Science et harmonie, Noirs et Blancs, technologie et être humain… En avril dernier, à l’écrivain américain Richard Powers répondait à nos questions lors d’un entretien de plus de deux heures, à l’occasion de la sortie en France de son roman « Le Temps où nous chantions ». Entretien fleuve.
– version intégrale de notre entretien publié dans « Chronic’art #24 » –
Chronic’art : Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre?
Richard Powers : L’idée m’est venue il y a vingt ans, pendant que je travaillais à mon premier roman. J’avais vu ce documentaire sur le concert de Marian Anderson en 1949. L’histoire de ce concert, et plus particulièrement la décision de la cantatrice noire américaine de commencer son récital avec America le chant des patriotes américains, m’avait profondément émus. Cette femme, qui avait toutes les raisons d’éprouver de l’amertume à l’égard de ce pays, décide d’ouvrir son concert avec un hymne qui célèbre l’idée du pays dans lequel elle vit plutôt que sa réalité. En écoutant cette voix, pour la première fois je me suis vu tel que j’étais : un blanc. Et je me suis dit qu’il faudrait que je mette ça dans un livre.
C’est une réalisation similaire, devant une célèbre photographie d’August Sander, qui est le catalyseur de Trois fermiers s’en vont au bal, votre premier roman, paru en France l’année dernière…
Dans les deux cas ce qui m’a intéressé, c’est la mise en relation du passé et de l’avenir par l’entremise de la technologie. L’enregistrement d’une voix, c’est comme un message de mémoire posté pour les générations futures et qu’ensuite on transforme en langage.
Vous avez dit que les trois fermiers de la photographie d’August Sander vous regardaient. Est-ce le regard de Marian Anderson qui vous a fait comprendre votre blancheur de peau ?
A travers elle, j’ai non seulement compris ce que signifiait ma couleur de peau, mais aussi tout ce qui en découlait, ces choses qui soi-disant « allaient de soi ». Marian Anderson s’adressait à tout un pays. Elle l’appelait par son nom ; elle m’appelait moi, dans une chanson. C’est en sens qu’il y a eu un échange de regards. Mais en tant qu’auteur blanc, j’étais conscient à l’époque qu’écrire cette histoire allait soulever toutes sortes de questions que je n’avais ni les moyens, ni le courage d’assumer en tant qu’artiste.
Le fait de vous mettre dans la peau d’un narrateur noir était un défi. Pourquoi avoir attendu jusqu’en 2000 pour vous y atteler?
Le livre était mûr. Et puis il y avait eu la Marche d’un million d’hommes noirs en 1995, qui m’a fait repenser à cet espace (le parvis du mémorial à Lincoln, ndlr) à Washington, à la manière dont il était utilisé pour signifier publiquement et dans toute sa complexité la nature interraciale des Etats-Unis. Il y a toujours un moment dans la vie d’un écrivain américain où celui-ci réalise que son but est de dire qui nous sommes en tant que société, ce que ce pays a été, et ce qu’il est devenu. Et il comprend alors qu’il ne trouvera pas de réponse s’il ignore la question raciale. Cette question est plus que jamais au cœur de ce qui distingue, de manière très volatile, l’expérience américaine.
Personnellement, entretenez-vous des liens avec d’autres communautés ?
