Imaginez « La Septième compagnie au clair de lune » filmée par Walsh et réorchestrée par les Beach Boys : c’est un peu ça, « La France » (lire nos chroniques du film et de la B.O.), une chanson sous les bombes. Entretien avec Serge Bozon.
– version intégrale de notre entretien publié dans Chronic’art #40 (novembre 2007)-
Le troisième film de Serge Bozon, après L’Amitié (1998) et Mods (2003) s’intitule La France. Vaste programme, titre ambitieux. Trompeur peut-être, car il s’agit moins de dresser le portrait du pays que de s’enfoncer dans son paysage, et dans un romanesque aventureux et rêveur. Nul état-major ici, pas même la trace d’une victoire, d’une défaite ou d’une bataille, et pourtant c’est la guerre, la grande : 14-18. Serge Bozon filme une troupe de déserteurs en errance aux abords des combats, bientôt rejointe par une jeune femme travestie en garçon, à la recherche de son mari disparu sur le front. Rêvant à l’Atlantide, les soldats y poussent la chansonnette, quatre fois, sans prévenir, en grattant des airs pop sur des instruments de fortune et en accordant sous la lune leurs voix haut perchées. Fièvre pop chez les poilus et méditation sur le paysage français, donc, au programme de ce film présenté cette année à la Quinzaine des Réalisateurs, et lauréat du Prix Jean Vigo.
Chronic’art : Comment la musique, et l’idée des chansons interprétées par les soldats, est-elle intervenue au cours de l’écriture du film ?
Serge Bozon : Au départ, dans le scénario écrit par Axelle Ropert, il n’y avait pas de chansons. C’est du morceau du générique final, « Gospel lane » de Robbie Curtice et Tom Payne, qu’est venue l’idée de mettre de la pop dans le film. Je l’avais entendue sur une compilation Fading Yellow, je l’adorais, et je me suis dit que ça ne serait pas si théorique, ou si gadget, d’essayer de faire chanter aux personnages des chansons ayant un certain rapport musical avec ce style. Mais un rapport détourné. Stricto sensu, « Gospel lane » n’est reprise qu’une fois dans le film, quand les soldats chantent pour la dernière fois. Les autres chansons ne sont pas du tout inspirées musicalement par elle, même s’il y a évidemment un style commun. L’idée, c’était que chaque morceau se rapproche de la chanson finale, de telle sorte que, lorsqu’elle arrive au générique, on ait la sensation troublée de l’avoir déjà entendue.
De manière générale, qu’attendiez-vous de ces chansons ?
Contrairement à ce qu’on dit souvent à propos des chansons interprétées par les soldats – qu’il s’agit d’une volonté théorique de décalage -, je tiens à rappeler que c’est une convention classique du film de guerre. S’il y a bien un moment où les gens n’ont pas grand-chose à faire, c’est pendant la guerre, entre les combats. Dans Un Brave garçon de Boris Barnet, un film qui m’a beaucoup plu et qui est à la fois un film de guerre, un film d’amour et un film comique, les personnages se mettent parfois à chanter de l’opéra avec tout un orchestre classique venu de nulle part en off. Dans un autre film de guerre russe (j’aime beaucoup les films de guerre soviétiques qu’avait programmés Eisenschitz à Beaubourg), Deux combattants de Leonid Loukov, il y a aussi des soldats qui chantent. Idem dans Days of glory de Tourneur. Par ailleurs, dans les films classiques, ce que chantent les personnages n’est pas du tout avéré historiquement. Dans Rio Bravo, Ricky Nelson chante son tube de l’époque et pas une chanson du dix-neuvième siècle. C’est pourquoi j’insiste sur le fait que je n’ai pas voulu faire un coup de force, j’ai repris une convention et la liberté historique associée à cette convention, pensant qu’il pourrait y avoir une force émotive dans le grand écart entre la sophistication extrême de la sunshine pop et de la pop-sike, dont les chansons du film sont une tentative de synthèse, et ce que je pouvais faire de plus sommaire, avec des chanteurs qui n’en sont pas, des instruments de fortune, des conditions de prise de son qui ne sont pas celles d’un studio, des paroles en français, etc. C’est dans la tension provoquée par ce grand écart que l’anachronisme pour moi s’annule, et que les chansons resurgissent donc de l’intérieur du film, au sens le plus concret du terme. Je voulais vraiment renforcer l’émotion via les chansons, même s’il y a quelque chose de léger aussi, presque ridicule, en tout cas d’excentrique avec ces voix qui partent dans les aigus. Par exemple dans la scène des ruines, c’est une scène où j’espère qu’une charge émotive est lâchée, contrairement au reste du film qui se tient dans une certaine tenue sinon mac-mahonienne ou olympienne, en tout cas sèche, raide, sans sentimentalisme du tout, sans emphase affective, à l’exception des monologues. Après coup, je me dis que dans cette troisième chanson, il y a comme une atmosphère russe, par le décor, la lumière et le chanteur (Pierre Léon), qui évoque la sublime scène de chant dans la cabane du Dit de la terre sibérienne de Pyriev.
