Les albums de Bill Callahan se suivent et prennent de l’altitude. Sur Dongs of sevotion, la musique s’éprend de liberté, explorant des paysages sans nom. A l’occasion de la sortie d’un magnifique dixième album, rencontre avec un Lazare sorti de sa tombe, qui goûte à l’ivresse des sommets, pour notre plus grand bonheur.

Chronic’art : L’album Knock, knock est sorti il y a à peine un an : est-ce qu’on retrouve, sur le nouvel album, des morceaux écrits à la même époque ?

Bill Callahan : Il n’y a rien de spécial que j’ai écrit avant. A part Nineteen, qui est assez vieux : il date d’il y a quatre ans environ. Le reste a bien été créé après Knock, knock.

Je disais ça car le son des deux albums est assez proche. Tu as beaucoup travaillé dessus ?

Il y a bien des similitudes, des façons de travailler que j’ai utilisées sur l’album précédent et qu’on retrouve ici. C’est tout.

Lorsque tu rentres en studio, tu as déjà tous les morceaux en tête ?

Oui, à 90 %. La plupart du temps, je suis à peu près sûr de ce à quoi doit ressembler le son. Il y a toujours quelques morceaux, comme I could drive forever, sur Knock, knock, pour lesquels je savais ce que je voulais, sans pouvoir le décrire. C’était strictement la même chose avec le dernier morceau de Dongs of sevotion, Permanent smile. Pour arriver au résultat que j’avais en tête, je ne savais pas quelles notes jouer, quels instruments choisir. Mais, de manière générale, je sais très bien ce qu’il en sera avant d’entrer en studio.

Au moment où tu composes les morceaux, tu penses déjà aux gens avec qui tu vas jouer ?

Non, je compose dans un premier temps. Ensuite, je décide qui va jouer quoi.

Donc les musiciens qui t’accompagnent n’influencent pas, par leur style, ta manière de jouer les morceaux ?

Non, je connais le genre des gens avec qui je vais bosser.

Comment as-tu choisi de travailler avec des membres de Tortoise ? Tu les connaissais ?

Non, pas du tout et je ne connaissais même pas vraiment leur musique. Je les ai vus épauler en concert Tom Zé. J’ai beaucoup aimé. J’ai alors pensé que John (McEntire) et Jeff (Parker) conviendraient parfaitement pour l’album, qu’ils seraient les gens qu’il me fallait pour que les morceaux correspondent à ma vision des choses.

Il y a un grand absent sur cet album : Jim O’Rourke. Pourquoi ?

Pourquoi ?! J’ai fait deux albums avec Jim. J’en ai fait pas mal sans lui, avant. Simplement, je préfère changer de personnes avec qui je travaille, même si les disques avec Jim me plaisent. Mais j’aime l’idée de garder des aspects vierges, inconnus dans ma musique, ça me permet de la remettre plus en question. Knock, knock et Red apple falls, les deux disques que Jim a produits, ne sonnent pas de la même façon, mais ce n’est pas exactement ce que j’attendais. Alors j’ai voulu changer, avoir quelque chose de nouveau.

Et tu as produit toi-même Dongs of sevotion. Tu n’en étais pas à ton coup d’essai ?

Non. J’ai toujours aimé contrôler mon travail. Jim offre pas mal de solutions, il contrebalance tes doutes par ses idées, mais tu finis par perdre le contrôle de ce que tu fais.

Pour peu que l’on connaisse ce que tu as fait avant, la première écoute de Dongs of sevotion donne cette impression d’être totalement imprévisible. L’album était censé exprimer l’hétérogénéité ?

J’avais plein d’idées différentes. Quand j’enregistre un disque, j’essaie de faire ce que j’aurais voulu entendre ailleurs, ce qui n’a pas encore été fait. J’imagine, autant que possible, quelque chose de neuf.

Aucune influence musicale ?

L’essence des morceaux vient de moi, mais je peux très bien me laisser influencer par les musiques que j’écoute. Dans ce cas, ça n’est jamais de l’imitation. S’il y a du Led Zeppelin dans mes morceaux, ça reste du Smog, mais je me serai servi ailleurs.

Les paroles de tes chansons sont toujours imprimées dans tes livrets. Le fait que les gens vont les lire, peut-être même les analyser, ne te pose pas de problème ?

Il y a quelque chose qui me dérange dans l’idée de mettre les paroles sur un disque. Moi-même je tombe dans le piège : j’achète un disque et la première chose que je fais, avant d’écouter la musique, c’est lire les paroles. Mais je ne pense pas que ce soit une très bonne habitude : il faut laisser la musique te nourrir d’une manière abstraite, ce n’est pas une question de textes. On ne lit pas un disque, on l’écoute. J’ai commencé à faire figurer mes paroles, en grande partie lorsque j’ai commencé à être écouté en Europe, à cause de la barrière linguistique.