Actuellement aux Etats-Unis, la plupart des gens dans les centres urbains sont dans la position de connaître les représentants des autres communautés, qu’ils soient amis, collègues, ou des relations plus distantes. Statistiquement, le nombre de ces personnes est encore faible. Le taux des mariages mixtes aux Etats-Unis a certes augmenté ces dernières années, mais les chiffres restent très modestes. L’important, c’est ce qui se passe dans la vie de tous les jours et il est inévitable que les mélangent se produisent. Pour écrire Le Temps où nous chantions, je suis parti de mon expérience personnelle et je suis remonté jusqu’aux témoignages par le biais de mes lectures et d’entretiens que j’ai réalisés. Ils m’ont permis de comprendre l’immensité de l’expérience interraciale, tant en littérature que chez les gens qui sont prêts à en parler. Ça m’a confirmé dans l’idée que lorsque quelqu’un nous livre une histoire intime, racialement diverse et ancestrale, cette expérience nous force à nous projeter dans l’avenir. C’est pourquoi ce livre devait aussi traiter de la question du temps. Pour ce qui est de la musique, c’est un sujet qui m’a toujours passionné. Mon troisième livre par exemple (The Gold bug variations, paru en 1991, ndlr) est basé sur les variations Goldberg de Bach et utilise cette musique comme une métaphore qui domine l’ensemble du livre. Je suis moi-même musicien et cela m’a toujours intéressé de sonder la relation entre la musique et les mots. Je voulais explorer cette question : qui « fait » la musique aux Etats-Unis ? A qui appartient-elle ? Qui chante quoi ? Je voulais montrer que la culture américaine était une sorte de « mariage mixte ». Une ascendance complexe et ancestrale que, lorsque vous êtes blanc, vous ne reconnaissez pas. Culturellement, les jeunes savent depuis longtemps que la pop américaine, c’est de la musique noire. La « haute culture » aux Etats-Unis, en revanche, s’est toujours tournée vers l’Europe et la musique classique européenne avec l’idée que c’est une musique blanche et exclusive. Ce n’est que récemment que ce point de vue s’est lézardé. Le processus a débuté sur les scènes d’Europe, mais quand ça s’est produit ici, toutes sortes de mélodies neuves et un sang nouveau ont fait leur apparition. Les gens réalisent que si une seule goutte de sang noir fait de nous un Noir, alors la culture et la musique américaines sont noires.
Vous faites de l’idée de mariage mixte un symbole de la création artistique. Ces parents qui donnent vie à trois enfants métis ont un rêve : une société qui ne distingue plus les races. Pensez-vous que cela puisse se produire ?
C’est la question centrale du livre. Comment se construit notre identité individuelle, notre identité nationale et transnationale dans un monde où la question des origines, de l’histoire et de l’ascendance diffère intégralement d’une région à l’autre. Le livre de W. E. B. DuBois, The Souls of Black Folk, un livre centenaire, commence avec cette déclaration célèbre selon laquelle « le XXe siècle sera le siècle des divisions des races ». Cela s’est vérifié de manière spectaculaire, tant dans l’histoire US qu’ailleurs dans le monde -dans tous les cas la question de la couleur de peau devient essentielle. Comment faire pour que notre monde soit aussi celui de l’Autre ; pouvons-nous, eux et nous, nous asseoir à la même table et faire de la musique… Aux Etats-Unis, la réponse diffère beaucoup selon les périodes. C’est pourquoi le livre accompagne cette famille de l’après Deuxième guerre mondiale jusqu’à la fin du vingtième siècle. Leur différence est successivement exaltée et rejetée, et leur lutte permet d’examiner les solutions offertes au problème racial des années 40 aux années 70.
Cela commence bien sûr avec le rêve « assimilationniste » des parents, qui pensent que la race, ça ne compte pas. Leurs prises de conscience successives oblige les personnages à une approche plus réaliste, plus en phase avec ce qui se passe dehors. Cette approche, plus typique de la deuxième partie du siècle, considère que la solution n’est pas d’ignorer les couleurs, mais au contraire de mieux les voir. De projeter un regard qui comprenne mieux les couleurs et les différences, qui les mélange et les associe au lieu de les séparer.
Dans le livre, le rêve ne se réalise jamais : faire des enfants lorsqu’on appartient pas à la même race, c’est comme de commettre un pêché, un crime.
C’est cela qui fait de cette famille un condensé de l’histoire tragique de l’Amérique dans la deuxième partie du siècle. Au moment même où Martin Luther King prêche la non-violence (une doctrine qui de fait est intégrationniste) naît le nationalisme noir. Pour Ruth et le mouvement des Black Panthers, l’intégration est un mensonge de blanc. C’est une question irrésolue : de quoi aurait l’air une culture où le noir ne se dissoudrait pas dans le blanc, sans pour autant donner cette impression de coexistence artificielle. Cette question, le roman la retourne dans tous les sens. Et la musique offre dans ce champ une nouvelle manière de voir. C’est un medium fascinant : les éléments qui la composent, ligne mélodique, rythme, etc. disparaissent quand on les mélange. La métaphore du livre dans son ensemble, c’est celle du contrepoint. L’ajout d’une mélodie à une autre, préexistante, change la première comme la deuxième. Elles coexistent sans se détruire. Mutuellement, elles se transforment tout en restant l’une et l’autre intactes. Il y a cette notion qu’un troisième élément naît de la combinaison de ces deux entités distinctes. Ce n’est ni une fusion, ni une destruction ; c’est une addition.