Les textes des chansons ne continuent jamais les dialogues du film par d’autres moyens.
Oui. La France ne s’appuie pas du tout sur le principe de la comédie musicale où il s’agit de penser ou de parler en chantant. C’est simplement un film où les personnages chantent quand ils n’ont rien d’autre à faire, comme dans un western, à part dans la seconde scène de chant. Les textes sont simples, et racontent la même histoire en partant toujours du point de vue d’une femme. Que des hommes chantent en adoptant le point de vue d’une femme, ça n’a rien de dandy, ça vient du folk primitif où les hommes chantent à la place des femmes et inversement. L’histoire, c’est une femme aveugle qui a des histoires d’amour aux quatre coins de l’Europe. Je ne me souviens plus exactement pourquoi j’ai inventé cette histoire, mais ce que je peux dire a posteriori, c’est qu’elle figure une sorte de retour caché de la piste romanesque initiale (une femme, Camille, veut retrouver son mari sur le front) qui avait été interrompue quand Camille rencontre les soldats, à qui elle ne peut révéler le but de sa quête, puisqu’elle se fait passer pour un homme. On peut dire que les soldats chantent pour elle, au sens où elle est leur spectatrice idéale, mais aussi parce qu’ils chantent à sa place, en prenant le point de vue de la femme amoureuse. En plus il y a le thème de l’aveuglement : elle est aveugle à leur mensonge militaire, ils sont aveugles à sa féminité, etc. Les impostures se partagent, ou plutôt l’aveuglement de chacun à l’imposture de l’autre. Bon, je vous dis ça après coup, je n’y ai pas pensé en l’écrivant. Sur les paroles des chansons, il y a aussi quelques emprunts. « Est-ce qu’il viendrait vers moi ? », « l’influence des saisons », c’est Townes Van Zandt, la quatrième chanson, c’est volontairement très gros et très simple, les emprunts, c’est les Beach Boys, Good vibrations, etc.
Il y a quand même la chanson de Guillaume Verdier avec la sentinelle, qui est davantage liée au personnage.
C’est vrai, c’est une idée d’Axelle. En plus c’est avéré historiquement. Dans Les Croix de bois, Dorgelès évoque un système de mots de passe par chansons. Evidemment ce n’était pas le même genre de chansons. Dans cette scène, j’aimais bien l’idée de filmer un personnage qui chante en s’éloignant des autres, ça me permettait de jouer sur des rapports d’éloignement plastique et musical, avec l’orchestre qui reste toujours visible au loin, et l’envolée des chœurs qui se détachent quand même dans cet éloignement progressif de l’orchestre. En plus je savais que Guillaume Verdier ferait une interprétation très tendue, très concentrée, complètement différente du côté aérien et ludique associé à la comédie musicale. Et Fugu, qui a composé des chansons (mais pas celle là, due à Benjamin Esdraffo) joue la sentinelle qui reste en amorce, de profil et sans rien faire, tellement longtemps dans le plan fixe à la fin du travelling que le spectateur ne s’attend pas à sa soudaine intervention chantée, et encore moins au coda final en canon. Mais quand je parle d’autonomie de la fiction par rapport aux chansons, c’est pour insister sur le fait que le film n’est pas construit autour d’elles. Rien dans la fiction ne dépend de ce qui est chanté.
On ne voit jamais les instruments quand la troupe est en marche dans la campagne. Sauf quand elle quitte le film, à la toute fin, et alors elle ressemble vraiment à un orchestre, un groupe de saltimbanques.
J’ai fait exprès de mettre à la fin un plan où on les voit avec leurs instruments, car je voulais donner l’impression qu’ils allaient vraiment disparaître, s’enfoncer, s’évanouir. On est censé avoir gagné la guerre 14-18, mais là on voit des soldats perdus, ce sont en quelque sorte des morts, pas de ceux dont l’histoire peut rendre compte, qu’elle peut comptabiliser, mais des morts par fuite, par désertion. Comme l’a dit Michel Delahaye, on a l’impression de soldats « qui se perdent dans les ombres de la victoire ». Et les voir pour la première fois, à ce moment, avec leurs instruments à la main accentue ce côté « aristochats en exode final ». Comme on ne les reverra plus, il faut bien qu’ils prennent toutes leurs affaires, il faut qu’ils n’oublient rien, comme le disent les parents à leurs enfants lorsque ces derniers finissent leur valise avant le grand premier voyage.
