Serge Lehman a alimenté, pendant six mois, le fil de discussion le plus long de l’histoire d’Internet : un « brainstorming » géant autour de la science-fiction, la métaphysique, la littérature et les dieux. Il en a tiré un important matériau critique, avec l’envie de réviser notre histoire des lettres. Séance de rattrapage.
Tout est parti d’une préface, celle de l’anthologie Retour sur l’horizon (Denoël, 2009), dans laquelle Serge Lehman a jonglé avec les concepts plus promptement qu’un acrobate, terminant sur un numéro d’équilibriste si brièvement exécuté que beaucoup se sont demandés si on n’essayait pas de leur en mettre plein la vue à peu de frais. D’abord, l’anthologie vendue comme une compilation de récits de science-fiction décevait par son contenu ; peu d’anticipation, peu de paradoxes logiques, peu de sense of wonder… Y aurait-il un problème de définition quant à ce qu’est la science-fiction, ou ce qu’elle est devenue ? Ensuite, ce coup de massue asséné à la conscience du fandom en préface : la science-fiction serait par essence métaphysique, elle procèderait principalement par matérialisation du transcendant, et voilà, madame, pourquoi votre fille est muette (en l’occurrence : pourquoi les fans de SF passent pour des ados attardés, avec leurs récits de fin des temps, de dieux omnipotents et de fusées à forme phallique, quand tous les gens sérieux ont surmonté leurs névroses infantiles pour assumer l’ère adulte du « post » – métaphysique / religieux / idéologique). Premier à dégainer : Roland C. Wagner (écrivain, auteur des Futurs mystères de Paris), agacé de voir là des références à Dieu quand le genre se prétend depuis le début matérialiste, et souffre justement de son assimilation aux pseudosciences. Ont suivi quelques sommités du domaine (Gérard Klein, Joseph Altairac), des écrivains, une poignée de lecteurs, et quelques faire-valoir (votre serviteur), qui ont animé quotidiennement, à un rythme soutenu, un fil de discussion totalisant 700 pages, pour plus de 10 000 interventions (visible sur le forum du site ActuSF). Un bouillon intellectuel qui devait bien, un jour, sortir de son ghetto pour contaminer le vaste monde. Serge Lehman en a tiré plusieurs articles à paraître ; on pourrait aisément en faire un livre. Au même moment, Les Moutons Electriques éditent un gros recueil d’entretiens avec des auteurs de SF, comme si le genre entier entrait dans une phase réflexive (cf. encadré). Emboîtons donc le pas à la tendance, en compagnie du principal intéressé, histoire de mettre les choses à plat.
Chronic’art : Serge, tu as longtemps écrit de la science-fiction mais, depuis une dizaine d’années, on connaît surtout ton travail critique sur le genre. Peux-tu résumer ton parcours ?
Serge Lehman : J’ai écrit ma première nouvelle publiée en 1982. J’étais encore au Lycée à ce moment-là. Juste après, il y a eu l’ouverture de la bande FM et j’ai créé une émission critique consacrée aux « mauvais genres », peut-être la première en France, je ne sais pas… Professionnellement, ça ne voulait rien dire mais Métal Hurlant était à l’apogée de son influence, Michel Jeury aussi, Bilal faisait La Foire aux immortels, on sentait qu’il se passait des choses et je voulais en être. De ce point de vue, j’ai grandi comme un Humanoïde. J’ai arrêté mes études et pendant trois ans, j’ai travaillé comme libraire au Quartier Latin en continuant de publier dans les fanzines. A la fin des années 80, j’ai repris un cursus d’Histoire à la Sorbonne et ça m’a plu, beaucoup. Ça m’a inspiré mon premier roman qui est paru au Fleuve Noir en 1990. J’ai écrit la suite, et puis d’autres choses, surtout des nouvelles que je publiais un peu partout dans la presse, Alliage, L’Autre Journal… Quelques critiques, aussi. Mais par rapport aux années 80, tout était devenu plus dur. Je me suis beaucoup investi dans le milieu et j’ai pris des responsabilités éditoriales. On se coordonnait avec Ayerdhal, qui avait commencé en même temps. Finalement, le balancier est reparti dans l’autre sens au milieu de la décennie. Yal a percé chez J’ai Lu, Bordage chez l’Atalante, Dantec louchait vers la SF, il y avait de nouvelles revues comme Bifrost… J’ai fait la trilogie F.A.U.S.T., l’anthologie Escales sur l’horizon, Aucune étoile aussi lointaine et finalement, en 2000, je me suis retrouvé en charge d’une chronique hebdo dans L’Humanité où j’écrivais ce qui me passait par la tête tout en aidant Bilal à adapter La Foire aux immortels pour le cinéma. Quand ça a été fini, tous mes moteurs symboliques se sont éteints d’un coup : j’avais réalisé le programme que je m’étais fixé à 15 ans. Du coup, mon travail critique a pris de l’ampleur, effectivement.
