Invitation au voyage, un siècle après la colonisation, le Dictionnaire des peuples, livre capital, aurait mérité une dimension encyclopédique. De taille discrète, il a opté pour la modestie, la concision, l’objectivité scientifique et va droit à l’essentiel, éveillant la curiosité et le goût d’en savoir plus. Le projet qui a guidé ce travail est exposé dans une préface de Maurice Godelier, assortie de nécessaires mises en garde, et dans une introduction très utile de Daniel de Coppet (directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences sociales) qui en souligne l’étendue et les limites.
Alors que les gouvernants s’efforcent partout de couler l’ensemble de la réalité sociale dans un moule unique (volonté de puissance sans doute, mais en vue de quelle fin ?), le monde est encore habité, envers et contre tout, par un foisonnement multiple. Ces sociétés peu connues, ces victimes ou ces oubliées de l’Histoire, ne peuvent avoir au mieux pour nous que le statut « d’exceptions culturelles ». Exceptions vénérables ou exécrables ? Dans quelle mesure peut-on parler d’un « droit » à la différence ? Tout individu n’est-il pas d’abord et avant tout sujet universel, sujet des droits de l’homme ? Et la souveraineté du peuple n’est-elle pas acquise depuis 1789 ? Oui, mais pour nous, qui comprenons le « peuple » non pas en référence à un souverain dont il dépendrait, mais à une souveraineté propre, acquise et conquise par la Révolution. De plus, l’appartenance à un peuple se caractérise pour nous, citoyens des pays rassemblés autour de l’idée européenne, comme assortie d’une dépendance et d’une dette de la communauté envers ses membres titulaires de droits universels et fondamentaux.
La dimension sociale de l’homme est pour nous constituée de relations interindividuelles que la cité aurait la charge de protéger. Ce qui est loin d’aller naturellement de soi… Tantôt les statuts sociaux peuvent se fonder dans de multiples droits d’usage de la terre, ou dans des réseaux d’autorité relationnelle, tandis que là ils dépendront des pouvoirs comparés des avoirs monétaires, et des richesses privées… Autrement dit : soit la richesse est subordonnée au statut, et les sujets sont au service du tout social ; soit la richesse s’évade des statuts pour dominer les relations sociales. Le schéma peut apparaître grossier, il n’en interdit pas d’autres, bien au contraire. Les auteurs nous préviennent qu’entre ces deux extrêmes, une multitude de positions intermédiaires sont possibles et très difficiles à classer. Et de nous inviter à user de notre propre intelligence, ce qui rend ce livre véritablement passionnant.
Le problème est clairement posé : comment légitimer une différence au cœur de ce formatage mondial de la culture Mac World ? Ces peuples ne sont-ils pas de simples grumeaux dans la purée de Rupert Murdoch, ou d’inesthétiques comédons sur la gueule niaiseuse de Bill Gates ? Ou bien plus probablement de potentiels parcs à thèmes pour touristes obèses et flatulents, c’est-à-dire de potentielles parts de marché. D’une manière ou d’une autre, les choses ne resteront pas en l’état.
Ce dictionnaire présente 800 sociétés humaines qui ne sont pas encore diluées dans l’entreprise mondiale. Divers groupements rescapés de la destruction de l’écosystème, survivants des colonisations, héritiers d’empires ou d’Etats depuis longtemps disparus, descendants de peuples qui vivent au sein de frontières désormais artificielles. Didactique et savant, ce livre s’ouvre sur de très larges et contemporaines questions. Que signifie l’universalité des droits de l’homme ? Peut-on parler d’un droit des sociétés ? L’Etat-nation politique est-il la seule forme de gouvernement ?
Et, qu’est-ce qu’un peuple dans le fond ? Pas une entité pittoresque que l’on nomme « ethnie » ou « tribu », mais une « variante du mode d’être ensemble humain ». On retiendra cette définition pour aborder ces « modes d’être ensemble » irréductibles à un seul et unique format, n’en déplaise aux fabricants forcenés de « petite planète » qui ont l’arrogante impudence de fourguer à n’importe quel prix leur arsenal de petites solutions camelotes. Non, décidément, ce monde n’est pas une petite planète et elle est encore vivante.
L’intention des auteurs est claire : ce dictionnaire entend faire écho à la revendication d’existence de ces sociétés et s’efforce en quelques lignes de leur rendre une histoire qui leur a été confisquée. Et cela, tout simplement, en vue de faire admettre la pleine dignité des groupements humains. Le voyage est vraiment passionnant. Et l’on se demande, au gré des découvertes : mais quelles sont donc les véritables raisons des guerres ?
Dictionnaire des peuples, Sociétés d’Afrique, d’Amérique, d’Asie et d’Océanie,
Larousse (sous la direction de Jean-Christophe Tamisier)