A vous écouter dire cela, on pourrait penser que le titre du film est programmatique, que vous avez voulu montrer une France fantomatique, une France de la marge. On est partagé, parce qu’en même temps on sent de votre part une distance par rapport à l’intitulé » La France « , que vous avez choisi comme titre pourtant.
Quand le film a été présenté à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, on a souvent attribué dans la presse une dimension politique au film, parlant d’un film anti-sarkozyste, qui s’attachait à filmer les faibles, à prendre parti pour la marge, etc. Ça n’était pas du tout mon idée de départ. D’ailleurs, il n’y a pas de ma part de volonté politique de défendre la désertion. La désertion, ici, est uniquement traitée par le prisme narratif et romanesque de l’histoire du soldat Philippe, la mascotte du groupe dont la mort par abandon des autres a brisé soudainement l’unité de la troupe. Le film aurait pu s’appeler « La France ou l’histoire du soldat Philippe ». Tout passe par lui. Les soldats ne théorisent pas l’acte de déserter, ils ne se posent pas de questions sur la guerre en soi. Ils ont quitté le front au moment où ils ont perdu leur gourou, point, comme le raconte le lieutenant dans son monologue de la grotte, c’est tout. Et ce sont peut-être des faibles, vraiment. Il y a en certains qu’on imagine vraiment mal se battre. Même l’autorité souple et olympienne du lieutenant n’est peut-être aussi qu’une imposture. Après tout, il n’y a plus aucune raison de maintenir cette hiérarchie entre eux, lui n’étant qu’un fuyard comme les autres. Ce que j’aime beaucoup dans certains films de guerre américains classiques, comme They were expandable de Ford par exemple, c’est qu’ils étaient militaristes, faits pendant la guerre pour favoriser l’effort de guerre, mais que les événements qui s’y déroulent et la construction des personnages sur la durée font émerger souterrainement un sentiment de tristesse et d’amertume qui se dégage indépendamment des intentions du cinéaste. C’est plus émouvant et secret que les films pacifistes. Dans La France j’ai voulu de la même manière que la guerre remonte peu à peu, comme une hantise, au lieu d’être un décor posé dès le départ, et qu’on reconstitue comme on reconstitue une maisonnée d’époque. J’ai voulu faire sortir la présence de la guerre de toute reconstitution historique. Le fait qu’on ne voit pas, ou très peu, les Allemands, vient aussi du cinéma classique, de Aventures en Birmanie de Walsh, que j’adore, et qui est un film de guerre itinérant où les ennemis sont quasiment invisibles. Un peu comme l’Atlantide, dont parlent les soldats, et qui est un lieu invisible – ça vient aussi du romantisme allemand, Jean Paul ou Hoffmann en parlent très souvent. Et puis j’aimais bien qu’il y ait dans le film un peu de l’imaginaire du romantisme allemand : se perdre la nuit dans la forêt sur des « chemins qui ne mènent nulle part » en une initiation douloureuse… sans que ce soit pompeux ou symboliste, je ne cherchais pas du tout à faire du Tarkovski, au contraire, je voulais des choses simples, claires, nettes. Faire un film de guerre en l’absence du front croisé avec un film d’amour en l’absence de l’être aimé (le mari) : dans les deux cas, l’absent aimante le reste. Un aimant a besoin d’une distance pour que son pouvoir d’attraction puisse s’exercer. Un amant ou une guerre aiment aimanter leur victime.
Les Allemands que l’on voit dans le film, à cheval dans la forêt avec des lances, c’est très romantisme allemand. Comme le goût des contrastes, qu’on sent beaucoup dans les chansons.
C’est juste. A propos des chevaux, je n’ai rien inventé. La guerre 14-18, c’est la dernière avec des chevaux – et des lances. Quant aux chansons, il y a en effet beaucoup de contrastes, contrastes entre ces scènes et les autres et contrastes à l’intérieur même des chansons, par les ponts, les décrochages des refrains, l’accentuation des ruptures, la manière de monter dans les aigus, caractéristiques propres à la pop-sike. C’est parfois à la limite du faux, mais ça c’est propre à cette « rudimentarisation de la pop » dont je parlais tout à l’heure : chassez le garage, et il revient au galop… On le sent beaucoup dans les chansons de John Pantry qu’on retrouve dans la B.O du film. Ça leur donne un côté excentrique, féerique, presque enfantin. Le film de guerre se prête assez peu au comique, au non-sens, on en conviendra, parce qu’il y a une gravité qu’il faut à un certain moment prendre en compte. Un sacrifice tragique. Mais je voulais ne pas tomber dans le solennel. Les chansons me servaient à apporter de la légèreté tout en étant les scènes où la fragilité des hommes, dans l’unité en acte du jeu musical, se met presque à vibrer. Disons qu’on l’entend, cette fragilité. Le film de Barnet dont je parlais tout à l’heure est bourré de ruptures de ton, c’est très réussi dans le comique.
