivent Torturing Nurse (photo ci_dessus), dont c’est le premier concert en France, venus représenter la scène noise chinoise. Rime visuelle. C’est bref, sec, c’est une masse sonore pleine de colère et traversée de longs fouets d’électricité qui s’entrelacent à l’intérieur, puis ça s’arrête.
Enfin sous le nom de Mecanation (photo ci-dessous), Pierre Bastien, l’auteur d’instruments et de machines mécaniques à musique, également trompettiste, qu’on a connu en solo ou, par exemple, aux côtés de Comelade et / ou de Berrocal, forme ici un duo avec One Man Nation, originaire de Singapour et qui se définit comme un musicien expérimental transgenre (transgender), et qui, pour sa part, manipulait des pads et des potentiomètres. Le concert est marqué par une très belle qualité d’écoute, d’harmonisation de l’un à l’autre, adaptation et réaction de chacun à ce que l’autre apporte, chacun très doucement et très humblement, jusqu’à ce que les deux voix, a priori distinctes par le type de sonorités, d’harmonies, de sympathies, d’attaques, et tout ce qui différencie le synthétique analogique du mécanique et du vent, se fondent de plus en plus l’une avec l’autre en un seul tout très prudent, très attentif à l’instant, sensible aux changements et aux relations, qui a terminé la soirée sur un beau moment de lenteur et de suspens.
Fantôme du rock (part 1)
Mercredi, à la Dynamo de Pantin qui abrite discrètement un endroit bien fait et plutôt chaleureux, il faudra patienter avant de s’enthousiasmer : pour commencer, sur la harsh noise de Vomir, Marc Hurtado gueule, dans un style français old shcool tripes sur la table et critique révoltée de la société, des paroles pas très passionnantes, et qui font facilement écran.
Puis sous le nom de Gravetemple, Stephen O’Malley de Sunn O))) s’allie au guitariste Oren Ambarchi, qui a joué notamment avec John Zorn (qui n’a pas joué avec John Zorn ?), et à Attila Csihar, chargé de voix, mi-Tazartès mi-métal et qui prend un malin plaisir à se prendre pour un moine électrique, voire pour Dark Vador ou tout simplement : le diable. C’est très embêtant de critiquer les gens qui font des efforts, mais ce serait mieux qu’il ne chante pas.
Et ce serait bien aussi qu’Oren Ambarchi ne décide pas subitement de prendre la batterie sous prétexte que ça explose, parce qu’en fait il n’est pas batteur.
Certes, sur scène, l’O’Malley ne manque pas d’une certaine élégance, avec sa silhouette détendue de métalleux aux cheveux propres, et sa belle guitare qui brille bleu comme un cocktail de Tom Cruise. Mais tout de même.
Ca manque de quelque chose, de drogue, de sexe… de quelque chose. Ou de drogue ou de sexe, enfin de quelque chose. Ce n’est pas propre à Gravetemple, c’est une impression générale, à des concerts ou plus généralement dans des lieux humains de création et de vie, une sensation de choses lissées dedans avant même que de sortir dehors, et Gravetemple, comme d’autres, dégage ce même quelque chose prude, pacifié. Par endroits, des moments de brillance harmonique bruitiste qui arrivent comme sur un plateau rappellent la maîtrise évidente des paramètres musicaux, mais il est dommage qu’ils soient tant floutés par des éléments qui épaississent l’ensemble.
Enfin, grand bonheur avec la prestation des Néo-Zélandais de The Dead C (photo ci-dessous) : une improvisation de 70 minutes, deux guitares et une batterie, qui semble creuser un unique sillon harmonique parcouru de mille variations entremêlées à l’intérieur, une même couleur générale à l’intérieur de laquelle, comme des rayures multicolores de pellicule finiraient par former le film même, évoluent des lignes de bruit dont les mélodies et les teintes redéfinissent et renouvellent sans cesse les tonalités internes de la masse. Le tout, qui fonce sans relâche pendant plus d’une heure, est emporté par un batteur qui semble servir de guide et de moteur, par la place centrale qu’il prend et les directions qu’il impulse au flux, dans un geste pourtant toujours complètement collectif, brut et anti-solo.
C’est beau, c’est chaud, c’est plein d’humour aussi et ça fait beaucoup de bien.
Les savants se disputent (interlude)
Le lendemain, jeudi, ça se passe à la Marbrerie de Montreuil, et ça commence avec les élèves de Michel Dujardin dans la pièce Burdocks (1970-1971) de Christian Wolff, dont la partition se présente de manière ouverte et métaphorique, et laisse une large part à l’improvisation. Après un début un peu sage, ça se densifie et ça prend.
