En concert pour la promotion de son nouvel album, Paloma negra, la chanteuse vénézuélienne Soledad Bravo a envoûté le public de la Maison de l’Amérique latine avec un superbe répertoire de chansons populaires du continent sud-américain. Seule sur scène avec son fidèle guitariste, Dioni Vélasquez, cette immense interprète a chanté les blessures de la vie et de la passion avec une intensité extraordinaire. Elle nous reçoit avec son mari et producteur, Antonio Sánchez. Grande admiratrice de Barbara, Soledad nous a fait l’honneur de chanter une version exquise de « Göttingen ». Entre deux questions, et en français.
Chronic’art : Vous avez commencé à chanter en France ?
Soledad Bravo : J’ai vécu en France pendant six mois, en 1967. A l’époque, je ne voulais pas être chanteuse. A mon retour au Venezuela, j’ai commencé à chanter à l’université. Il y avait beaucoup d’ambiance, c’était avant mai 1968. Il y avait un petit théâtre à l’Ecole d’architecture où j’étudiais. Un groupe d’étudiants y jouait des pièces de Garcia Lorca et de Ionesco. La première fois que je suis montée sur scène, c’était pour interpréter une pièce de Lorca, Amor de don Perlimplín con Belisa en su jardin. Je devais jouer de la guitare et chanter des chansons de Lorca. Une journaliste vénézuélienne avait assisté à une représentation et avait été impressionnée par ma voix. Elle m’avait invitée à participer à une émission de télévision quotidienne, Buenos Dias. Ma carrière de chanteuse a débuté ainsi. Cette émission était très connue, il y avait des débats avec des hommes politiques et des intellectuels qui commentaient l’actualité politique vénézuélienne. J’intervenais en interprétant des chansons ; pas uniquement des chansons engagées, cela pouvait être des chansons françaises, des œuvres du folklore mais aussi des chansons de la résistance espagnole antifranquiste. Je suis retournée en France en 1979 pour chanter au Théâtre de la Ville de Paris pendant deux semaines et faire quelques festivals comme Bourges. Après cela, je suis revenu au Venezuela et j’ai voulu changer de répertoire, rompre avec ces chansons d’auteur. J’ai commencé à faire des boleros puis j’ai joué avec des grands musiciens de jazz ou de salsa comme Willie Colón, Airto Moreira, Chico Buarque, etc.
C’était un changement radical ?
Antonio Sánchez : Oui et non. Cela s’est fait par étapes, elle n’a pas abordé la musique populaire afro-caribéenne du jour au lendemain. Aujourd’hui, Soledad chante avec son groupe de 7 ou 14 musiciens, selon les occasions.
Paloma negra est donc un retour à une chanson d’auteur plus intimiste ?
S.B. : Non, c’est mon répertoire habituel. Concernant Paloma negra, je venais d’enregistrer un duo avec Pablo Milanés à La Havane et j’avais aussi fait une maquette de La Mazza. Egon Kragel (le directeur artistique de Last Call Records) l’a écoutée et il a beaucoup aimé cette chanson. Il m’a demandé d’autres enregistrements. C’est à cause de cette chanson que le disque existe. La Mazza est un rythme argentin écrit par un Cubain, Silvio Rodrígues. Au milieu de la chanson, il y a des rythmes joués avec un tambour typiquement argentin (le bombo). Cette chanson est une déclaration de principes. On ne peut vivre sans croire en des valeurs supérieures comme la foi, la force, la franchise, etc., car, dans la vie, tout le reste est superficiel. C’est une chanson très forte, pleine d’espoir, qui insiste sur l’importance de la lutte. La Mazza est une masse utilisée pour casser des pierres dans les carrières.
Certaines chansons de Paloma negra furent juste enregistrées pour vos amis. Est-ce habituel ?
S.B. : Non, je l’ai fait une fois seulement, en 1979. J’avais enregistré quelques chansons pour mes amis. Je les ai faites en pensant à eux, c’étaient leurs chansons préférées.
A.S. : Nous étions seuls en Espagne, nous avions la nostalgie du Venezuela. On a enregistré dix ou douze chansons. On ne les a pas éditées car elles n’étaient pas dans l’esprit de ce que Soledad faisait à l’époque. Soledad interprétait ces chansons uniquement dans des fêtes ou des réunions privées. On a juste enregistré une dizaine de cassettes pour nos amis et puis on a complètement oublié ces bandes. Lorsque Egon a écouté La Mazza, il nous a demandé si nous n’avions pas d’autres chansons dans ce style, avec un simple accompagnement de guitare. Je me suis alors souvenu de ces enregistrements et quand il les a écoutés, il a été bouleversé. Ensuite, Soledad a enregistré de nouvelles chansons à Madrid pour l’album.
Vous chantez magnifiquement la langue brésilienne.
S.B. : Je chante beaucoup de chansons brésiliennes. J’ai beaucoup d’amis brésiliens, artistes et compositeurs : Chico Buarque, Maria Bethâna, Milton Nascimento et Caetano Veloso. Quand j’avais 18 ans, j’aimais beaucoup le folklore ainsi que les musiciens de ma génération, Milton, Chico… Dans mes premiers disques, j’ai enregistré des chansons de Baden Powell, Vinícius de Moraes, Tom Jobim et de Dorival Caymmi, un compositeur de Bahia qui a fait des chansons merveilleuses. C’est à cause de lui que j’ai appris le brésilien et que je me suis intéressée à la musique brésilienne. Grâce aussi à la chanteuse Maysa.
En concert, vous avez une expression très théâtrale, vous déployez beaucoup d’énergie.