Comment avez-vous géré cette tendance excentrique, cette disposition au décrochage dans les chansons ? Comment s’est passé l’enregistrement ?
J’avais peur du côté smooth, coussin d’air, studio en plein air. Je ne voulais pas d’un son trop rond, trop chaud. Je voulais accentuer le côté prise directe avec des sons un peu agressifs, acides, presque aigres. D’autant que ce sont des instruments acoustiques, de fortune (fiction oblige), donc un peu grêles. J’ai donc accentué l’élan, la cassure. Cela joue, j’espère, de pair avec le travail de l’image dû à ma soeur, le bleu-gris des nuits, l’artificialité secrète de l’éclairage. Disons que l’image est comme un cocon nocturne que zèbrent les voix, ou un aquarium protecteur que déchirent les power chords du choucroutophone ! Comme le cri de Camille quand elle aperçoit le cadavre qui flotte, ou le monologue de François Negret lorsqu’il se met à gueuler pour contrer la montée du vent. L’enregistrement des chansons était très complexe. Pour la première séquence de musique, il a fallu six heures pour mettre en place les 25 micros. C’était un enfer pour le plan de travail. On avait essayé différents systèmes en répétitions, j’étais favorable à une configuration plus économe, avec moins de micros, mais alors on n’avait plus aucune marge de manœuvre pour le mixage. Finalement on a dû recourir aux HF pour les déplacements des personnages, et parce qu’on ne pouvait pas toujours dissimuler les gros micros. Il y avait en plus des micros d’ambiance, et comme on tournait en Ile-de-France, il fallait composer avec les avions, les voitures, c’était infernal. Bref, c’était un travail excitant, et l’ingénieur du son, Laurent Gabiot, pense que c’était une première mondiale.
Vous avez beaucoup mixé ?
On a fait un pré-mix pour ne pas passer trop de temps au mixage, histoire de faire déjà le gros du travail, comme de retrouver les timbres naturels des instruments, souvent plus que salis par les micros cachés, qui enregistraient forcément de drôles de sons plus ou moins tuyautés. Il fallait ensuite, au mixage, faire un travail sur les balances, sur le dosage. En plus, j’ai voulu respecter absolument le son direct : quand on change de plan à l’image, on change de plan au son. Or, selon qu’ils sont filmés de telle ou telle manière, en plan rapproché ou en plan plus large, l’instrument et les voix ne peuvent pas sonner pareil car les micros ne sont pas placés pareil. Et comme les musiciens ne sont pas tous hyper rigoureux sur le plan rythmique, il fallait faire des rustines sonores compliquées pour ne pas avoir l’impression d’une cassure dans le tempo quand on passait ainsi d’une prise à l’autre en cours de chanson. Ceux qui écouteront la B.O. percevront une différence, parce que j’ai gardé sur le disque ces variations sonores (les effets d’éloignement en jeu) qui, à l’image, ne choquent pas. Sur le disque, il y a donc les chansons du film telles quelles, mais aussi des enregistrements en studio, des démos, et des morceaux de John Pantry, un chanteur-compositeur très méconnu à qui je voulais rendre hommage parce qu’il incarne parfaitement le courant pop-sike. Le film est, d’un point de vue musical, un croisement entre la sunshine pop et la pop-sike mais, au fond, je préfère la pop-sike à la sunshine-pop non beach-boysienne, qui est parfois trop lisse, avec des voix trop anonymes.
Vous aimez beaucoup les démos ?
Oui, c’est pour cela que j’en ai mises dans la B.O. Pour un genre aussi lié au studio que la pop-sike, avec un déluge d’instruments et des orchestrations hyper sophistiquées, entendre des morceaux en version démo, avec simplement le piano et la voix, c’est bouleversant. On reproche souvent à ce courant son imaginaire étouffant, trop circonscrit, trop anglais, trop lewis-carrollien, mais en écoutant les démos, on se rend compte qu’il y a une émotivité nerveuse très pure derrière tout ça. De manière générale, je voulais que la B.O. ait un côté patchwork, diversifié, avec des ruptures de ton, à l’image du film. De toutes façons, vu qu’il n’y a que quatre chansons dans le film, ça ne remplissait pas un disque.
Faire chanter des morceaux en son direct et en plein air, c’est une manière de redonner de l’authenticité à la pop, qui est par nature un objet inauthentique.
Exactement. Au début l’ingénieur du son ne comprenait pas que je veuille faire chanter ces morceaux en plein air, puisque c’est une musique de studio. J’aurais pu en effet choisir une solution plus facile, leur faire chanter de la folk un peu lo-fi. Mais je voulais quelque chose de plus risqué, de plus enlevé, de choral, avec beaucoup d’élan collectif. Si un type seul avait sorti une guitare et s’était mis à chanter, ça aurait été complètement différent et plus conventionnel. On aurait perdu l’envolée collective et le risque collectif.
