Peut-on être artiste sur l’Internet ? Si le débat n’a pas fini de déchaîner les passions -essentiellement les foudres aujourd’hui dans le milieu de l’art-, Reynald Drouhin, étudiant à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris (Mastère hypermédia multimédia), n’a que faire de toutes ces tergiversations et autres polémiques alambiquées. Depuis 1995, alors que les « artistes » ont plutôt tendance à se servir de la Toile pour monter des catalogues photographiques d’œuvres, ce trublion malgré lui tente d’apprivoiser le réseau en l’utilisant comme un véritable outil de création multimédia. Résultat : Alteraction, un site expérimental, une expérience atypique sur le thème du « moi ». Entretien…
Chronic’art : Pourquoi avoir choisi le titre « alteraction » ?
Reynald Drouhin : le site regroupe en réalité tous les travaux que j’ai déjà réalisés sur l’Internet. Soit 16 propositions plastiques (vidéos, photos et « objets » interactifs). Ceux-ci tournent toujours autour du sujet de l’identité-altérité. De ces 2 notions découlent d’autres concepts hybrides comme altéractivité, altération, altercation, autre moi, alter ego, alterrance, aliénation, intérité, interactivité, autre émoi, etc. Finalement, j’ai concrétisé l’intérité (un concept développé à l’origine par Couturat), l’entre-être, de l’identité-altérité par la formulation « alteraction ».
Tu as d’autres exemples de titres d’œuvres qui s’appuient sur ce genre d’exercice sémantique ?
Oui, dans la partie « Alter ego » par exemple, je présente une œuvre intitulée Doigtête. Il s’agit ici de la fusion du doigt et de la tête, mais on peut aussi penser à « doit être », devoir être. Concrètement, ce sont des successions d’empreintes de doigt numérisées qui représentent une tête.
Couramment j’utilise des jeux de mots dans mes travaux et à partir du titre, je construis une œuvre plastique. Les gens ne comprennent pas toujours… tant mieux, c’est très personnel de toutes façons.
Tu travailles énormément sur le corps. Où veux-tu en venir ?
L’idée, c’est de montrer qu’à travers l’Internet, le corps existe toujours. Il est simplement transféré et sert d’interface dans le virtuel…
Oui, dans le virtuel…
Attention, méfions-nous de la virtualité, car finalement, il s’agit toujours de données concrètes. Je préfère parler d’ubiquité : l’œuvre existe constamment dans le temps et peut être visionnée de n’importe quel endroit. Je pense qu’il y a matière à débattre, le concept mérite sans aucun doute d’être expérimenté.
C’est un peu comme l’interactivité, une belle utopie. Sur CD-rom ou sur l’Internet, l’utilisateur a beau agir sur une œuvre, c’est toujours l’artiste qui délimite et dirige l’action. Pour aller plus loin, il faudrait s’inspirer des MUD (Multi-user Dungeon*)…
Le générateur poïétique d’Olivier Aubert (une expérience d’interaction graphique collective en temps réel) s’en approche. Qu’en penses-tu ?
J’ai eu l’occasion d’exposer avec lui récemment. Je trouve ça très intéressant dans le concept, mais le résultat est très pauvre. On est très proche ici de l’art minimal. De fait, pour en tirer quelque chose, les participants devraient avoir un minimum de culture de l’art minimaliste.
Comment ton œuvre est-elle perçue dans le milieu de l’art ?
Elle n’est pas du tout appréciée, bien évidemment. Dans le milieu, on voit le réseau comme un simple outil de communication. L’art n’y a pas sa place… En fait, il y a méconnaissance total du médium et l’outil informatique fait peur. Curieusement, le fait que tout ceci ne repose sur aucune matière les gêne profondément. Pour les artistes, l’Internet est trop abstrait !
Et dans le milieu techno ?
Lorsque j’ai présenté Alteraction à Imagina ou au MIM (à Montréal, ndlr), les professionnels ont apprécié les qualités graphiques du site, les belles images… mais globalement, aucune référence à l’histoire de l’art n’a été perçue. Si par bonheur on les identifie, on me reproche de faire de la récupération.
Le fait de récupérer des images existantes, voire des œuvres connues, ne t’a pas posé quelques problèmes avec les organismes pour la protection du droit d’auteur ?
La grande majorité des images que je détourne sont prises sur des sites scientifiques ou médicaux. Ceci dit, c’est vrai que ces organismes me font la chasse. Ils sont nombreux à se faire la guerre et actuellement, c’est à celui qui récupérera le plus de commissions possibles sur les œuvres, tu vois le genre… Je signale au passage que tout le monde se sert allègrement s’agissant des sources HTML. Et personne n’a jamais critiqué la pratique !
Mes études m’ont permis de me forger une bonne culture en la matière, alors j’en profite pour aller dans la continuité de l’histoire de l’art. Je fait donc souvent référence à des œuvres existantes.
Dans A l’origine, j’apporte par exemple ma contribution à « L’origine du monde ». En illustrant un passage de l’œuvre reprise par Vincent Corpet vers l’œuvre originale de Courbet. Ce que les visiteurs ne savent peut-être pas, c’est que j’ai refait moi-même les peintures à l’huile et j’y ai collé mes propres poils de barbe !
Propos recueillis par
* Les Multi-user dungeon sont des univers virtuels où les participants forment une communauté dans le but de jouer, de créer une œuvre collective, ou de bâtir une ville fictive.