En 1997, tu écrivais que la SF connaissait un nouvel Age d’or, visible dans son omniprésence au cinéma. Pouvait-on en dire autant de la littérature ?
Dans le texte dont tu parles, qui doit être la préface d’Escales sur l’horizon, le cinéma n’était qu’un élément de l’état des lieux. Je l’avais mis en avant pour essayer de dissiper ce malentendu bien français qui faisait que des fans d’Alien ou Blade Runner pouvaient déclarer dans la même phrase : « Mais j’ai horreur de la science-fiction » (variante : « Mais ce n’est pas de la science-fiction »). Comme toutes les constructions irrationnelles, ce court-circuit-là était très difficile à désamorcer. Cela dit, l’essentiel du discours portait sur la SF comme texte. A l’époque, on était en plein dans la vague post-cyberpunk : Iain M. Banks, Greg Egan, Neil Stephenson… Ces gars-là opéraient une synthèse vraiment impressionnante entre le jeu conceptuel et l’ambition littéraire. En France on voyait arriver de nouveaux auteurs, Mathieu Gaborit, Fabrice Colin, David Calvo au moment où ceux de la vague précédente, comme Bordage et Dunyach, produisaient des oeuvres de haut niveau. C’était une période assez euphorique.
Tu pouvais écrire aussi que « la SF écrite en français se porte bien » ; d’un point de vue commercial, c’est plutôt faux, non ?
Non, pas à ce moment-là. Dantec était déjà très au-dessus de la moyenne mais Ayerdhal et Bordage se vendaient bien et même moi, c’était correct. L’anthologie Escales où est paru ce texte a d’ailleurs fait un score tellement inespéré que l’éditeur en a remis une demi-douzaine en chantier.
Ta préface a d’ailleurs fait date, car elle analysait en détail les raisons du déni de légitimité de la SF en France. Peux-tu rappeler brièvement ces raisons ?
Pour faire simple : 1914 a sonné ici le glas de l’époque vernienne et empêché l’approfondissement de ce qu’on appelait alors le roman scientifique, tout le courant littéraire né de J.-H. Rosny et H. G. Wells. On avait pourtant ce qu’il fallait pour le développer : deux pères fondateurs, un théoricien-pionnier remarquable (Maurice Renard), le premier prix Goncourt, une curiosité plutôt bienveillante de la part de revues comme Le Mercure de France… La perception du caractère industriel et scientifique de la Guerre a clos cette période, un phénomène qu’on peut aussi observer en creux dans la percée du surréalisme. Pendant les années 20, le roman scientifique persiste en France mais c’est aux Etats-Unis qu’il prend son essor en tant que phénomène culturel à part entière : la scientific fiction, qui devient science-fiction au début des années 30 et connaît son âge d’or dix ans plus tard, alors que l’Europe se suicide une deuxième fois. Par la suite, d’autres malentendus se sont rajoutés. La présentation de la SF comme un objet purement américain, qui a empêché le public français de se l’approprier, contrairement au roman noir. Sa réputation de « truc mal écrit pour ado » qui a pour l’essentiel été construite par des gens qui ne la lisaient pas, qui utilisaient son nom comme repoussoir. Et un problème très spécifique lié à l’usage du mot « fiction » qui en France n’est jamais associé à la littérature mais s’inscrit plutôt dans un registre péjoratif, du côté du mensonge et de la fabrication, ce qui n’est pas le cas en anglais.
Depuis cette préface, on a l’impression que tout ton travail critique est une entreprise de légitimation du genre ; tu veux « dissiper les malentendus ». Tu te sens en mission ?
Il y a dix ans, je t’aurais dit oui. Aujourd’hui, c’est fini. Le problème de la SF est réglé ou en passe de l’être et les problèmes qui restent, je les étudie pour le plaisir, comme des énigmes.
Réglé, réglé… liquidé, oui ! Mais on va y venir. A propos d’énigmes, il y en a une qui t’a beaucoup occupé : l’occultation de la vieille SF française… N’avons-nous pas été privés d’une certaine histoire littéraire ?