La troupe de soldats ressemble beaucoup à un groupe, un groupe en tournée. L’image du groupe de pop, c’est le groupe sur la route, l’image à la Beatles du « tour magique et mystérieux », presque mystique. Pour le chanteur pop, l’errance, c’est la vérité, et la permanence c’est l’aliénation.
Je n’y avais pas pensé mais c’est vrai. Je pensais à quelque chose de plus simple, mais qui rejoint cette idée. Je voulais que le personnage principal du film soit la troupe des soldats, dans son unité. Comment faire ressortir cette unité ? Il y a une solution, un peu facile à mon goût, qui consiste à faire raconter à chacun des membres leur vie et leurs souvenirs communs. Je préférais que l’unité de la troupe, on la sente en acte, dans le direct des chansons collectives. J’aimais aussi que les soldats aient des talents cachés : ils ont l’air de poilus hagards, et tout à coup ils chantent, jouent des instruments. Avec un côté infini, puisqu’à chaque nouvelle chanson, il y a un nouveau chanteur. Comme si la liste des talents cachés n’avait pas de fin. Pour revenir à la question de la tournée, il y a dans le volume 8 de la compilation Back from the grave, une chanson d’un groupe garage, The Chancellors, qui s’appelle « On tour », et qui est une ode aux tournées où ils décrivent les voyages en train, les paysages qui défilent, les concerts, les filles. Or comme l’immense majorité des groupes garage, ils n’ont jamais quitté leur ville natale, ils n’ont jamais fait de tournée. J’adore cette chanson. Le break de guitare est dément, et le chanteur, en essayant d’imiter maladroitement la vulgarité de la voix de Mick Jagger, atteint une énergie très rugueuse.
Pour en revenir au film, pourquoi avoir choisi la guerre de 14-18 ? Ne craigniez-vous pas l’imagerie liée à cette époque, au point de vue visuel ?
Au départ je voulais prendre pour cadre la guerre d’Algérie, du côté arabe, mais c’était impossible pour des raisons de production : on ne pouvait même pas postuler à l’avance sur recettes du CNC puisque la langue n’aurait pas été le français ! J’aurais en effet aimé quelque chose davantage lié au contemporain, de plus brûlant politiquement que 14-18, et l’Algérie était idéale pour ça. Et comme je ne pouvais pas prendre la seconde guerre mondiale, à cause du nazisme, qui rendait inenvisageables les chansons, l’ouverture relativement printanière et folâtre, je me suis rabattu sur la guerre 14-18. Mais ça ouvrait la question fascinante de la désertion, des grandes mutineries de 1917, et de la place des femmes à l’arrière qui, par la mobilisation générale, se retrouvaient obligées de s’émanciper comme malgré elles, en allant à l’usine, au bureau, etc. Par rapport à votre question sur le visuel, on a utilisé une pellicule spéciale qui n’avait jamais été employée pour un film. Ça c’est une première mondiale, j’en suis sûr. Avec la chef-opératrice, Céline Bozon, on savait ce qu’on voulait : une image moins contrastée que dans les films actuels, avec des couleurs plus douces, moins saturées, et un piqué moins réaliste, moins dur, sans que ça ait l’air de 16mm granuleux ou pastel. Quelqu’un du laboratoire Arane, le seul labo français qui aime vraiment faire de la recherche, nous a montré des images tournées avec cette pellicule kodak, la 99, qui sert normalement uniquement à la post-production numérique. On a fait des essais enthousiasmants, et on s’est lancé avec cette pellicule. Le problème, c’est qu’elle est tellement douce que l’étalonnage est très compliqué, parce qu’elle vire très vite. C’est normal, moins c’est contrasté, plus on se rapproche du monochrome, donc plus on risque de virer vite en ajoutant des points de couleur. Je suis très satisfait du résultat pour les scènes de nuit, qui ont nécessité un travail d’éclairage assez complexe. Parfois, de jour, quand la lumière est uniforme, le soleil de face, c’est un petit peu terne. Mais globalement, je suis heureux de ce choix. Avec ma sœur, nous cherchions à casser la facilité moderniste du clair-obscur. Dans Gerry, par exemple, il y a le feu qui éclaire une main, un visage, tandis que le reste est dans le noir complet. Dans La France, les scènes de nuits sont plus éclairées, plus nuancées, et dans un plan d’ensemble sur la troupe par exemple, il fallait voir chacun des soldats, même s’ils sont à quelques mètres les uns des autres. On voulait quelque chose de plus hollywoodien, qui donne une impression de studio dans des décors naturels, mais à petite échelle, façon série B, sans chercher à imiter quoi que ce soit. Cette petite échelle, c’est l’échelle humaine de la troupe, donc pas de plan général où ils seraient perdus au loin dans le paysage, car on ne les différencierait plus, ni de gros plans, puisqu’on perdrait alors l’unité du groupe, sauf dans les moments où un seul personnage parle justement à tous les autres (il y a trois grands monologues dans le film). Enfin, tout ça, je n’y avais pas pensé comme ça, en termes de principes, avant ou sur le tournage, on fait juste ce qu’on préfère, au petit bonheur la chance et après on croit découvrir des raisons à nos préférences les plus enracinées. J’adore la petite échelle, chez des cinéastes comme Fuller, Dwan ou Tourneur, l’impression que l’espace est comme un petit aquarium. Il y a ça aussi dans les films anglais de Hitchcock, et les cinéastes japonais classiques sont forts pour ça aussi, traiter les scènes comme des miniatures vibrantes. Dans la scène de nuit où le lieutenant parle pour la première fois à Camille, il y a un arbre et un buisson. Pas des arbres et des buissons. C’est une manière de rester à l’échelle de la troupe. Un par un.