Jonah, le personnage central du Temps où nous chantions, fait le voyage en Europe, où il finit par résoudre certaines des questions raciales qui l’affectent. Ne craignez-vous pas que la manière dont vous présentez les choses ne soit perçu comme de l’idéalisme ?
Quand j’écrivais ce livre, j’étais terrifié. Chaque jour, sur cette question-ci comme sur toutes celles qui en découlent, j’étais conscient du risque d’être mal compris. Nous avons à faire à un conflit inachevé et je savais qu’avec ce livre, je flirtais avec la catastrophe. J’étais terrifié quand je l’écrivais. Depuis sa sortie, chaque jour produit de l’anxiété, des craintes sur la manière dont l’histoire sera interprétée. Le livre est déjà sorti en Angleterre, aux Pays Bas, en Allemagne où toutes ces questions sont interprétées différemment. Lorsque Jonah se retrouve en Europe, la race et l’identité prennent pour lui un autre sens. Et dans sa décision de partir pour l’Europe, il y a en germe la peur d’être traité de tous les noms dans son pays pour s’être détourné d’une certaine forme de confrontation raciale. L’Europe, c’est intéressant, a toujours été une destination pour les artistes américains. Et Jonah découvre que, contrairement à ce qu’il pense, les différences raciales n’y sont pas effacées. Il croit pouvoir y réclamer le droit de posséder cette musique dans laquelle il a été élevé, la tradition concertiste de la musique classique européenne. De fait, il réalise bien des choses. En France, on le prend pour un Algérien, en Allemagne, on le prend pour un Turc. Son étrangeté, sa marginalité, son aliénation -il emmène tout cela avec lui, en Europe. A Leipzig et à Vienne, il réalise aussi que cette musique qu’il croyait purement européenne a été transformée par l’expérience américaine. Il quitte son pays et découvre donc, par hasard, son pays natal. C’est une chose dont les émigrés américains parlent souvent, qu’ils soient écrivains, tels James Baldwin ou Richard Wright, ou musiciens.
Pourquoi avoir donné à des Africains américains cette passion pour la musique classique ? Après tout, vous auriez pu choisir d’autres formes de musique, le blues par exemple.
Cette musique est transmise aux enfants par leurs parents, un immigré juif et une femme de la bourgeoisie africaine américaine, qui vivent à une époque où le summum de la réussite pour les Africains américains, c’est encore d’acquérir un « culture blanche ». C’est ce qu’on appelait le striving : se distinguer en adoptant tous les repères du monde blanc. L’ironie de l’amour des parents pour la musique classique, c’est qu’elle correspond à l’idée qu’ils se font d’une « haute culture » intemporelle, éternelle et transcendante qui ignore la couleur de peau. Mais telle qu’elle est consommée dans le monde réel, la haute culture, c’est ce que le monde blanc a de plus blanc à offrir, culturellement parlant. Eux-mêmes se débattent face à la double nature de leur musique, avant même de la passer à leurs enfants. Et quand leurs enfants apprennent et quittent le foyer, cette ambivalence a grandi. Elle est devenue hautement problématique. On voit alors Jonah chercher à échapper à la question raciale en remontant le cours du temps. Son premier amour, c’est la musique d’avant-garde. Puis il entame sa retraite avec le XIXe siècle et le classicisme. Vers la fin du livre, il se projette plus loin encore, avec la musique polyphonique de la Renaissance, décrite comme une musique d’avant la crise raciale : avant l’esclavage, avant la collision de l’Europe et de l’Afrique, avant que les débris de cette collision n’échouent en Amérique.
