Un hip-hop malade, perdu dans le flow d’un joueur de mots. Depuis Brixton, à 28 ans, Rodney Smith alias Roots Manuva amène son deuxième album, Run come save me. Un disque entre rage et douceur, cynisme et douleur, où la tonalité electro et les constructions complexes semblent annoncer un autre hip-hop, celui que l’on peut retrouver, de l’autre côté de l’océan, du côté de formations telles que Cannibal Ox.
Chronic’art : Quelles sont tes origines musicales ?
Rodney Smith : Mes parents sont de l’Eglise pentecôtiste, ils écoutaient donc pas mal de gospel. Moi, j’ai commencé à être un mordu de dub vers l’âge de onze ans, avec pas mal de vieilles productions jamaïquaines. Puis j’ai découvert des trucs plus electro comme « Rock It » d’Herbie Hancock. C’était la première fois que j’entendais des scratches (rires). Puis, vers 14 ans, j’ai monté un petit sound system qui jouait dans les barbecues de mon école. Mais ça n’a pas duré très longtemps, c’était devenu dur de nous rassembler et de tourner ensemble. L’étape suivante, assez naturelle, a été de me diriger vers la composition. J’allais dans un petit studio communautaire du coin enregistrer des trucs dance hall, j’essayais d’imiter des gens comme Yellow Man, et petit à petit, je suis arrivé à ce que je fais maintenant, une espèce de groove bâtard. Mais si je devais dire quels artistes m’ont le plus donné envie de faire de la musique, je parlerais d’Art Of Noise et de Smith & Mighty.
On peut qualifier ta musique de hip-hop, un genre qui, jusqu’à très récemment, n’a jamais été développé en Angleterre.
C’est exact, mais pas mal de gens ont toujours fait du hip-hop en Angleterre. Le problème n’était pas de faire du hip-hop, mais de pouvoir trouver un label ou des distributeurs qui en voulaient. Depuis 1995, la scène s’est développée petit à petit. Moi-même, quand j’étais ingénieur du son pour un studio communautaire, je composais comme ça, dans mon coin, jamais je n’avais pensé pouvoir vivre de ma musique.
Et quelles sont les réactions de tes proches, de tes amis, vis-à-vis de ta musique ?
Pendant un long moment ils n’ont pas compris ce que je faisais. Ils ne me voyaient pas en haut des charts ou dans les quotidiens nationaux alors pour eux je n’étais pas musicien. Après ma signature sur Big Dada, et avec ma participation sur l’album de Leftfield, qui a bien marché en Angleterre, ils ont commencé à comprendre. En fait, dès que les magazines ont commencé à parler de moi, des gens sont venus me voir : « Ah mais je ne savais pas que tu faisais de la musique » (rires).
Le hip-hop anglais semble très influencé par la scène électronique, tu évoquais par exemple ta collaboration avec le groupe Leftfield.
Je ne connaissais Leftfield que de nom quand ils m’ont contacté, j’étais même très étonné qu’ils me connaissent, puis j’ai compris : ce sont de vrais fans de disques, ils en achètent des tonnes et des tonnes dans tous les genres, normal qu’ils soient tombés sur moi (rires). Cela a été une connexion assez naturelle, la scène musicale est petite, on en vient vite à collaborer les uns avec les autres. L’intégration de l’electro dans le hip-hop était de toute façon assez logique, notamment via un label comme Ninja Tune et sa division Big Dada. Et puis il ne faut pas oublier que quel que soit le genre, toutes ces musiques sont faites avec les mêmes machines, ce sont toutes des musiques électroniques.
D’où vient ton nom, Roots Manuva ?
Je ne sais plus, certainement de nulle part, Roots Manuva évoque plus un titre de disque qu’un nom d’artiste, mais j’aime me perdre avec les mots, et perdre les gens avec moi.
Comment as-tu abordé la composition de ce nouvel album ?
Avec beaucoup de douleur (rires). Douleur et angoisse, parce que Big Dada me poussait à aller en studio, ça faisait bien un an que je n’y avais pas mis un pied, depuis la sortie de Brand new second hand. J’ai eu du mal à me forcer, je suis humain, or eux exigeaient le retour d’un robot, ils n’arrêtaient pas de me harceler « Allez, quand est-ce que tu nous montres un nouveau truc, fais quelque chose, fais quelque chose ! » Et je leur répondais « Mais je n’arrête pas de faire de la musique, mais je ne peux rien vous montrer, ne me stressez pas, restez calmes ! » Je n’avais jamais arrêté de faire des expérimentations, des recherches dans mon coin, mais rien de bien fini en réalité. Et finalement, l’année dernière, je suis retourné en studio, mais j’ai décidé d’y aller cool quand même.
Cette pression a-t-elle tout de même influencé l’album ?
Oui, sinon je serais encore en train de composer des tas de nouveaux morceaux sans jamais en finir un seul ! Pourtant, j’en ai déjà fait 35 pour ce disque ! Ils m’ont forcé à terminer mes morceaux. Ce n’est pas grave, ce disque n’est qu’un chapitre dans mon histoire musicale, j’aurai le temps de la continuer.
Es-tu d’accord si je dis que Run Come Save Me est un disque de blues ?
Blues ? Oui, mais un blues très doux, il y a de la tristesse dedans, comme une légère mélancolie.
Il y a des aspects très drôles et cyniques aussi.
Je me situe entre les deux, entre tristesse et joie, comme si je traduisais des émotions sérieuses d’une manière ironique. C’est un aspect de ma vie, l’observation des gens, de leurs pensées.
C’est un disque pour s’échapper, s’échapper de la pression que la vie à Londres te pose (rires). Londres est une ville folle tu sais, tellement obsédée par tout ce qui peut être tendance, mode, tout ce qui concerne le paraître. Ce n’est pas un endroit où on s’intéresse à comment sont les choses, seul importe de quoi elles ont l’air. J’ai pensé des millions de fois quitter cette ville, mais j’ai une relation très ambiguë avec elle, je veux la quitter mais je l’aime (rires).
Run come Save Me est donc un appel à l’aide, pour te libérer de Londres…
(Rires) Oui, sauvez-moi ! Aidez-moi à acheter une maison dans le sud de l’Espagne !
Propos recueillis par
Lire notre chronique de Run come save me (Bid Dada / Pias)