Lorsque ses amis parlent de lui, voici ce qui revient souvent : « un grand acteur tragique, doué d’une puissance de rire méconnue. Un ami fidèle (1), attentif, présent, complice, d’une rectitude morale et éthique absolue. »
Chronic’art : Vous jouez le rôle de Baptiste dans le spectacle d’Olivier Py, Le visage d’Ophée, que l’on a pu voir récemment au théâtre Nanterre-Amandiers et qui tourne en ce moment en France, avant de s’envoler pour la Russie, avec laquelle vous avez déjà une longue histoire théâtrale et cinématographique.
Redjep Mitrovitsa : Oui, je suis allé y tourner Les travailleurs de la mer de Victor Hugo en 1985, à Batoumi, aux confins de la Géorgie. En Russie, j’ai tourné un film de Alexandre Sourine, Un petit bout de Challenger, où j’avais le premier rôle aux côtés de Laure Marsac, ensuite j’ai joué Nijinski, au petit théâtre du Musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, et nous nous apprêtons à y retourner et à aller à Moscou pour y jouer Le visage d’Orphée.
Si nous remontons dans le temps, on voit que cette histoire théâtrale est étroitement liée à votre rencontre avec un acteur et metteur en scène exceptionnel : Gérald Robard. Est-ce qu’elle a été déterminante dans votre décision de faire du théâtre ?
J’avais depuis longtemps le désir profond de faire de la scène. J’avais du reste pris des cours de théâtre avec Béatrice Lord, au cours Simon ; mais j’aurais tout aussi bien pu faire du chant ou de la danse… Ca a effectivement été l’affaire d’une rencontre, une rencontre majeure, comme chacun est amené à en faire dans sa vie. Elles sont rares et peuvent déterminer le cours d’une existence. Cette rencontre enracine mon rapport éthique au théâtre.
Gérald Robard était un homme et un acteur tout à fait extraordinaire. Il est passé dans la vie de ceux qui l’ont connu comme une étoile filante qui a laissé dans son sillage une lumière qui continue à briller. Il s’est donné la mort en 1982, il avait 34 ans.
Gérald Robard avait un souci d’éthique et de déontologie constant. C’est un héritage qu’il m’a transmis et qui, indépendamment de ce qui se joue pour moi aujourd’hui, enracine profondément mon rapport au théâtre et à la morale de ce métier.
Une histoire qui se poursuit avec Antoine Vitez, qui vous confie le rôle de Don Carlos dans Hernani, d’Oreste dans Electre, du vice-roi de Naples et du japonais dans le désormais mythique Soulier de Satin, créé dans la Cour d’honneur du Palais des Papes en 1987… Antoine Vitez est l’homme de théâtre absolu ?
Il y aura en France deux hommes de théâtre : Jean Vilar et Antoine Vitez.
Antoine Vitez était plus qu’un grand metteur en scène, ses écrits le confirment et auront raison de tout ce fatras d’inepties que l’on continue à raconter à son sujet.
Ce fut, entre lui et moi, une adoption quasi immédiate, et pour moi, au travers de cette rencontre réciproque, la chance d’accéder à de grands rôles et la possibilité de structurer une technique et de mettre en pratique toutes ces choses dont Gérald Robard m’avait parlé, et qui ont pris leur pleine résonance lorsque j’ai travaillé avec Antoine Vitez.
Entre temps, j’ai également travaillé avec Daniel Mesguish, qui m’a offert en 1981 le rôle d’Edgar dans Le roi Lear, présenté dans la Cour d’honneur du Palais des Papes.
Travailler avec Antoine Vitez, c’était une façon particulière d’aborder les textes ou les rôles ? Qu’est-ce qui faisait de lui l’homme hors du commun qu’il était ?
Vaste question. Contrairement aux idées reçues : Vitez, un homme cérébral, austère, etc, c’était un enthousiaste qui avait le pouvoir de communiquer sa vitalité à ceux qui travaillaient avec lui. Cette notion de jubilation était pour lui primordiale, car il ne pouvait travailler qu’avec des acteurs qui, de par ce qu’ils étaient, de par leur rapport à la langue, l’inspiraient.