Vous êtes dans la petite échelle, celle du groupe (un peu façon Mods), et en même temps il y a forcément un ampleur plus grande : la France, la guerre, la reconstitution…
Par rapport à Mods, et quitte à être ridicule, je voudrais dire ceci : j’aimerais faire des films à gros potentiel commercial. En fait, j’aimerais revenir en deçà de ce clivage horrible art & essai / cinéma populaire. Faire au contraire le film le plus ambitieux possible, en tous les sens du terme, donc aussi dans le rapport au public. Je dis ça tout en sachant que La France ne fera pas un million d’entrées. Je n’ai pas du tout envie d’être dans une niche, dans quelque chose de narcissiquement groupusculaire. On pourra toujours dire qu’il y a de ça dans le film, puisqu’on retrouve certains acteurs de Mods, qu’il y a la musique pop, une bande, etc. Mais il y a aussi un changement d’échelle, avec la guerre, d’autres acteurs très connus. Et surtout, dans Mods, le groupe est protégé par l’institution, i.e. le campus, lieu isolé du monde qui leur permet de tourner en rond dans tous les sillons connus et reconnus de leur vinyle rayé de vie. Car cette protection se voulait comique, comme leur arrogance de caste poussé à la limite, et tout le reste. Là, plus aucun lieu institutionnel ne les protège, ils sont le plus exposés possible, i.e. aux aguets en pleine nature, en fuite, risquant la mort derrière eux et devant eux in the wilderness. Sur les acteurs, au début, je voulais un casting plus impur. Des gens comme Patrick Sébastien, Van Damme ou Herbert Léonard (par ailleurs spécialiste des avions militaires !) pour le rôle du lieutenant. Si. Par exemple, Sébastien, je l’adore comme acteur dans Le Pactole de Mocky, en plus il a maintenant un côté Gabin, un peu massif, avec ses longs cheveux blancs, un peu féminin avec une sorte de grandiloquence populaire gasconne, à la fois roublarde, hâbleuse et mousquetaire. D’ailleurs Mocky est le dernier à savoir faire ce genre de casting. C’est désespérant : quand on vient de l’art & essai, on peut même pas essayer de les rencontrer. La séparation est étanche dans les deux sens : on parle toujours des gros acteurs commerciaux qui ne veulent pas prendre de risques, on parle moins de la frilosité inversée à l’intérieur de l’art et essai, qui fait qu’un producteur ou un distributeur ne vous laisseront même pas les rencontrer, ces acteurs, de peur d’être considérés comme vulgaires ou ringards ou comme voulant faire maladroitement un coup commercial! Et moi, c’est cette seconde frilosité que j’ai connue, jamais la première. On fait des films art & essai, donc il faut prendre des acteurs art & essai, et tout le monde se retrouve avec Aurélien Recoing, Laurent Lucas ou qui sais-je… Il y a une étanchéité insupportable. Au final, j’adore ce qu’a fait Pascal Greggory dans un tout autre registre, beaucoup plus hollywoodien, olympien et calme, donc je suis plus fou de joie que plaintif. Mais il faut casser cette frontière, pour la suite et pour tout le monde. C’est entre autres pour ça que Steak (le film de Quentin Dupieux, avec Eric et Ramzy, ndlr) est si important cette année.
Les acteurs « connus » de La France, vous les avez choisis vous-mêmes ?