Puis jouée par l’Ensemble Dedalus, une pièce récente du même, Dijon, écrite en 2012 et créée en février dernier, présente la particularité d’être constituée parfois de brèves notes uniques jouées successivement par chacun des musiciens de manière relativement acrobatique : la mélodie saute, note par note, d’un musicien à l’autre, ce qui a aussi des implications stéréophoniques dues à leur disposition en arc de cercle.
L’œuvre présente certainement de grandes difficultés d’exécution en termes d’écoute des autres et d’exactitude rythmique, mais pour le coup, ça manque juste terriblement de sexe.
Après quoi l’ensemble donne, en création cette fois, Cutting Lines de Jean-Philippe Gross, qui se base sur des notes très longues tenues ensemble par cinq instrumentistes, sur les frottements de textures, harmoniques et dissonants qui en résultent, sur les silences qui les séparent, et sur les sentiments de « temps-musique » qui s’installent au fur et à mesure. La pièce est concentrée et juste, et aurait mérité d’être moins concurrencée par les conversations de la cour et le son sous les chaussures des gobelets en plastique. C’est la vie.
Pour finir, deux nerds allemands revisitent l’œuvre d’Ursula Bogner (1946-1994), pharmacienne, artiste, fondatrice du Studio für Elektronische Musik de Cologne (c’est chic), créatrice de musiques pour bandes. Les deux compères germains s’en donnent donc à cœur joie, bidouillant analogiquement leur matériau par toutes sortes de boutons, de branchements et de leds, tandis qu’un diaporama très pédagogique en projection nous parle à droite de Wilhelm Reich, de la théorie de l’orgone et de la seconde moitié du XXe siècle. On songe à une parole, peut-être de Calvin ou de Hobbes, disant que le bruit que font les enfants est à la fois extrêmement plaisant, pour eux, à produire, et relativement déplaisant, pour les autres, à entendre : on imagine très bien, si l’on se met à la place de Jan Jelinek et Andrew Pekler, le bon moment qu’ils passent, mais sauf en de rares instants d’intensification, quelque chose comme l’ennui flotte doucement dans l’air, comme une absence de densité, un moment qui ne parvient pas à s’électrifier, un décalage, peut-être, entre la virtuosité des manipulateurs et leur manque, finalement, de pertinence musicale.
Fantôme du rock – part 2
L’heure de la sortie, c’est le meilleur moment de la journée, et vendredi, on fête ça à Saint-Merri. Une église aux mains des hippies !
L’introduction par le Trio Barocco n’est pas extrêmement révolutionnaire, c’est une sorte de free jazz énervé très français dans un rapport de force avec, on ne sait trop quoi finalement… soi-même ? L’instrument ? La musique ? Finalement ça ne compte pas vraiment, parce que la force, ça ne produit pas grand-chose : solos de saxophone qui fusent mais on ne sait pas toujours vers où, peut-être se prennent-ils un peu pour John Zorn version Painkiller (qui ne se prend pas un peu pour John Zorn ?), et guitare rendue inaudible par une batterie surprésente qui a l’air de vouloir jouer de la jungle, mais très fort.
La prestation très attendue de The Red Krayola, quoique laissant un peu sur leur faim les grands fans, reste absolument appréciable, c’est une folk saturée faite des Etats-Unis comme la rivière est faite d’eau, et qui raconte des histoires dont les textes, les accents et tous les accords nous rendent un peu Texans. Par moments, les sons électroniques dialoguent joliment avec la voix et les guitares, et leur impulsent paradoxalement une belle incarnation.
C’est peut-être l’effet Cheveu, le nombre de jolies filles a nettement augmenté. Et en effet, quand ils jouent elles crient.
Après une imposante ouverture à l’orgue par Xavier Klaine de Winter Family qui les accompagnait pour la soirée, et un début de concert qui pouvait laisser craindre un ou deux côtés mode – ce n’est peut-être pas le groupe, c’est peut-être le public, ou c’est peut-être le pays et c’est peut-être l’époque, mais il y a un parfum de propreté et de politesse, de vêtements repassés, de jeunes gens presque un peu trop chics, qui influe certainement sur la perception de la musique -, Cheveu trouve sa vitesse et l’emporte complètement par une honnêteté indiscutable, d’authentiques moments d’explosion physique noyée de cris et de bruit, un désir de communion festive, un goût du bordel et de la joie, qui fédèrent et ravissent l’assemblée en furie.