Oui, c’est une chose difficile à comprendre. La découverte de l’âge d’or américain, au début des années 50, a pratiquement effacé tout souvenir de ce qui l’avait précédé à l’exception de Verne et Barjavel. Or, « ce qui précède », c’est quand même trois mille textes dont au moins une centaine de vrais classiques, c’est la première théorie et définition du genre par Maurice Renard en 1909, la première collection spécialisée au monde créée en 1935 par Régis Messac, la fondation de l’école critique française qui s’est ensuite retrouvée dans la revue Fiction et la matrice d’une série de bande dessinée que, pourtant, tout le monde connaît : Blake et Mortimer. Et c’est aussi Jean Ray, le seul auteur européen capable de rivaliser avec Lovecraft. Pour décrire cette occultation, mon copain Jean-Marc Lofficier parle d’amnésie volontaire. C’est quelque chose comme ça.
D’ailleurs, en présentant Chasseurs de chimères, ton anthologie de merveilleux-scientifique (Omnibus, 2006), tu dis que « la vieille science-fiction française s’est elle-même condamnée à l’oubli ». Pourquoi ?
Elle est restée bloquée sur le plan formel. Pour prendre son essor à partir de 1930, elle aurait dû s’inventer une esthétique propre capable de saisir les sujets les plus pointus, comme l’anticipation à long terme et le cadre galactique. Elle aurait dû apprendre à éliminer tout didactisme en s’appuyant sur l’ellipse et les déformations de la langue comme marqueurs. Quelques auteurs y arrivent. Régis Messac, par exemple, dans Quinzinzinzili. Mais la plupart restent dans le cadre du feuilleton ou du roman bourgeois qui les empêche d’aller plus loin.
Pourquoi tous les « romans scientifiques » français étaient-ils pessimistes ?
Leurs auteurs s’inscrivaient totalement dans le système de valeurs de la société bourgeoise ; c’est la raison de leur conservatisme esthétique. Ils savaient que leur monde allait s’effondrer. La fin du monopole civilisationnel européen, l’émergence des grandes organisations transnationales, la technoscience comme moteur de l’histoire, le gigantisme urbain… Pour eux, c’étaient des signes annonciateurs de désastre et de leur point de vue, on peut dire qu’ils ont vu juste puisqu’ils ont été oubliés. Les Américains ont fait le contraire : ils ont lu dans ces tendances les bases de leur domination future. Gérard Klein a analysé tout ça dès la fin des années 60.
En 1950, la France découvre brusquement tous les auteurs de l’Age d’or américain (Asimov, Van Vogt, Heinlein…). Personne ne voit le rapport avec ce qui s’est écrit auparavant dans le même registre. C’est le début du malentendu ?
Oui.
Ok, venons-en à la préface de ta dernière anthologie, Retour sur l’horizon, qui a fait couler beaucoup d’encre. Tu y dis que la SF n’est plus tant un genre littéraire qu’une « forme de la sensibilité générale ». Peux-tu développer ?
L’illégitimité culturelle de la SF a rendu le processus presque imperceptible mais sa diffusion a été massive et globale. Tout le monde connaît Fondation et La Planète des singes, Superman et Valérian, 2001 et Blade Runner, Le Prisonnier et X-Files. La première trilogie Star Wars a été un phénomène générationnel. Matrix aussi. Philip K. Dick est en train de devenir une sorte de Kafka américain et depuis la démocratisation d’Internet, William Gibson fait quasiment figure de prophète cyber. On pourrait lister comme ça les indices pendant des heures, ce serait assez frappant. On verrait sortir des noms que tout le monde connaît, qui font partie du fonds culturel ambiant sans que personne ne les rattache à la SF : Jorge Luis Borgès, Robert Merle, Andrei Tarkovski, Mœbius, Enki Bilal, Alan Moore, Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet, Michel Houellebecq. On parlerait de science spéculative, de philosophie, d’urbanisme, de musique électronique, d’images numériques et à la fin, on se rendrait compte que la science-fiction est comme le rayonnement cosmologique à trois kelvins – qu’elle est présente absolument partout. Qu’elle a été une des fabriques du monde contemporain. La restreindre au statut de genre littéraire, c’est choisir une très petite focale, un peu comme si on ne considérait Einstein que comme un employé atypique du Bureau des Brevets de Berne.