Délibérément, vous semblez aussi éviter de pousser vos personnages vers le monde du jazz. Par peur des clichés ?
C’est vrai que le parcours du deuxième frère, Joseph, qui devient musicien de jazz presque par défaut, produit un effet assez comique. De fait, en tant que musicien, il parcourt l’histoire, mais cette fois à l’envers. Au lieu d’un Noir qui chercherait à adopter la culture blanche, Joseph est un métis qui cherche à passer pour un Noir. Il ne connaît rien au jazz et doit donc apprendre à faire semblant d’être un authentique musicien de jazz. C’est un autodidacte qui apprend, par la radio et par les disques, la consanguinité quasi incestueuse des mélodies et de l’art en général. La vérité, c’est que la musique classique vient elle aussi de la rue. La division entre « haute » et « basse » cultures a été inventée par des non-musiciens.
Vous écrivez : « Les musiciens parlent de béatitude, mais la béatitude n’existe pas, il n’y a que le contrôle ». Où est le plaisir ? Vous dites que les musiciens sont libres, mais la plupart du temps cela n’apparaît qu’entre les moments où ils jouent…
Ce moment où la béatitude se transforme en perfection ou en contrôle, j’en ai fait l’expérience plusieurs fois dans mes entretiens avec des interprètes de musique classique. La professionnalisation, c’est ce qui enlève cette immédiateté viscérale de la musique, que celui qui écoute peut vivre. Le parcours de Joseph l’emmène loin de cette notion que la musique, c’est avant tout le contrôle : il revient à l’idée que la musique est un mode de vie, une manière de faire de nous de meilleurs interprètes, de meilleurs improvisateurs de nos vies. Il finit par enseigner dans une école d’un grand centre urbain, et à cet instant, la musique n’a plus rien à voir avec le contrôle, elle a tout à voir au contraire avec la spontanéité, avec le corps, le mouvement, la faim, le besoin, la jouissance -toutes ces joies qu’il avait étant enfant et qu’il a perdues en devenant musicien professionnel et qu’il doit se réapproprier en tant qu’adulte.
La musique apparaît aussi à plusieurs reprises dans votre roman comme un moyen d’échapper au présent. Ne pensez-vous pas que la musique, en particulier la musique classique, est un bon prétexte pour s’éloigner de la vie ?
J’élargirais encore la question : la musique peut-elle nous rendre meilleurs ? Clairement, oui. Peut-elle nous rendre plus mauvais ? Oui, j’en ai peur, et plus clairement encore. Peut-elle nous aider à régler nos problèmes ? Oui, aussi. En fait, je ne m’imagine pas un monde sans musique. Sommes-nous parfois tentés, sous son influence, de nous isoler du monde et des contingences de l’existence ? Oui, malheureusement, cela est vrai aussi. Les saints comme les plus grands pêcheurs de l’histoire se sont tous servis de la musique. La musique est une lame qui peut accompagner les actes les plus puissants, qu’ils soient bons ou mauvais. Platon, dans La République voulait bannir certaines musiques. Depuis les temps les plus reculés les gens ont été conscients des possibilités offertes, en bien comme en mal, par la musique.
Vous êtes vous-mêmes scientifique de formation et musicien amateur. On sent chez vous une fascination égale pour l’abstraction qu’offrent la science comme la musique. Quelle corrélation existe-t-il entre les deux ?