Au-dessus de la référence à New Order et de l’héritage dance pop, les rythmiques rapides et brutales, les guitares sales, la voix scandeuse et rassembleuse, font étrangement mais fortement penser aux Bérurier Noir, soutenus et ouverts par des étages synthétiques et saturés qui réveillent des échos d’hymnes krautrock. Ça fonce, ça veut, ça joue.
Un pressentiment d’été
À force d’à force on est samedi, c’est la fin d’après-midi au joyeux Cirque Électrique, et tandis qu’une conférence-performance du Projet Sillon s’intéresse à la possibilité de fabriquer des vinyles en ajoutant de la matière par le plastique 3D plutôt qu’en en ôtant par la gravure, Flo Kaufman, de son côté, laisse à disposition du public la cabine du Disk-o-Mat, photomaton à vinyle qui vous presse sur le pouce une copie de votre minute de gloire. On retrouve ensuite le même pour une performance solo très précise malgré ses outils improbables – un aspirateur analogique à boutons ?… Mystère -, beau dialogue de fréquences, de textures, net et condensé.
Puis Pied Gauche (photo ci-dessus), soit Super Jean-François Plomb, joue trois accords de basse légèrement saturée sur les rythmiques répétitives de mécaniques bricolées, tandis qu’une vidéo en super 8 fait passer en boucle trois voitures dans une route ensoleillée de montagne. Vingt minutes plus tard, ça n’a pas beaucoup bougé, mais pourquoi pas.
On change ensuite de chapiteau pour les concerts du soir, et l’on passe à Coolhaven. À moins d’aimer les clowns, la commedia dell’arte, l’ironie politique appliquée au gabber, les déguisements ou les perruques, c’est quand même un peu trop médiocre pour être supportable.
Nous arrivons enfin au chapitre Plastobéton. S’il n’y avait eu qu’un nom pour se réjouir du programme, ç’aurait été Plastobéton. Pour les vétérans de l’amour, Plastobéton, c’est d’abord, il y a dix ans, le collectif graphique Do you Like Sushi ?, mené à Metz et Strasbourg par Nafi, Sylvie P. et Hessssss, auteurs de certaines des œuvres les plus violemment bêtes, incorrectes, les plus immédiates et les plus géniales de la scène dessin-édition depuis qu’il y a un monde. Si vous n’avez jamais entendu parler de L’Encyclopédie de qu’est-ce qu’une chatte réellement, de Bloum le poulain juif, ou de Être handicapé dans notre monde moderne, c’est normal, c’est parce que ce sont des exemplaires uniques, et que ce n’est pas vous qui les avez. En musique, Nafi est la moitié de Scorpion Violente, Sylvie P, guitariste qui s’appelle Guillaume M, est l’âme et la voix de The Feeling of Love, et tous deux, et Sid Kraljevic qui chante, sont Plastobéton, membre de La Grande Triple Alliance Internationale de l’Est. Ils sont rares, ils sont purs, ils viennent du réel et ne le lâchent jamais, ils sont simples dans tout ça et ce qu’ils produisent est beau. C’est du punk à synthétiseurs rempli de Lorraine, d’Allemagne, de guerre, de cheminées nucléaires et d’autoroutes cassées, de bière renversée dans la cave et du cadavre du Général de Gaulle, et par-dessus tout ça, d’une sorte de poésie unique et en définitive : d’amour. « La prison c’est la liberté », et Metz is the future.
Pour terminer la soirée, les Talking Heads allemands de Palais Schaumburg, pour la première fois à l’ouest de Sarrebruck, jouent, parmi un ou deux tubes (Wir bauen eine neue Stadt), leur synth-dance à trompette devant des spectateurs très contents qui les feront même revenir en rappel, visiblement touchés d’entendre scandér le nom d’un de leurs morceaux par un public français de 2013.
Le dimanche, jour du Seigneur, il fait beau et on revient au Cirque, où Jean-François Blanquet et Jérôme Blanquet, sous le nom adapté de Démolécularisation, proposent une performance après Duras après Godard : pour la partie visuelle, projection de sous-titres, parfois de descriptions pour malentendants, qui pleuvent et s’emmêlent progressivement ; pour la partie sonore, extraits juxtaposés de musiques de films, tandis que l’un des deux Blanquet décrit au micro, de manière pas trop préparée, des images de films et le déroulement des scènes. Seul manquante, donc : l’image même, convoquée par tout et pourtant maintenue invisible. Exercice périlleux, dont nos amis se sortent finalement très bien grâce à son caractère improvisé – dans le choix des bandes-sons et celui des scènes à décrire, comme dans la manipulation visuelle des sous-titres -, joyeusement spontané, modeste et non dénué d’humour, au lieu de l’épreuve pompeusement intellectuelle que cela aurait facilement pu être. Ça n’est pas fait pour qu’on suive tout, mais pour brouiller les pistes et qu’on attrape, par exemple : J’ai vu une fille volant dans le ciel, et je scrutais sa jupe. Son crane était explose (fautes de frappe incluses).