Oui. Pascal Greggory, c’est un acteur que j’adore depuis le début de sa carrière, chez Rohmer ou Arrieta. Mais ensuite j’aime moins ce que Chéreau a fait de lui dans des rôles hystériques et pulsionnels qui ne m’intéressent pas. Avec lui, je voulais utiliser son corps actuel, évidemment, émacié, musculeux, tendu, mais dans un registre complètement opposé, presque mondain. Mondain, ce n’est pas un reproche, ça veut dire : ne pas pouvoir être dans le rapport de force. Laisser filer. Comme une douceur si conductrice qu’elle ne peut plus rien retenir. Le contraire de sa violence névrotique dans les films de Chéreau. Je suis très content parce qu’il a compris tout de suite tout en jouant comme s’il ne préparait jamais rien, dans une sorte de disponibilité à l’abandon. Modestement, je trouve que ce lieutenant est son plus beau rôle. Guillaume Depardieu, je l’ai toujours voulu. Je trouve que c’est le seul acteur français qui a un côté cassé, douloureux, tout en gardant une fraîcheur adolescente, un peu slave, éperdu. Il a les deux à la fois. Quant à Sylvie Testud, je pensais à elle depuis le début mais on m’avait interdit de la contacter car elle était censée tourner en même temps un autre film sur la guerre de 14-18. Finalement, ce film ne s’est pas fait pour des raisons de production et elle était donc à nouveau libre. Je la voulais parce qu’il n’y a pas une pléthore d’actrices qui ont un tel potentiel d’androgynie, et puis surtout je savais qu’elle ne jouerait pas la transformation sexuelle sur le mode de la performance, mâchoires serrées, épaules en dedans, grosse voix de petit mec, démarche cahotante, etc. Qu’elle le ferait de manière disons plus libre. Ce que je trouve étonnant, c’est que sa liberté n’empêche jamais ses pouvoirs « caméléonesques ». Et puis comme elle a souvent un côté fort en gueule, gouailleuse, années 30, je l’ai fait jouer sans vraiment le vouloir sur un registre où elle est, comme son personnage, obligée de se cacher au sens strict, i.e. en tant qu’actrice, condamnée, un peu anxieuse, à l’écoute et à la réserve, sauf dans quelques actions d’éclat ou dans son grand monologue sévère. La manière dont elle est le vecteur qui permet au spectateur d’accéder à la troupe, puis l’élément étranger qui en précipite l’évolution, donne un statut qui me semble très singulier à son rôle, à la fois personnage principal et étranger malgré lui jusqu’au bout. Elle a été très généreuse avec moi, à tout point de vue. Quant aux autres comédiens, à part François Négret qui est un acteur que j’aime beaucoup chez Brisseau, ce sont soit des amis (comme Pierre Léon, Benjamin Esdraffo, Laurent Talon, Emmanuel Levaufre, Laurent Lacotte…), soit des jeunes comédiens (comme Guillaume Verdier, qui jouait dans Mods, et qui fut découvert par Civeyrac il y a une dizaine d’années), soit des comédiens confirmés venus de Diagonale (Jean-Christophe Bouvet, Philippe Chemin…) soit des inconnus que j’ai recrutés avec Stéphane Batut (le directeur du casting) pour leur physique et leurs capacités d’instrumentistes. Le violoniste est professionnel, mais les autres sont plus ou moins amateurs. Par exemple, celui qui joue du hautbois est assureur dans la région Centre.
La question de la transformation sexuelle, ça vous intéressait ? On a l’impression que vous la mettez de côté assez rapidement.
Je n’ai aucune envie qu’on interprète le film comme un truc queer, gender studies, sur la transformation sexuelle d’une femme parmi des hommes. Je suis contre toute la lecture qui a été faite dans les années 70 des films classiques américains, de Hawks ou de Walsh, et qui consistait à dire (je simplifie) que c’étaient de films pédés au prétexte qu’il s’agit d’hommes entre eux. C’est débile. J’ai voulu faire un film où la transformation sexuelle, comme dans le dernier et sublime Rohmer, est un coup de dès fictionnel comme dans le théâtre classique, dont c’est une des péripéties courantes. Il n’y a aucune scène qui joue sur le fait que des membres de la troupe seraient troublés par ce corps sexuellement étrange. J’espère juste qu’on sent que le lieutenant devine quelque chose et la regarde autrement que les autres. Mais ce n’est pas par peur de la dimension sexuelle ou du potentiel sexuel du scénario que je récuse ces lectures très « sciences humaines ». Au contraire, j’aime bien que la sexualité revienne violemment dans le film quand on ne s’y attend plus, dans la grange, et de façon animale et même sordide. Mais je fuyais la thématique moderniste, et si banale au fond, de l’ambiguïté fondatrice, des pulsions troubles parce que contradictoires, etc.
Cette scène de la grange détonne un peu par rapport à l’ensemble du film. Comment l’avez-vous appréhendée ?