J’ai chanté pendant toute mon enfance. Plus tard, j’ai commencé le violoncelle, mon instrument de prédilection, ainsi que plusieurs autres, clarinette et saxophone notamment. Ecrire ce livre m’a permis de vivre par procuration cette existence musicale que je n’ai jamais eue. Le nombre de scientifiques qui sont aussi musiciens amateurs ou passionnés de musique est très important, surtout dans le domaine de la physique, de la chimie et des mathématiques. Cela s’explique peut-être par la fascination des scientifiques pour les changements de formes. La musique, ce sont des tons qui changent dans un temps donné et créent pour l’auditeur cette sensation paradoxale d’être hors du temps. C’est très séduisant pour un scientifique, surtout s’il s’efforce à comprendre un temps beaucoup complexe que le temps « intuitif ». Ce qui m’intéresse, en musique comme en science, c’est l’espace qu’elles occupent entre l’émotionnel et le rationnel. Par exemple, les sciences cognitives ont développé des théories sur la façon dont notre cerveau perçoit la musique. Les gens qui n’ont pas de sens musical utiliseront les parties de leur cerveau normalement associées avec une activité musculaire ou émotionnelle -alors que compositeurs, interprètes et musiciens, utiliseront d’autres régions, traditionnellement associées à la linguistique et aux associations. Ce qui me fascine dans la musique, c’est que vous appréhendez avec vos tripes, vous sentez la musique physiquement, tout en le considérant comme un langage secret qui stimule votre intellect et vos capacités cognitives, c’est-à-dire votre capacité à communiquer à des niveaux supérieurs de structures et de formes. Et ce n’est pas aller trop loin que d’appliquer cette parabole à la question raciale. La musique est un mariage mixte, un mélange interracial qui n’est ni émotionnel, ni intellectuel mais les deux à la fois.
Est-ce difficile d’écrire sur la musique ?
Les manuels, les professeurs et les écoles d’écritures vous diront tous qu’il y a deux sujets que vous devez à tout prix tenter d’éviter : la musique, et le sexe… (rires)
Ce n’est pas un conseil très suivi…
C’est parce que ce sont les deux choses dont les écrivains veulent le plus parler ! Les mots sont difficiles. Ils sont l’ultime barrière et en même temps le seul pont entre notre « cave intérieure » et le monde. Les mots assurent la médiation entre les individus et l’existence. Ce sont des symboles cognitifs dont la valeur est très élevée. Et pourtant, nous cherchons constamment à les mettre en mouvement et à les faire danser pour qu’ils incarnent des sensations qui sont en nous, et qui remontent à notre existence d’avant le verbe. Ces sensations qui d’ordinaire, disparaissent justement dès le premier mot prononcé.
Le Temps où nous chantions est aussi une critique de l’impérialisme américain. En quoi la question raciale lui est-elle liée ?
J’ai personnellement traversé la plupart des événements politiques que le livre relate et j’ai toujours eu conscience des moments sombres de l’histoire du pays, notamment en matière raciale. Mais il a fallu que j’écrive ce livre pour comprendre l’Amérique comme cette terre tragique, où ressurgissent en permanence les calamités raciales. Que peut l’art contre tout ça ? La musique ne peut faire échec à la politique, du moins pas directement. Mais la musique est sans doute aussi la seule chose que nous ayons contre le fléau politique. Si nous perdons notre capacité à chanter, nous avons tout perdu. Nous gardons notre droit à chanter comme un geste subversif, rajeunissant. Quant à savoir si ce geste peut interrompre le flot de l’histoire ou la répétition des désastres humains, c’est une question moins importante que de savoir que nous existons en tant qu’individus, ou groupes de personnes, qui résistent à l’animosité.
Finalement, la musique noire a-t-elle permis un changement des mentalités vis-à-vis de la question raciale ?
L’histoire du mouvement des droits civiques aux Etats-Unis commence en avril 1949 avec le concert de Marian Anderson à Washington. A cette époque, la musique de la lutte, c’était l’Ave Maria de Schubert -ou plutôt l’Ave Maria chanté par une femme noire à qui on avait interdit de chanter à Constitution Hall, la meilleure salle de concert de la ville. Le fait qu’elle rétablit son droit à chanter le répertoire européen de musique classique, au moment où la discrimination raciale fait rage, c’est ce qui inaugure le mouvement. Dans les années 40 et 50 ce sont les négro spirituals qui accompagnent la lutte et constituent des poches de résistances. Dans les années 60 naît une nouvelle forme d’identité noire, plus urbaine : la musique noire de Detroit et de New York. Les chansons du Motown font partie d’un répertoire extraordinairement riche de la résistance politique. La construction de la conscience publique de ces groupes s’est toujours appuyée sur la musique comme élément fédérateur. Avons-nous progressé sur la question raciale dans ce pays ? Les jours où ça ne va pas, je dirais que nous en sommes trop loin pour la vivre bien. Quand ça va mieux, je me dis qu’aucune personne saine d’esprit ne choisirait de revenir aux temps où la ségrégation et le lynchage étaient autorisés. Ce qui nous a fait progresser, ce sont des luttes politiques, qui toutes avaient une chanson de ralliement.