Cette dilution de la sensibilité SF dans la littérature générale signifie-t-elle la mort de la SF, au sens de Renard et Gernsback (une littérature des merveilles de la science) ? Chabon, Duncan, Whittemore… les romans qui ont marqué 2009 dans le milieu n’ont pas grand-chose de SF.
C’est vrai. Mais le milieu est-il représentatif d’autre chose que lui-même ? Je ne sais pas où mène ce processus. Je me contente de l’enregistrer.
Pourquoi la SF est-elle le seul genre à connaître de tels problèmes définitionnels ? On essaie de la définir depuis plus d’un siècle, et on n’est jamais satisfait…
C’est une question intéressante parce qu’elle est sans réponse. J’ai plusieurs idées là-dessus, éventuellement contradictoires entre elles. Peut-être que la SF n’a jamais été un genre au sens strict, comme le polar ou le roman historique ? Peut-être est-elle juste un label apposé sur des choses hétérogènes ? Il y a un noyau dur évidemment et on peut le ramener à une formule, si on le souhaite. Mais en tant que phénomène historique, soumis à évolution, la science-fiction a absorbé tant d’œuvres atypiques que son unité pourrait n’être qu’une illusion d’optique. Tous les marginaux de la littérature s’y sont réfugiés, à un moment ou à un autre.
Cela nous ramène à la question de la « mort de la SF », que l’on a annoncée maintes et maintes fois.
De fait, la pure science-fiction, la hard SF, est de moins en moins lue. Comment l’expliques-tu ?
Je ne l’explique pas. Je ne suis même pas sûr que ce soit vrai. Sterling, Egan, Baxter et Robinson sont lus et pèsent sur le genre, exactement comme Asimov et Clarke autrefois. Et il ne faut pas oublier qu’il y a quarante ans, la hard science avait pratiquement disparu ; elle est revenue en force à la fin des années 80. C’est sans doute un phénomène fluctuant, lié aux évolutions scientifiques elles-mêmes.>
Oui, mais peu de gens ont le bagage intellectuel pour la lire. Regarde Vision Aveugle de Peter Watts : c’est génial d’un point de vue spéculatif mais, honnêtement, c’est à peine lisible : beaucoup trop technique. Or, tu as dit qu’avec la science-fiction, la littérature avait « joué un rôle à l’échelle anthropologique » en influençant les représentations, et parfois la technoscience elle-même… Est-ce toujours le cas ?
On a demandé un jour à Houellebecq pourquoi la SF avait produit si peu de grands romans et il a répondu : « c’est une littérature trop intelligente ». C’est peut-être vrai. La littérature n’a rien à voir avec l’intelligence ou la puissance spéculative. Mais tu poses la question dans des termes qui ne sont pas exactement les miens. La littérature joue un rôle anthropologique depuis Homère : elle crée des catégories et des types et les exporte dans le monde par une sorte de processus viral. Elle fabrique le psychisme humain. Sans l’Odyssée, la Bible et la tragédie grecque, il n’y aurait peut-être pas de « personne » au sens où on l’entend aujourd’hui. Peut-être qu’aucun homme ne saurait dire « je ». Sans Hamlet, la conscience moderne n’aurait sans doute pas pris la forme d’un miroir. Ce que je dis dans la préface de l’anthologie, c’est que la science-fiction n’a peut-être pas produit d’œuvres de ce calibre mais qu’en tant que texte collectif, élaboré en commun pendant un siècle par des centaines d’auteurs qui se répondaient les uns aux autres, elle est elle-même une de ces œuvres : une histoire gigantesque, comportant des millions de pages, diffusée partout de manière presque invisible et qui a élargi les catégories de la sensibilité humaine. Se penser soi-même comme un mutant, se projeter dans l’avenir et avec soi, toute l’espèce humaine, se demander si son clone ou son avatar seront des vraies personnes – ce qui est une façon de scruter sa propre identité à l’aune du tout-génétique et du tout-numérique -, ce sont des choses qu’on ne saurait pas faire sans la SF.
Toujours dans cette préface, tu avances une thèse nouvelle : la science-fiction serait mal perçue en raison de son contenu métaphysique. Qu’est-ce que cela signifie, exactement ?