Ce qui le démarque, entre autres choses, des autres metteurs en scène, c’est ce qu’il a nommé lui même « le théâtre des idées », au sujet duquel on continue à entendre un ensemble de propos ineptes.
Qu’entend-on par « acteurs viteziens » ?…
Il n’y pas d’acteurs viteziens. Cela sous-entendrait qu’Antoine Vitez nous faisait tous jouer selon un même style. Il n’en avait aucun désir ! Au contraire, ce qui le passionnait, c’était la diversité, une diversité qui trouve sa pleine illustration chez des comédiennes aussi différentes que Jany Gastaldi, Madeleine Marion ou Dominique Valadié ; dont le phrasé, le jeu ou le rapport à la langue française sont tous différents.
Antoine Vitez est également celui qui allait « réveiller » la Comédie-Française, celui qui vous a fait entrer au Français ; d’où vous êtes parti au lendemain de sa disparition, tout naturellement…
Affectivement et éthiquement, il ne me semblait pas juste d’y rester ; je ne voyais pas le sens que cela pouvait avoir d’y demeurer sans lui.
J’ai appris son décès le lendemain des Molières (2). Je me suis dit que décidément l’homme n’avait pas le droit de relever la tête bien longtemps et j’ai donné ma démission.
Il y a cependant eu de beaux spectacles : Lorenzaccio, Hamlet…
Oui ! Et de belles rencontres !
Je remarque que, en dehors d’Olivier Py, il n’y pas de jeunes auteurs dans votre répertoire théâtral…
Je travaille en ce moment avec deux auteurs tout à fait contemporains, Joris Lacoste et Yann Apperry. Ils ont un style sidérant.
(Mystérieux) Alors tôt ou tard, il va se passer quelque chose… On dit qu’il n’y a pas de vrais auteurs contemporains. C’est absolument faux. Ca bouillonne. Beaucoup de choses se montent, parfois dans des conditions précaires ; mais si on est attentif, on sent qu’il y a tout un courant littéraire qui est en train de prendre forme.
Il y a un genre que vous n’avez pas encore abordé au théâtre, en tant que comédien (3), c’est le répertoire dit comique : Labiche, Courteline, Feydeau… Est-ce que vous vous imaginez dans ce registre ?
Évidemment ! Ces rôles-là sont l’envers d’une même médaille. Un tragédien a tout ce qu’il faut pour les aborder. Des rôles comme celui d’Hamlet ou celui de Lorenzo de Médicis (Lorenzaccio) offrent une palette suffisamment large pour que l’on puisse ensuite aborder tous les registres. Le Menteur de Corneille est une pièce que j’aimerais jouer. Il y en beaucoup d’autres…
Cela fait plus de dix ans que j’exprime ce désir ; mais les metteurs en scène ne retiennent de vous que ce qu’ils ont l’habitude de vous voir faire… (petit rire) Il faudra qu’un jour je m’y attelle…
On ne peut pas évoquer tous les grands moment de votre vie professionnelle, ni toutes les rencontres qui l’ont jalonnée ; cependant il en est une, également majeure : celle avec Claude Régy. Plusieurs spectacles avec lui ?
Moins de spectacles que je ne l’aurais souhaité ; mais quand bien même il ne devrait plus y en avoir, ces expériences résonneront encore très longtemps en moi.
Ca a été d’autant plus formidable de travailler avec Claude Régy que, quelques années auparavant, j’avais eu la surprise et le bonheur de constater que ce qui n’était encore chez moi qu’une première approche de la mise en scène, était en parfaite adéquation avec sa propre recherche théâtrale.
Jeanne au bûcher, que j’ai joué sous sa direction avec Isabelle Huppert, était une expérience atypique et très jubilatoire : un oratorio avec quatre-vingt-dix choristes, un orchestre symphonique… et la musique, qui a tant d’importance pour moi !
Venons-en aux spectacles les plus récents. Si votre parcours théâtral est émaillé de rencontres avec des comédiens, des metteurs en scène, des auteurs, il l’est également avec des textes, qui ne sont parfois que de longs cheminements vers des hommes, comme, par exemple, Vaslav Nijinski ?