Vous êtes critique à l’égard du gouvernement américain, mais beaucoup moins à l’égard des maisons de disques qui, dans le livre, interfèrent rarement avec le talent de vos protagonistes. Là encore, ne pêchez-vous pas par idéalisme ?
J’ai essayé d’introduire des éléments de burlesque pour évoquer les méthodes dont ces maisons de disques cherchent à vendre les deux garçons, en exploitant leur image en termes de marketing. La vie des artistes concertistes noirs qui voulaient faire un disque était c’est vrai beaucoup plus difficile que l’exemple de mon livre. William Warfield par exemple, un chanteur noir, aurait eu une carrière beaucoup plus visible s’il n’avait pas fait l’objet de discriminations. Mon livre, c’est vrai, ne s’attaque pas frontalement aux pratiques des maisons de disque. L’histoire qu’il raconte est différente : celle d’un artiste métis, dont l’apparence est plus « acceptable » pour une audience blanche. Il devient une sorte de fétiche pour les maisons de disques, précisément du fait précisément de son statut d’entre-deux.
Dès votre premier livre, Trois fermiers s’en vont au bal, vous aviez adopté un mode de narration très particulier. La structure est éclatée, comme un puzzle d’histoires, lisibles indépendamment les unes des autres. Est-ce la même intention formelle qui guide la narration du Temps où nous chantions ?
Dans Trois fermiers s’en vont au bal en effet, chaque histoire possède une armature distincte. Le livre était un exercice de style avec un usage systématique, dans sa structure, du contrepoint. Les histoires commençaient avec les mêmes images, mais existaient indépendamment les une des autres sans jamais se chevaucher, et ce jusqu’à la fin. Je ne crois pas que ce soit le cas pour Le Temps où nous chantions. Là, les histoires s’intègrent, plus largement, à une histoire. Trois fermiers s’en vont au bal racontait trois histoires différentes qui se transformaient en une seule et même histoire. Dans Le Temps où nous chantions, c’est le contraire : une seule histoire, symphonique, se fragmente en une multitude d’harmonies et de mélodies.
Dans Trois fermiers, l’Histoire semble écraser les personnages. Dans le Temps où nous chantions, vous présentez un personnage décidé au contraire à s’emparer de son destin. Que s’est il passé entre ces deux livres ?
Ces deux romans sont des livres « européens », c’est-à-dire qu’ils insistent sur cette idée que l’histoire individuelle et intime ne peut être isolée de l’histoire sociale et collective. La fiction américaine est finalement peu tournée vers le monde extérieur et ne se préoccupe pas beaucoup des luttes collectives et des tentatives de prise de contrôle d’un destin, social ou historique. Cela, je l’emprunte à la fiction européenne. Et pour ce qui s’est passé entre les deux livres, leur optimisme relatif et leur croyance dans l’individu -je suppose que c’est ce qui distingue un homme de 25 ans d’un homme de 45 ans ! C’est aussi ce qui distingue le monde du début des années 80 de celui du début du XXIe.
Entre ces deux livres, il y en a eu six autres. Quelles leçons tirez-vous de toutes ces années d’écriture ?
