Philippe Garrel est ce mois-ci sur tous les fronts. D’une part avec la sortie le 3 mars du Vent de la Nuit, son dernier opus en date, avec Catherine Deneuve, Daniel Duval et Xavier Beauvois. D’autre part avec une rétrospective qui lui sera consacrée du 10 au 16 mars au Grand Action*. Enfin, avec un portrait réalisé par Françoise Etchegaray et Thomas Lescure dans la série Cinéastes de notre Temps diffusé sur Arte le 3 mars. Trois raisons pour se pencher sur les films (et en particulier le dernier) de ce grand artiste trop longtemps marginalisé.
Qu’est-ce qui frappe en premier lieu dans le dernier film de Philippe Garrel, Le Vent de la nuit ? Peut-être le fait qu’on y dorme beaucoup. En voiture, pendant que son compagnon de route conduit ou fait le plein d’essence. Après l’amour (le superbe dernier plan de Deneuve enfouie sous les draps). Après la mort, forcément : le sommeil éternel comme accomplissement de l’œuvre. Le premier titre du scénario était Le Sommeil des Justes. Les « Justes », pour Garrel, ce sont les grands mélancoliques, les amoureux d’un passé à jamais révolu (Serge / Daniel Duval) ou d’une époque mythique qu’ils n’ont pas eu la chance de connaître (Paul / Xavier Beauvois). Mais les « Justes », ce sont surtout ces corps fatigués, travaillés par le temps et le deuil progressif de l’amour. Un amour auquel Hélène / Deneuve fait mine de croire, bien qu’elle ne soit pas dupe (surtout quand Paul lui lance un « on va faire un bout de chemin ensemble… » assassin). Serge, lui, ne fait plus semblant : l’Amour a été et ne sera plus, même si demeure l’éventualité de la rencontre, la douceur d’une âme croisée dans les derniers mètres du parcours (Hélène comme « sœur de vie« ). Alors, il ne reste plus qu’à déambuler sur les quais de la Seine, rouler à travers l’Allemagne et l’Italie, histoire de profiter une dernière fois des beautés relatives (la véritable ayant disparu et n’ayant laissé comme traces concrètes de passage qu’une photo et une pierre tombale) offertes par le monde.
Le cinéma des années 60-70 est désormais bien loin : on ne hurle plus son désespoir à travers des phrases désordonnées (La Cicatrice intérieure) et on ne se révolte plus contre une société aberrante (Marie pour mémoire). On ne court plus et on a cessé de s’impliquer dans les utopies, quelles qu’elles soient. Les figures garréliennes, depuis Liberté la nuit ou même peut-être L’Enfant secret, sont toutes frappées par cette maladie à la fois terrible et magnifique qu’est le spleen. Douleur contenue des visages, tentation du vide (Deneuve près de la fenêtre dans l’une des plus belles scènes du Vent de la nuit), déplacements apaisés (même si la 2 CV de La Naissance de l’Amour est devenue une Porsche dans le dernier film), fatigue généralisée qui se lit sur tout le corps.
Les films de Garrel sont devenus de sublimes traités de la désolation, celle causée par le manque et la perte. Et les acteurs se doivent d’être au diapason. Ainsi, Catherine Deneuve a rarement été aussi bien vue que dans Le Vent de la nuit, non pas parce que débarrassée de ses apparats habituels (impossible de l’imaginer en prolétaire, c’est pourquoi elle est dans le film plus que jamais une bourgeoise du 6e arrondissement), mais parce que Garrel cherche à la filmer en tant que telle. Ce n’est jamais ce qui se passe derrière le masque (c’est-à-dire le maquillage, la coiffure, la tenue) qui est important aux yeux du cinéaste, mais ce qui se passe avec ce masque. La crise peut surgir au détour d’une conversation mondaine et le désir lors d’un repas de convention un peu gênant. La détresse ou la vérité du Moi se fait à ce moment-là encore plus évidente et bouleversante, parce qu’attachée à un statut qui ne correspond pas à l’identité profonde du personnage. Garrel ne met pas à nu : ses créatures le sont déjà la plupart du temps. Ce qui est fondamental, c’est savoir saisir ces instants de pure intimité sans violer l’image des comédiens. Et c’est cette captation « tranquille » du désespoir qui fait de Philippe Garrel l’un des plus grands cinéastes contemporains.
* Rétrospéctive Philippe Garrel au Grand Action
5, rue des Écoles – Paris 5e
Lire notre critique du Vent de la nuit de Philippe Garel