Comment est-ce que je peux faire pour condenser l’idée en moins de pages que la préface elle-même ? Au XXe siècle, le rasoir d’Occam de la modernité littéraire, ça a été le traitement de l’homme sans condition métaphysique, de l’homme sans Dieu, de l’homme sans qualité. Et la traduction formelle de cette problématique a été recherchée dans le rapport au langage, chez Artaud par exemple. En gros : pas de Dieu = pas de temps = pas de récit = pas de grammaire = pas de moi. Une fois qu’on a tout déconstruit, qu’on a atteint la strate chaotique sous-jacente, on peut faire quelque chose de propre. Le même phénomène s’observe dans la musique et la peinture. Là-dessus arrive la SF et son auto-proclamation de « littérature ultra-moderne », « d’art de la civilisation scientifique ». Les critiques jettent un œil et que voient-ils ? Des récits somme toute linéaires, où la science est la plupart du temps fantasmatique ou fausse mais où on trouve plein d’immortels, de surhommes, d’entités cosmiques ayant tous les pouvoirs, de spéculations sur l’origine et la fin du monde, etc. Le tout avec une espèce de jubilation. Ça a contribué au malentendu, il suffit de refaire l’histoire du coïtus interruptus entre la science-fiction et le Nouveau Roman pour s’en rendre compte. Et par ailleurs, sur l’autre bord du champ culturel, ceux qui cherchaient dans le genre une littérature authentiquement scientifique, solide et documentée, ont immédiatement perçu ce côté fantasmatique. On connaît un rapport de l’Unesco qui appelle les éducateurs scientifiques à manipuler le genre avec précaution dès les années 50. Evidemment, un demi-siècle plus tard, tout ça est assez risible. La SF a pressenti dès le début le transfert des questions métaphysiques de la philosophie et la religion à la technoscience et elle a contribué à leur reformulation.
Cette thèse est toutefois difficile à admettre. On t’a reproché d’exclure ainsi du corpus des auteurs comme Bradbury, Brunner, ou Gibson…
On peut me reprocher ce qu’on veut. Ce n’est qu’une théorie.
Oui, mais elle est mal passé parce qu’elle nous oblige à changer de regard sur la SF, que l’on pensait justement être le lieu du positivisme et de l’attention au réel. Pour toi, l’« ailleurs » de la SF est-il un arrière-monde ? La SF est-elle la continuation de la métaphysique par d’autres moyens ?
Je ne la réduis pas à cette fonction mais je crois qu’on ne peut pas l’ignorer. Et surtout pas parce qu’elle nous déplaît. Je ne suis pas le premier à la signaler, de toute façon. Guy Lardreau a écrit un essai là-dessus dès 1990 : Fictions philosophiques et science-fiction.
Du coup, le coeur du corpus, ce n’est pas Huxley, Bradbury, ou Ballard, qui sont légitimés à hauteur de leur faible teneur en métaphysique… C’est plutôt Bester, Jeury, Egan ?
Oui, il me semble qu’en France en tout cas, c’est l’endroit où on voit le mieux la disjonction entre le système de valeurs de la littérature blanche et celui de la SF. Les textes auxquels la critique a reconnu du bout des lèvres une petite qualité littéraire n’étaient pas tant bien écrits que métaphysiquement « éteints », en ligne avec l’ambiance. L’exemple parfait, c’est sans doute Les Chroniques martiennes où les Martiens, finalement, ce ne sont que les Terriens déplacés. C’est une façon de dire qu’il n’y a pas d’échappatoire. Alors que la SF recherche au contraire systématiquement la plus grande intensité cognitive, l’altérité radicale, l’inhumain, le gigantisme, les perspectives infinies. C’est là qu’elle jubile.
Justement, quand tu cherches à rendre compte de ce qui fait la spécificité de la SF, tu dis que c’est une littérature qui produit un certain effet : une sidération, un vertige cognitif (le sense of wonder). Comment cet effet est-il obtenu ?