La principale leçon, pour moi, c’est d’écouter mieux et plus encore. Trois fermiers s’en vont au bal est né de cette phrase de Walter Benjamin que j’utilise pour l’un des chapitres : « Regarder un objet, c’est lui donner la capacité de vous regarder en retour ». Cela a toujours été ma ligne esthétique. Quelle est la différence entre le monde que j’observe aujourd’hui et celui du début des années 80, à l’époque où j’ai commencé à écrire ? La différence principale, pour moi, c’est la transformation de l’existence matérielle avec l’avènement du numérique. Dans nos vies, à tous les niveaux, nous avons embrassé le monde de l’information numérique. Cette assimilation s’est produite si rapidement, si complètement que nous ne ressentons même pas combien notre conscience profonde en a été modifiée. C’est un sujet immense que j’ai abordé dans un ou deux autres de mes livres. On en trouve les prémices dans Trois fermiers, avec une méditation sur notre capacité à reproduire : nous savons désormais reproduire toutes sortes de phénomènes, qu’ils soient visuels, textuels ou acoustiques, et les altérer comme bon nous semble. La notion de la fixité de l’objet disparaît peu à peu au profit du règne universel du fongible. Tout peut-être transformé en absolument tout, par n’importe qui, à n’importe quel moment -et le résultat, mis à la disposition de n’importe qui d’autre, n’importe où, n’importe quand. C’est ce que j’appellerais le photoshopping du monde, sa « diffusion haut débit ». C’est probablement la grande différence entre le monde de ma jeunesse et celui d’aujourd’hui.
Abordez-vous ces questions dans votre nouveau roman, The Echo maker (à paraître en octobre 2006 aux Etats-Unis, ndlr) ?
Je pense que tout le monde se pose de telles questions : elles font si intimement partie de nos existences. A mon avis, tous les romanciers qui cherchent à décrire ce que nous sommes devenus et qui s’intéressent au mode de vie contemporain parlent de ça. Ils ne le mentionneront peut-être pas directement, mais en brossant le portrait de personnages qui vivent au centre de cette toile qu’ils se sont tissés, ils décriront le phénomène. Mon nouveau livre ne s’en préoccupe qu’à la marge : il est plutôt centré sur les derniers développements en neurologie et sur ce que les chercheurs en sciences cognitives peuvent nous apprendre sur ce que nous sommes.
Ne craignez vous pas cependant d’ennuyer vos lecteurs en abordant de manière si détaillée les problèmes liées aux effets de la technologie sur l’homme ?
Je suis conscient du risque, mais la technologie n’est pas une entité distincte, froide et machinale. La technologie, pour moi, c’est l’extension du psychisme humain -une prothèse physique qui contient nos espoirs, nos peurs et nos rêves. A quoi pensent les gens quand vous prononcez le mot « technologie » ? Hostilité, froideur, silicium, etc. Et non pas forcément au fait que leur ordinateur leur offre un accès illimité à mille ans de musique classique. Ils ne pensent pas au stylo et au papier, qui sont sans doute les outils technologiques les plus déstabilisants jamais inventés : ils ne les voient plus comme outils technologiques, précisément parce qu’ils les ont rendus humains. Le temps leur a permis de les mettre à leur portée, de les intégrer à une histoire humanisée -leur histoire.
La technologie n’est elle pourtant pas aussi à l’origine des pires effets du consumérisme ?
C’est un thème que j’aborde souvent dans mes romans. J’appelle ça « le syndrome de l’eau salée ». Si vous êtes un naufragé et que vous dérivez sur un radeau au milieu de l’océan, boire l’eau qui vous entoure, c’est bien la dernière chose que vous envisagez de faire, parce que vous savez que vous allez avoir encore plus soif. Pour la technologie, l’effet est identique : plus vous l’utilisez pour satisfaire votre appétit, plus votre appétit grandit. Actuellement, ce dont nous disposons en matière de musique est gigantesque. Aujourd’hui tous les jeunes de la classe moyenne ont chez eux des dizaines de milliers d’heures de musique, et très peu de temps pour en écouter ne serait que quelques minutes en profondeur. C’est le problème de la super abondance. Elle nous rend encore plus gourmand.
Voyez-vous une solution « humaniste » à ce phénomène ?
Le rôle le plus urgent de l’art aujourd’hui, c’est précisément d’aborder ce problème. Comment allons-nous survivre au triomphe de cette création humaine qu’est la technologie et qui dorénavant nous dépasse ? Deux questions très différentes ressortent en permanence de tout ce que j’écris : que pouvons-nous faire, et que voulons-nous faire ? Nous devons faire en sorte que la deuxième question résolve la première, et non l’inverse.
Propos recueillis par
Le Temps où nous chantions, de Richard Powers
(Le Cherche Midi – « Lot 49 »)