Sandrine Anglade, férue d’opéra, a déjà signé plusieurs mises en scène de théâtre depuis ses débuts auprès de Jean-Pierre Miquel. Fortement impressionnée par la mise en scène que Joël Jouanneau a effectuée pour « Les Reines » de Normand Chaurette, une pièce qu’elle a vue cinq fois, elle vient de s’enthousiasmer pour l’écriture de Marivaux, sans chercher à moderniser à outrance un auteur déjà contemporain par bien des aspects. On la retrouvera l’année prochaine à l’affiche du Vieux-Colombier pour une mise en scène d’ »Opéra savon » de Jean-Daniel Magnin.
Chronic’art : L’auteur de L’Ile des esclaves n’apparaît-il pas ici à nouveau comme un précurseur, cette fois-ci en matière d’éducation ?
Sandrine Anglade : Il est clair que Marivaux, s’éloignant du ton des Fausses confidences, de L’Heureux Stratagème ou La Seconde Surprise de l’amour, affiche ici de nouvelles préoccupations qui ne sont pas sans rappeler les principes énoncés par Rousseau dans son Traité sur l’éducation. Fort peu montée, La Mère confidente occupe une place à part dans son œuvre. Contrairement à de nombreuses pièces dans lesquelles les personnages mentent sur leurs intentions ou leur identité, ils cherchent ici à faire éclater la vérité. Disons que la pièce est complexe par détour. Elle met en scène trois personnages non marivaldiens : Lisette, qui prône le libéralisme, la libre expression des passions, la mère Argante, héritière d’un discours culturel, et Lubin, sorte de Pierrot, personnage éminemment théâtral, héritier du « biau-langage ».
Comment s’est imposé le choix de ce décor très original et dépouillé ?
Nous avons suivi les indications de l’auteur qui situait son action dans une campagne indéfinie, en optant pour un espace clandestin dans lequel les personnages se réfugient en espérant ne pas être vus… pas même des spectateurs ! Cet immense arbre, qui symbolise la forêt et occupe tout l’espace, place chaque personnage en situation de subir un double regard, transforme le spectateur en voyeur et favorise une autre circulation de l’énergie. Certes, il a fallu surmonter quelques problèmes techniques. Pour devenir ce Lubin, haut perché, et acquérir cette souplesse qui lui permet de circuler et de se déployer au milieu des branches, à 7m50 du sol, Guillaume Gallienne a dû s’entraîner avec un acrobate, répéter 12 heures par jour pendant 10 jours. Toute la difficulté consistait pour lui à concilier cette souplesse corporelle et l’extrême concentration imposée par son discours. Je lui demandais d’articuler en gommant le patois et en ne conservant que le plaisir des mots.
La conquête de l’autonomie, qui constitue l’un des thèmes centraux de la pièce, se trouve particulièrement à l’ordre du jour au milieu du débat parents / enfants. Quelles qu’en soient les résonances actuelles, ce discours n’était-il pas encore plus virulent au XVIIIe qu’il ne l’est aujourd’hui ?
On s’aperçoit que contrairement aux coutumes de l’époque, la relation mère-fille n’est pas basée sur l’obéissance mais sur la confiance et sur l’affection réciproques. Cela confère une épaisseur et une subtilité particulières aux personnages dès lors plus complexes. Angélique, au même titre que les autres personnages, témoigne d’un besoin de reconnaissance.
Ses choix sont catégoriques, blancs ou noirs, son amoureux / sa mère, comme ils le sont au moment de l’adolescence où la vie semble linéaire. On assiste, au fil des actes, à son évolution, à sa prise de parole tandis que dans le même temps, sa mère fait le constat de sa solitude.
Quels liens peut-on établir entre La Mère confidente et les autres productions de Marivaux ?
On a parlé de drame bourgeois, de pièce psychologique. Je pencherais plus pour une rêverie sur des cœurs en crise et pour une mise à nu des sentiments. J’ai refusé l’angle psychologique, qui oblige à descendre au tréfonds de l’âme au risque de figer la pièce, sans pour autant me résoudre à aborder la pièce comme une farce qu’elle n’est pas. Dans certains textes, Marivaux confiait qu’il avait pris ses distances avec la commedia dell’arte pour s’orienter vers un théâtre fait de légèreté et de subtilité.