Clarence Manuello de Volcano The Bear n’ayant finalement pas pu être là, on mangera une crêpe à la place.
Puis René Zosso, chanteur et joueur de vielle à roue et collaborateur de Jordi Savall autant que du GRM, et Anne Osnowycz, chanteuse et qui joue de l’épinette, offrent un heureux récital anachronique, de poèmes chantés de troubadours et de chansons traditionnelles méconnues, voire de textes latins mis en musique. Passé le côté folklorique, c’est une heure plaisante d’harmonies anciennes, de paroles de cœur et même de petits éclaircissements pédagogiques.
Au rayon outsiders, Frédéric Le Junter en tient une sacrée couche, et il en joue bien : mettant en scène et en musique ses petits outils sonores aléatoires ou mécaniques, par-dessus lesquels il chante, d’une voix finalement assez formidable, des petits morceaux de littérature brute et absurde, drôle et étrange : « Petit poisson, bien au fond, la plaie des sens ». Fasciné par son propre petit monde, et la magie irréductible par laquelle, quand on fait vibrer ça produit du son, quand on fait tourner ça produit un rythme, il s’amuse, amuse, finit par un bel anti-blues.
Enfin, le festival se termine en apothéose par un magnifique coup de soleil d’énergie, de chant, de rire, de joie physique et d’émotions, qu’on doit aux Suisses bâloises de langue natale allemande Les Reines Prochaines.
Elles sont quatre, sont reines depuis 1987, sont aussi artistes, parlent et chantent un français chaotique doublé d’un accent à couper au fil à gruyère, et jouent du saxophone, de la guitare basse ou de la trompette.
Dire que c’est de la chanson à texte, dans une ambiance un peu Almodovar du Rhin à tendance cabaret, drôle et à fond féministe, donnerait facilement envie d’aller se mettre la tête dans une meule de foin plutôt qu’au concert.
Eh bien on aurait fichtrement tort, car ici la description et la réalité deviennent impossibles à concilier : parce qu’en fait, c’est génial.
Elles ne sont pas « drôles », elles sont « extraordinairement drôles », elles sont : à pleurer de rire, longtemps, pendant tout le concert, ou peut-être tout le spectacle : cris, danses, micro-performances, chansons, fabuleuses histoires racontées (le tatouage d’aspirateur et autres merveilles), parmi lesquelles se glissent, de manière absolument fine et rayonnante d’humour, des poésies balades sur la banalité conjugale, la semaine et la neige qui entre dans le salon (« hello, snow »), et des chansons d’amour mi-hilarantes mi-bouleversantes. On n’a pas vraiment envie de dire autre chose : elles sont belles.
Transfigurées par les lumières de la scène, leur chant, leur joie et leur musique, elles offrent une inoubliable explosion d’humanité et de bonheur, et on leur dit merci pour un si radieux moment.
Demain ne meurt jamais
Des fois ça prend et des fois non, parfois c’est réussi et parfois c’est raté, parfois c’est merveilleux et parfois pas vraiment, on essaie et puis on voit : la musique « expérimentale », comme la n’importe quoi d’ « expérimental », c’est ce qui fait des expériences, qui essaie, qui tente.
Pourquoi ? Parce que, pour aller voir, pour essayer, parce qu’on se demande, parce qu’on veut savoir, parce que ça intrigue, parce qu’il y a là-bas une question. Et c’est comme ça que les choses avancent. Toujours.
A l’image de ce désir, le festival Sonic Protest a mis en place pour la 9e année une programmation qui désire, qui veut aller voir, qui se demande et qui essaie. Il y a eu des éclats brillants, des cris, des moments de bonheur, et si parmi ces éclats l’expérience a parfois moins pris, l’ensemble constitue une structure précieuse, et rare dans le contexte français, qui cherche à rassembler pendant dix jours, dans un cadre d’unification et de diffusion ambitieux, des acteurs et des actrices de paysages aussi divers que possible, que chacun explore dans son monde au long de l’année, et qui se retrouvent ici pour un moment de partage amical et généreux. Le détail des réussites et des manqués compte moins que cette volonté de fédérer les singularités et de les offrir au public, qui en repart toujours plus riche, de sons, de pensées et de moments.
Voir le site officiel de Sonic Protes