Par un certain usage du langage, qui consiste en gros à traiter les métaphores comme réalités concrètes et à construire le récit sur les conséquences logiques de cette concrétisation. Quand le lecteur découvre des textes appuyés sur des images linguistiques « extraordinaires » comme, par exemple, La Machine à explorer le temps ou La Mort de la Terre, il les classe intuitivement comme métaphores, il s’attend à découvrir qu’elles poétisent des choses banales. C’est ce que fait en général la littérature. Dans le cas de ces deux titres, ce pourrait être ceux de romans sur la mémoire ou la fin de la paysannerie, personne n’y trouverait rien à redire. Le choc cognitif se produit quand on réalise que non, la métaphore n’en est pas une, qu’il y a bien une machine temporelle, que la Terre agonise et que les histoires ne racontent rien d’autre (même si elles peuvent avoir une portée symbolique par ailleurs). Quand le processus commence dès le titre, le repérage est facile. Souvent aussi, il est amorcé dans la première phrase du texte. C’est pourquoi les incipits ont toujours eu beaucoup d’importance dans la SF. L’un des plus célèbres est celui du Monde inverti de Christopher Priest : « J’avais atteint l’âge de mille kilomètres. » Et ce n’est pas une plaisanterie : l’histoire est celle d’une ville mobile qu’il faut tirer sans cesse avec des câbles. L’âge des habitants est compté en kilomètres. Même chose chez Borgès dans La Bibliothèque de Babel : « L’univers, que d’autres appellent la bibliothèque… » On se met à lire en se disant ouais… Mais quand on réalise que c’est vrai, que l’univers est réellement une bibliothèque infinie, qu’il n’y a rien d’autre, on éprouve une sorte de sidération. Pour moi, le sense of wonder, c’est ça, une sorte de vertige euphorique qui se produit quand le langage tient ses promesses, au premier degré. La SF pure et dure fait ce travail de concrétisation des images en les justifiant comme faits physiques, voire technologiques mais ce recours n’est pas obligatoire. C’est pourquoi il y a de la SF sans science.
On sent un lien charnel entre toi et la SF. Dans certains textes, tu mêles intimement travail théorique et vie privée ; la SF, c’est ta planche de salut ?
Quand j’étais ado, oui, je crois qu’elle l’a été. Je l’ai… Je ne sais pas. Métabolisée, comme une substance. Je l’ai vécue. C’était une espèce de transe dans laquelle j’ai essayé de me maintenir le plus longtemps possible. Aujourd’hui, je suis dans une situation un peu différente.
En quoi ? Tu dis que tu as vécu une sorte de « crise du langage », avec perte d’appuis dans la réalité, dissolution du sujet, etc., mais que tu t’es reconstruit en élaborant notamment, pour toi-même, une nouvelle théorie esthétique de l’existence, et une nouvelle perception de la science-fiction. Comment cette dernière a-t-elle pu prendre autant de place dans ta vie ? C’est un peu personnel, comme question…
Je crois que, sans m’en rendre compte, j’ai fait un tour quasi-complet du cadran. J’ai découvert le genre à 10 ans, j’ai commencé à écrire à 16, je suis devenu professionnel à 24 et j’ai vécu de ma plume à 32. C’était très facile au fond, je n’avais pas besoin de réfléchir, tout me paraissait justifié. Ce truc d’être en mission, comme tu le disais tout à l’heure, je pouvais l’expliquer sans problème. Je ne supportais pas la déploration permanente de la culture française, sa nullité devant les sciences, sa terreur face à l’avenir et surtout ce mélange d’envie et de ressentiment vis à vis des Américains – alors que tout était là, à portée de la main, qu’il n’y avait qu’à se servir. Je trouvais l’atmosphère vraiment irrespirable. Mais après L’Huma et Immortel, j’ai perdu ce sentiment d’évidence d’un coup, vraiment d’un coup, en quelques semaines, alors qu’il m’avait porté toute ma vie ou quasiment. Il m’a fallu trois ans pour l’accepter et pendant cette période, ça a été assez difficile. J’ai pris des notes pour enregistrer la descente. J’ai fait mon petit tour en bas, moi aussi. Sous le langage, là où il n’y a plus rien. Je ne pensais pas qu’une chose pareille m’arriverait mais c’était le cas et j’en suis sorti… très… lentement. Aujourd’hui, je crois que ce processus était à peu près inévitable, que c’était au fond ma seule chance de vivre une expérience de science-fiction. Et aussi que c’était une délivrance. J’ai recommencé à écrire. On verra.
Pour finir, une question à 1 000 euros : quel regard portes-tu sur nos deux auteurs mainstream, Werber et Dantec ?
Franchement, rien à voir. Werber recycle pour le grand public des sujets qui étaient déjà périmés en 1950 et il écrit vraiment mal ; son succès m’échappe. Dantec, c’est autre chose. Il y a eu un moment où je l’ai trouvé fulgurant, dans Les Racines du mal, Babylone Babies et le premier tome de son Journal. Depuis, il a peut-être tendance à « faire du Dantec » mais après tout, il s’est créé un monde et une langue à lui… On ne peut rien demander de plus à un écrivain.
Propos recueillis par
Retour sur l’horizon – Quinze grands récits de science-fiction
(Denoël / Lunes d’Encre)