Contrairement aux autres situations, aux autres quiproquos où l’argent et la position sociale déterminent les destinées de chacun, ce n’est pas l’argent mais l’amour qui dicte le choix des personnages. Lisette elle-même entend faire triompher l’amour des tourtereaux et n’agit pas dans son intérêt personnel. On assiste à la transformation de chacun. L’oncle, ex-prétendant, n’y échappe pas. Il finira par renoncer à Angélique par affection pour son neveu.
Vous faites de Lubin, ce paysan naïf qui ne sait conserver aucun secret, un Pierrot perché dans les arbres…
D’un point de vue dramaturgique, son rôle est fondamental. Il est celui qui mène la danse.
A l’autre pôle, Ergaste est un personnage plus fantomatique, oncle et père à la fois, un peu symétrique d’Argante.
On évoque parfois la rencontre absolue entre un comédien et un rôle. N’est-ce pas le cas de Claudie Guillot et de son interprétation de Lisette, première confidente et éventuellement seconde mère d’Angélique ?
Claudie était très heureuse d’incarner Lisette. J’ai rencontré chaque comédien un par un, avant les répétitions. Nous avons longuement échangé nos points de vue sur leurs personnages respectifs. J’avais envie de gommer chez Lisette l’attrait envers l’argent et de privilégier cette défense de l’amour dont elle se fait l’instrument. Je ne voulais pas qu’au final, ce personnage, qui se trouve dans un rôle miroir par rapport à la mère, fasse figure de perdante. On sait bien que le choix va s’effectuer entre Lisette, Argante et Dorante.
Son rôle de seconde mère cesse dès lors qu’Angélique choisit de vivre son amour au grand jour. Elle part alors reconstruire une autre histoire ailleurs. Choisie par Argante pour être au service de sa fille, elle devient une rivale pour la mère en titre lorsque l’amour surgit car elle décide de défendre les intérêts d’Angélique.
Vos affinités avec l’opéra, votre sens de la partition et des respirations, vous ont-ils guidée dans votre mise en scène ?
Probablement. Toute la difficulté étant de savoir quelle musique on joue. A l’opéra, si la musique est reine, on travaille aussi sur les images. Au théâtre, le travail sur la dramaturgie repose sur le sens, mais inclut tous les paramètres à la fois. Chaque personnage évolue ici dans un mouvement de rotation. Chacun a une égale importance dans la partition des lignes mélodiques. Nous avons effectivement beaucoup travaillé sur l’alternance entre les accélérations et les moments de suspens ainsi que sur les intonations de voix, avec Claire Vernet, en cherchant à casser le côté théâtral de certaines affirmations. Elle a su entreprendre un vrai craquage sur l’émotion tout en faisant des reproches à sa fille. Dès la fin de l’acte II, elle sait qu’elle va laisser Angélique partir avec Dorante même si, pour elle, cette acceptation est synonyme d’arrachement et de douleur extrême.
Aimeriez-vous enchaîner sur une nouvelle mise en scène de Marivaux ?
J’adorerais monter une nouvelle pièce de Marivaux. C’est un tel bonheur de cheminer avec cet auteur qui raconte la complexité, de l’intérieur. Avec lui, on est toujours sur le fil. C’est extraordinaire et périlleux à la fois car le texte résiste à toute tentative d’improvisation.
La difficulté consiste à poser la lumière sur la pièce suivant un certain axe, sans jamais chercher à faire venir la pièce à un monde qui lui est étranger, en voulant par exemple la moderniser à tout prix. Marivaux sait nous rappeler à l’ordre à chaque fois que l’on veut casser le rythme du texte. Il faut le suivre et trouver la légèreté inhérente à l’œuvre. J’avais envie d’affirmer cette théâtralité-là, d’ouvrir sur l’imaginaire avec des costumes qui fonctionnent comme des signes, dans des camaïeux qui déréalisent, et de laisser une image vaporeuse de ces rapports mère-fille qui ne cessent de nous interroger.
Propos recueillis par
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