Tu as envie qu’on comprenne ce que tu as à dire ?

Oui.
Tes paroles sont-elles liées à ta vie privée, ou as-tu recours facilement à la fiction ?

Je ne raconte pas du tout ma vie. Je pense que je cache bien ma vie privée. C’est plus de la fiction, pas de l’autobiographie. Les chansons sont basées sur des expériences que j’ai vécues. Oui, bien sûr, dans ce sens, elles sont personnelles.

Cette expérience schizo, où ta voix se détache de ton corps, dont tu parles dans Distance, tu l’as vraiment vécue ?

Oui, mais pas nécessairement dans la rue, comme c’est expliqué dans le morceau. C’est juste cette impression d’avoir une voix intérieure, comme si tu pouvais faire un pas en arrière et l’écouter de l’extérieur. Je pense que ça peut arriver à n’importe qui.

Tes morceaux sont souvent urbains, tu y parles de rues. C’est un cadre dans lequel tu te sens plus à l’aise ?

C’est là que les choses arrivent : tu es dans ton appartement, rien ne se passe, tu sors dans la rue, et il se passe toujours quelque chose…

Des mots reviennent aussi : ici, c’est le mot « dents ». C’est lié à la manière dont tu écris ?

Il y a des mots et des images que je préfère à certaines périodes de ma vie. Ils me fournissent du matériau pour écrire, ces mots qui n’ont aucun rapport entre eux. Parfois, l’image que leur association provoque correspond à ce que je voulais. J’aime le son et l’effet que certains mots produisent : ce sont des instruments.

Tu racontes des choses terribles, parfois explicites, cruelles, et souvent belles. Mais les obsessions semblent rester à l’identique depuis le début. Crois-tu que ce que tu veux dire n’a pas changé depuis tes premières cassettes ?

Je crois que ça a changé. J’essaie juste de capturer des périodes extrêmes de mon existence, des sensations que je ne connais plus aujourd’hui. Et ça ne m’intéresse plus trop maintenant : je cherche aujourd’hui à être… (silence) objectivement tendre.

Au fil des albums, tu es parvenu à exprimer certaines émotions en choisissant différents modes musicaux : au début, c’était très brouillon, incertain. Ensuite avec Kicking a couple around, on a eu quelques albums d’une beauté dépouillée, avant le tournant déjà présent dans Red apple falls où la musique se fait plus légère. Rétrospectivement, est-ce que tu as l’impression d’avoir trouvé le mode musical le plus adapté, du moins le plus satisfaisant, pour illustrer tes paroles ?

Je pense que ma musique devient de plus en plus claire parce que mon esprit le devient aussi. Quand j’étais jeune, j’étais un peu désorienté, comme beaucoup. Maintenant, je deviens plus sage avec l’âge. Comme les choses que j’écris se basent sur mes expériences, la musique elle-même se fait plus limpide.

Il y a sans doute aussi le fait que ta technique s’améliore, non ?

C’est la même chose : c’est toujours une accumulation de savoir, un processus qui se construit sur le passé. Les première cassettes que j’ai faites étaient vraiment âpres et informes. Mais ce n’était pas plus compliqué, pour moi, d’écrire ça que d’écrire Dongs of sevotion : mes débuts étaient juste un peu plus innocents.

Il y a un album dont tu es particulièrement satisfait ?

Je crois que Kicking a couple around a été une grande rupture pour moi. C’était un album franc, direct et simple : rien d’autre qu’une guitare et ma voix. Ca m’a permis de me recentrer sur mes racines profondes. Je crois que c’est venu en réaction aux tournées que j’avais faites avant, toujours avec mon groupe. J’ai voulu être seul. Alors j’ai tourné seul en Europe pendant des mois.

Tu referais ce genre de choses, seul avec ta guitare ?

Oui, c’est d’ailleurs de cette manière que je commence à composer tous mes disques.

De nouvelles idées pour l’avenir ?

Je suis en train de réunir mes idées pour un prochain album. Ca sera très différent. Pour l’instant, ça n’a pas beaucoup de forme, mais je cherche à développer mon concept.

Tu démarres par un concept ?

Oui, c’est ce à quoi doit ressembler, en fin de compte, l’album.

Et tu as toujours su transcrire musicalement l’idée de départ ?

Oui, mais je n’ai rien à prouver à personne : tout est dans ma tête !

Pourquoi cette pochette où l’on te voit assis dans une église ? Déjà, celle de Burning kingdom évoquait cette ambiance (il s’agissait d’un château allemand)…

J’ai toujours pensé qu’il y avait un lien entre ces deux questions : pourquoi les hommes construisent des églises ? Et pourquoi les hommes font de la musique ? Moi, j’essaie de répliquer cette majesté dans ma musique.

Propos recueillis par

Lire notre critique de Dongs of sevotion de Smog