C’est ma scène préférée. Axelle a eu cette idée à la toute fin de l’écriture, après que je lui ai fait lire Le Trafiquant d’épaves de Stevenson où des personnages qui sont recueillis par un capitaine et son équipage après un naufrage en viennent à tuer ceux qui les ont ainsi sauvés. J’aimais beaucoup cette idée classique du roman d’aventures. Dans la grange, il y a deux meurtres, une tentative de viol, une bagarre : je n’avais jamais représenté ce genre d’action avant. Pour la bagarre, j’avais envie de quelque chose de grimaçant, cauchemardesque, comme dans les films de Lang. Pas de coups (de poings ou de pieds) donnés à distance, non, des mains qui écrasent un visage, des doigts qui s’approchent des yeux de l’adversaire, etc. Qu’il y ait aussi une certaine animalité archaïque et inquiétante, et ça, ce sont Emmanuel Levaufre et Jean-Christophe Bouvet qui l’amènent, alors même que Bouvet, dans la longue scène préalable de dialogue, impose pipe au bec, avec une grande évidence romanesque,bun personnage de maquignon samaritain presque biblique. En fait, je voulais que ce soit un peu grotesque, ce que j’aime bien dans certains moments de cinéma bis par exemple. Car cela rend les choses encore plus inquiétantes, contrairement à ce qu’on croit souvent, et pas moins crédibles ou risibles. Dans tout cauchemar, il y a quelque chose de grotesque, non ? Ce que j’aime aussi dans la scène de bagarre entre Jean-Christophe Bouvet et Pascal Greggory, c’est qu’elle dure longtemps, si bien que le spectateur oublie les autres personnages et en particulier celui de Sylvie Testud. Or, tout est en un seul plan, et quand la bagarre se termine, on revient, en accompagnant simplement les pas d’un soldat, sur Sylvie Testud qui a un regard très meurtri qu’elle remonte lentement, comme si elle avait été saccagée. J’aime énormément ce qu’elle a réussi là. Mais toute la scène est casse-gueule, parce que c’est une violente rupture de ton. C’est là que l’identité sexuelle de Camille se dévoile, mais sur le scénario, ça ne se passait pas du tout comme ça. J’ai coupé une scène qui avait lieu avant où Camille se déshabillait pour faire diversion alors que les Allemands poursuivaient la troupe, leur laissant ainsi le temps de se cacher. C’est à ce moment-là que les soldats découvraient la vérité sur elle. En fait, le montage n’a pas du tout respecté l’ordre du scénario, et nous avons beaucoup coupé avec François Quiqueré (le monteur), le film faisant 2h20 après le premier montage. Je n’étais pas très satisfait de cette scène de dévoilement prévu, en termes de mise en scène (et surtout de direction des chevaux !), et je ne voulais pas trop jouer sur le coup d’éclat de la révélation. Je préfère que la vérité apparaisse dans la grange, parce qu’il y a eu des événements graves juste avant, et c’est comme si toute la troupe décidait de se souder dans la blessure, alors qu’ils sont encore plus que sonnés, donc le mensonge de Camille, à ce moment là, compte moins que ce qu’il peut encore rester de protection collective à trouver : la violence a pris le dessus sur la révélation, ce qui rend cette révélation plus sourde et douloureuse.
Après la projection du film à Cannes, tout le monde débattait autour d’une hypothèse : et si, dès le début du film, les soldats étaient morts ? Et vous, qu’en pensez-vous ?
Je n’ai jamais pensé, et Axelle non plus, à l’idée qu’ils soient des fantômes. J’y ai pensé après les premières projections, tout simplement parce que des spectateurs m’ont posé la question. Je ne veux pas imaginer qu’à leur dernière scène, les soldats soient dans un paysage crayeux, brumeux qui figurerait ainsi le pays des morts par exemple : j’ai trop en horreur les scènes et les décors symbolistes. Ce que j’aimais avec le dénouement du film, c’est le côté faux miracle hollywoodien : le mari, qu’on avait fini par oublier, arrive de nulle part, c’est un miracle, ça passe ou ça casse. Je me souviens qu’à la lecture du scénario, on nous disait souvent que c’était complètement invraisemblable qu’elle retrouve son mari comme ça. En même temps, ce n’est pas un vrai happy end, puisque la retrouvaille amoureuse n’est pas immédiatement pleine et emportée (le mari étant un peu fébrile au lit) et surtout parce que, juste après l’amour, il va à la fenêtre et prononce devant la nuit étoilée trois prénoms de la troupe. Donc ce que Camille a transmis à son mari concerne la troupe. Est-ce une hantise, un souvenir, un remords, une nostalgie, un doute…, on ne sait pas. Mais ce personnage principal, la troupe, qui a continué son chemin seul, revient ainsi encore une fois au premier plan, in fine. Ils sont morts en voyage. C’est triste. Les étoiles brillent toujours – par leur absence.
Propos recueillis par et (photo : Jean-Sébastien Chauvin)
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