On connaissait déjà André Breton et les « Vases communicants » ; il faudra désormais faire avec quelques « Vases combinatoires » et deux Bretons de plus, les designers Ronan et Erwan Bouroullec. Entretien avec les créateurs de « La Cuisine désintégrée », « Le Lit-clos », « Les Vases combinatoires »…


Chronic’art
: Votre célébrité a essentiellement débuté avec les Vases combinatoires. Quelle en est l’essence et que révèlent-ils de votre démarche ?

Ronan et Erwan Bouroullec : Pour utiliser les mots, les Vases combinatoires disent un cylindre avec un trou dedans, un dessus de bouteille et un socle. Et ça ne dit pas plus que ça. En plus, on a vraiment utilisé beaucoup de techniques moulées. On a donc fait disparaître des matières auxquelles les gens ont une réaction sensible. On était dans des matières génériquement monochromes, pas dans la pierre ou le bois. « Ce sont des matériaux » diraient les architectes, « ce sont des matières » disons-nous, avec lesquelles on peut travailler, mais les lois économiques et industrielles de production font qu’on s’est davantage penchés sur des volumes mono-matière ou mono-aspect, qui peuvent casser un certain effet narratif -par exemple une chaise paillée-, en nous confrontant davantage à la forme, à une forme « abstraite ». Plutôt qu’imposer une lecture ou un sens, l’abstraction a plutôt tendance à recevoir : des récepteurs plus que des émetteurs. Cette sorte d’alphabet, par combinaison, permet à l’usager de retomber dans son histoire personnelle, ses scènes primitives à lui. Devant les Vases combinatoires, l’usager se dit inconsciemment qu’il connaît mille vases différents -du soliflore au vase le plus large- et qu’il a déjà vu mille bouquets dans sa vie. Il lui suffit juste de prendre une décision sans qu’il s’agisse pour autant d’un travail de réflexion intense ni d’une question de vie ou de mort ! On est obligés de faire l’effort de sa propre histoire.

Pour ces vases, les acheteurs n’ont souvent pas compris la dimension combinatoire ; ils n’achetaient qu’une combinaison. Pourquoi ? Sans doute parce que cela devait être la manière la plus rassurante d’acheter un objet cher, comme ça ils étaient sûrs que la fonction serait au moins traduite une fois ; d’ailleurs, on n’a pas pensé exactement à un « pack ». Les vases combinatoires ont cette dimension manifeste : on ne les a pas pensés comme des produits. A ce moment-là on faisait des prototypes, des pièces par nous-mêmes. Le Vase combinatoire n’était pas une des pièces ou leur totalité mais leur combinaison. Le tout du vase n’était pas la somme des parties mais les multiples combinaisons possibles. D’ailleurs, heureusement, l’édition chez Capellini est restée monochrome. En vérité, ce qu’on a appris, c’est que ce n’est pas un projet éditable. Imaginez les procédés viables et fiables pour permettre les bons emboîtements de neuf pièces. L’injection ou le coulage plastiques sont onéreux, le moulage de céramique aussi. Pour l’éditeur, la distribution de neuf références-produits devient compliquée. Pour peu qu’on colore les pièces avec une palette de trois ou quatre couleurs, la chose devient ingérable ! Donc c’est un projet qui est manifeste et qui, en même temps, nous a beaucoup appris sur la réalité d’un objet. Ce que le dialogue entre le fabricant et le créateur permet de construire…
Vous n’en dédaignez pas pour autant les commandes plus contraignantes. Votre Cuisine désintégrée va à la fois dans le sens des exigences propres à un client et à un process industriel, et à la fois à l’évolution des styles de vie de l’utilisateur…

Exactement. A la seule différence que, dans ce cas au moins, nous n’avons ni démarché ni attendu d’éventuels commanditaires. C’est un prototype réalisé il y a déjà trois ou quatre ans dans le cadre du VIA, qui nous a valu d’être contactés par Capellini et Boffi pour leur filiale commune, Unit. Nous avons donc développé pour eux l’idée première : une cuisine qui arrive dans un carton, qu’on pose chez soi où on veut et que, à la limite, on peut reprendre avec ses meubles quand on déménage… Désintégrée. Il s’agit donc évidemment de l’inverse de la cuisine sur mesure et maçonnée dans l’espace. Celle-ci est simple du début à la fin, déclinant un système d’alphabet modulaire et de fonctions élémentaires : des contenants simples -la poubelle, les tiroirs-, et des contenants indéterminés qu’on vient « plugger » sur la structure -des éléments libres, des plateaux. Cela permet d’avoir une architecture plus facile puisque ça permet de choisir sa cuisine, de l’amener dans un espace vierge et de l’emporter avec soi. Et puis une cuisine n’est pas neutre : c’est une pièce, un espace, un environnement familier, de rencontres, qu’on s’approprie. Son mobilier aussi se sédimente : un billot sur lequel on découpe n’obtient son identité pleine et entière qu’après des années de découpes !

Est-ce cette expérience concrète avec Capellini qui vous a incité à réitérer avec l’édition plus radicale du Lit-clos ?

Sur l’image du lit-clos, on s’est un peu emmêlés les pinceaux autour de la question de la typologie rurale pauvre et bretonne de l’objet. Mais le lit-clos n’est pas l’apanage de la Bretagne… Historiquement, sa fonction était à la fois due à la faible conservation de chaleur des maisons et à une recherche d’intimité dans des familles regroupant souvent trois ou quatre générations. Dans ce projet du lit-clos, nous n’avons pas voulu faire de l’hédonisme mais montrer une meilleure écologie de la maisonnée. Là encore, le VIA a réalisé le protitype mais l’éditeur italien, Capellini, était partant avant de l’avoir vu. Ce qui nous intéressait dans ces échelle et fonction d’objet, c’est que ce dernier évitait la construction de trois cloisons pour faire une chambre, avec le coût et les nuisances que peuvent occasionner la livraison de trois palettes de briques, dix pots de colle, des rouleaux de papier peint, etc. Pour autant, le projet, à ce stade, n’est pas encore forcément convaincant. S’il ne s’agit plus de construction immobilière, il ne s’agit pas non plus, du point de vue de la conception anthropométrique, contemporaine et industrielle usuelle, de mobilier. C’est déjà un meuble trop encombrant, trop complexe à construire, à assembler et livrer, trop incertain à distribuer, et donc finalement, d’une manière générale, trop cher. Certes, il peut s’adapter aux souhaits de chacun : il existe en pieds bas, à l’instar de la literie traditionnelle, et en pieds hauts, libérant un espace intermédiaire au-dessous, un peu comme les lits-mezzanines. Mais il faut tout de même insister sur les problèmes que pose un projet comme celui-là en termes d’édition. Faire la part entre ce qui est éditable et ce qui ne l’est pas. Comme pour les Vases combinatoires dans un autre registre, c’est ce que nous avons appris ici. Il y a trop de technologies différentes, trop de pièces. Capellini cherche une entreprise qui pourrait assurer la filière de fabrication de cet objet dans sa totalité. Et puis il y a un problème de distribution et de risques : auprès de qui diffuser ce genre d’objet singulier ? Quel distributeur est prêt à acheter 40 000 F une pièce qu’il lui faudra vendre 80 000 F ? Pourtant il est sûr qu’il existe des gens qui cherchent ce genre de solution. Mais actuellement la communication sur le lieu où se procurer la chose pour des gens qui en auraient besoin à un moment donné ne fonctionne pas. Capellini va donc l’éditer, mais plutôt comme une galerie qui éditerait une sculpture. Cette pièce va s’autolimiter.

Propos recueillis par