S.B. : Je suis une très mauvaise actrice, c’est pour cela que j’ai décidé de chanter. Ce sont deux choses différentes. Je pense que chaque chanson est une petite œuvre que l’on doit interpréter avec précision. Il faut incarner chaque phrase, chaque mot comme s’il s’agissait de l’unique chose existant au monde, et oublier tout le reste. En 3 minutes !
Vous avez également récité un poème.
S.B. : Dans ma carrière, j’ai mis beaucoup de poèmes en musique, d’auteurs espagnols et latino-américains. J’ai fait un disque uniquement composé de poèmes inédits d’Alberti, le dernier grand poète espagnol. Ce disque, Soledad Bravo/Rafael Alberti, a reçu le grand prix du disque de l’académie Charles-Cros en France. Dans les années 20, Alberti faisait partie d’un groupe d’artistes vivant à la résidence universitaire de Madrid réunissant Buñuel, Dali et Lorca. Pendant la guerre civile espagnole, il a pu s’exiler en Argentine. Mes parents étaient des républicains espagnols, ils ont fui l’Espagne pour le Venezuela. Je suis née en Espagne, mais j’ai été élevée au Venezuela.
Cela explique votre engagement politique ?
S.B. : Il s’agit plus d’un héritage culturel et spirituel que politique. Cela fait partie de l’éducation que j’ai reçue dans mon enfance et mon adolescence. Ce bagage culturel espagnol s’est mélangé à l’environnement vénézuélien et latino-américain dans lequel j’ai vécu. Mon ambition a toujours été de chanter de très beaux textes, pas nécessairement composés par des poètes. Des gens comme Chico Buarque, Violetta Parra, Milton, les Cubains… sont les représentants d’une tradition musicale très riche en Amérique latine. C’est de la musique populaire avec des textes magnifiques, ce n’est pas de la variété comme vous l’appelez ici. Le rapport entre la poésie et la chanson est très étroit en Amérique latine, comme en Espagne d’ailleurs.
Vous composez ?
S.B. : Un peu. J’ai adapté des poèmes, mais je me considère fondamentalement comme une interprète.
A.S. : Elle a composé deux ou trois chansons que je trouve merveilleuses mais elle ne s’accepte pas comme auteur-compositeur. C’est un sujet de débat entre nous (rires).
S.B. : Il y des gens qui écrivent beaucoup mieux que moi…
Vous les jouerez peut-être dans le prochain album ?
S.B. : Ou dans une vie future (rires). Dans ce cas, je voudrais être auteur-compositeur et surtout pianiste !
En 1968, vous chantiez Hasta siempre que vous avez repris en concert. Certaines personnes s’étonnent que l’on puisse encore chanter des hymnes à la révolution cubaine.
S.B. : J’ai expliqué pourquoi j’ai chanté Hasta siempre à Paris. J’ai enregistré cette chanson il y a 32 ans, cela fait longtemps ! C’est une très belle chanson mais je ne la joue plus. Simplement, Egon Kragel a ressorti ma version pour le trentième anniversaire de la mort du Che. J’ai donc chanté cette chanson en concert pour Egon. Cela n’avait rien de politique. D’ailleurs, je n’ai pas chanté les derniers vers faisant référence à Fidel Castro.
Vous aimeriez faire un disque en français ?
S.B. : Oui. Je ne le parle pas bien mais j’adore chanter en français. J’aime Brel, Brassens…
A.S. : Tu connais sa version de Göttingen de Barbara ?
S.B. : Non. (Soledad chante alors Göttingen d’une voix très douce et en français.)
Bravo !
S.B. : Je me sens très proche de Barbara. J’aime beaucoup ses textes, c’est une grande compositrice.
Vous l’avez rencontrée ?
S.B. : Non jamais, c’est dommage. J’aurais beaucoup voulu la rencontrer mais je suis partie faire un concert en Argentine et Barbara est morte entre-temps. C’est un rendez-vous manqué. Egon m’a envoyé tous les articles consacrés à sa mort. J’aime Aznavour. C’est un des rares artistes français à avoir eu du succès hors de France. Barbara et Brassens sont des phénomènes purement français. Leur musique est le fruit d’une expression locale, elle appartient à l’identité française. Gréco, Aznavour et Bécaud ont traversé les frontières alors que personne ne connaît Brassens et Barbara en Amérique latine.
Vous avez pris des cours de chant ?
S.B. : Je n’ai jamais pris de cours. Je ne sais pas lire la musique.
Alors vous travaillez beaucoup votre voix ?
S.B. : Non, non, je fume, je bois (rires). Je chante d’une manière naturelle et instinctive. Je fais des choses qui conviennent à mon propre corps, sans m’en rendre compte. Je ne sais pas chauffer ma voix avant un concert comme le font tous les chanteurs. Parfois, je suis un peu désespérée. Avec l’âge et la fatigue, j’aimerais avoir cette technique d’échauffement, faire des vocalises.
Vous avez un don !
S.B. : Au Venezuela, beaucoup de jeunes viennent me voir pour que je leur enseigne le chant. Ils voudraient que je sois leur professeur. Mais, je ne peux rien leur apprendre ! Chanter pour moi est quelque chose de naturel.
Le meilleur moyen d’apprendre à chanter est d’écouter vos disques.
S.B. : J’ai beaucoup appris en écoutant les Brésiliens et Barbara, les nuances surtout. Quand on est jeune, on s’inspire des gens que l’on admire. Après, c’est autre chose…
Entretien réalisé par
Après le succès de son concert à la Maison de l’Amérique latine en décembre dernier, Soledad Bravo reviendra jouer à l’Olympia en 2001. Une rare occasion de voir et d’entendre Soledad Bravo sur scène, interpréter son dernier album, le sublime Paloma negra. Les dates de concert seront annoncées sur le site de Last Call Records