C’est effectivement une rencontre qui va bien au-delà d’un simple travail théâtral.
Avec Les cahiers de Nijinski (4) on est dans un ailleurs du théâtre.
C’est difficile de parler des cahiers de Nijinski. Qu’est-ce qui fait qu’une rencontre entre un acteur et un texte se produit ? Je ne sais pas. Toujours est-il que chaque fois que je commençais à lire ce texte (je l’ai lu au départ devant des amis), au bout d’un quart d’heure, tout se mettait à vibrer autour de nous : la table, le verre d’eau…
Après Nijinski, il y a eu Egaré dans les plis de l’obéissance au vent de Victor Hugo, mis en scène par Madeleine Marion. Un spectacle qui vous a permis de découvrir des textes fulgurants et qui vous a donné l’occasion de retrouver une amie et une metteur en scène pour qui vous avez une immense admiration ?
Madeleine Marion, comme Isabelle Nanty, est une très grande actrice. Toutes deux m’ont fait faire des pas de géant. Qu’elles en soient ici remerciées. Le travail que nous avons fait sur les textes d’Hugo m’a donné l’occasion de quitter la notion de personnage et d’inventer, en toute liberté, une entité.
Il ne s’agissait pas d’incarner Hugo dissertant sur ceci ou sur cela, mais de représenter un Hugo à l’approche de la mort qui se trouve pris dans le vertige qu’il décrit ; et de faire passer toutes ces voix qui le traversent.
Ces deux spectacles ont fait l’objet de deux coffrets individuels, qui seront en vente dans le courant du mois de mars ou en avril ?
Oui, deux très beaux objets dont la conception a été particulièrement soignée. Chacun contient le CD de l’enregistrement du spectacle, son texte et une trentaine de photographies du spectacle, faites par Fabien Calcavecchia avec qui je travaille régulièrement. Ces photographies témoignent mieux de l’esthétique des deux mises en scène qu’une vidéo ne saurait le faire.
Pour que la boucle soit bouclée, revenons à notre point de départ, Le visage d’Orphée. C’est une odyssée théâtrale assez singulière, assez baroque, placée sous le signe de la rencontre et du partage ?
Un jour, Olivier Py m’a donné à lire Le visage d’Orphée. Je me suis retrouvé, face à cette écriture, dans un état de sidération absolue. Il avait manifestement écrit le rôle de Baptiste pour moi et le miroir qu’il me tendait prouvait à quel point Olivier est attentif, généreux et sait être proche de ses acteurs. On peut adhérer ou ne pas adhérer au propos du spectacle, à ce qu’il désigne, mais il est une chose certaine, c’est que Le visage d’Orphée est une vraie proposition de théâtre, sous-tendue par une vraie écriture.
Cette rencontre m’apparaît également comme majeure. De toutes façons, vous l’avez bien compris, ce qui compte et ce qui préside à mon parcours, ce sont les rencontres ; c’est comme cela que l’on peut définir son rapport au monde et aux autres, à travers le théâtre et le cinéma, qui ne sont jamais que des châteaux de cartes.
Et après Le visage d’Orphée, quels sont vos projets ?
Un projet au Théâtre de la Colline… Mais chut !
R I D E A U
Propos recueillis par
(introduction par Andréa Retz-Rouyet, comédienne)
(1) « Je suis plus fidèle qu’un chien », dit-il souvent.
(2) Redjep Mitrovitsa venait de recevoir le Molière de la révélation théâtrale de l’année 1990.
(3) Redjep Mitrovitsa a mis en scène des textes de Alphonse Allais, avec pour interprètes Andréa Retz-Rouyet et Gérard Bourgarel.
(4) Redjep Mitrovitsa a créé le spectacle, mis en scène par Isabelle Nanty, en Avignon. Il l’a ensuite repris à l’Athénée-Louis Jouvet, avant le l’emmener en tournée en France et dans toute l’Europe orientale et occidentale.
Les coffrets CD Les Cahiers de Nijinski et Egaré dans les plis de l’obéissance au vent sont diffusés par les Éditions de l’Amandier et par la Compagnie Champ-Libre.