Auteur en France d’un morceau de Lille (années 90) et d’une proposition très remarquée pour la Bibliothèque de France (1989), l’architecte néérlandais a vécu une année 2000 comme un jubilé de sa carrière. Après d’importantes réalisations sur les continents asiatique, américain et européen, sa nomination au Pritzker Price (le Nobel de l’architecture) et son projet pour la fondation Guggenheim à Las Vegas, l’exposition Mutations vient entériner la consécration et l’emprise du Maître sur sa nouvelle « chasse gardée » : le reste du monde…
D’abord un constat. Selon Rem Koolhaas, « ce siècle a été une bataille perdue en termes de quantité. En dépit de ses premières promesses et d’une fréquente bravoure, l’urbanisme a été incapable d’inventer et de mettre en œuvre des stratégies adaptées à l’échelle de la démographie galopante. En vingt ans, Lagos est passée de 2, puis 7, à 12 puis 15 millions d’habitants ; la population d’Istanbul a doublé, de 6 à 12 millions. La Chine verra bientôt des multiplications encore plus renversantes. Comment expliquer le paradoxe que l’urbanisme comme pratique ait disparu au moment où partout, après des décennies d’accélération constante, l’urbanisation est sur le point de consacrer le triomphe définitif et global de la condition urbaine ? » Selon quel processus la ville se fabrique-t-elle ? Quand on sait que 50 % de la population mondiale est urbaine et que, dans vingt-cinq ans, 5 milliards d’hommes seront citadins, nous acheminons-nous vraiment vers la ville-monde ?
VRP de la cause moderne publiant rapports d’activité, camemberts du kilomètre parcouru, courbes et graphiques des nuitées d’hôtel, analyste avisé de l’urbain à l’ère des nouvelles technologies et de la nouvelle économie, on retient de Rem Koolhaas non seulement le classique New York delires (1978), mais aussi le succès planétaire de S, M, L, XL (1995, 135 000 ex.). Objet lourd de conséquences (environ 2,7 kg), il s’agit d’un dictionnaire à la couverture argentée ; ce pourrait être un livre de chevet ou une table de nuit, un coffee table ou une holy bible : un de ces livres qu’on ne tient pas d’une main mais qu’on n’a pas lu pour autant ! D’ailleurs, au regard de « l’éthique protestante » et de « l’esprit du capitalisme », Raymond Koolhaas, né à Rotterdam en 1944, est à la sociologie de la ville globale ce que Max Weber est à la Réforme. On a aussi souvent comparé la pensée de Koolhaas à celle de Nietzsche. Mais il faut bien préciser que, si elle fascine à ce point ses étudiants de Harvard, c’est aussi parce qu’avec celle de la sociologue de Chicago, Saskia Sassen, elle fait culturellement la part belle au pragmatisme libéral, à l’initiative privée et à une certaine forme de darwinisme social. Doit-on pour autant accepter ce type de fatalisme économique favorisant, au nom d’une sélection plus ou moins naturelle, le mouton à cinq pattes plutôt que le canard boiteux ? « Just do it » est un mot d’ordre en vigueur depuis longtemps dans l’histoire commerciale et coloniale de la Hollande natale de Koolhaas, et de son auditoire universitaire américain, véhiculant des valeurs marchandes désormais partagées unanimement par l’ancien bloc de l’Est et les pays asiatiques. Les aspects de cette « nouvelle donne » ont déjà été analysés par Jean-Marie Guehenno ou Manuel Castells. Mais les évolutions politiques récentes montrent néanmoins que, si le gouvernement américain souhaite mettre en place un forum international pour débattre de ce que l’on nomme aujourd’hui le big business, les Européens préfèrent l’intégrer dans les compétences de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Mais qu’importe, nietzschéen ou pas, humain trop humain ici-bas, la légende rapporte que Koolhaas aurait été, dans une vie antérieure, l’assistant du réalisateur amateur de fortes poitrines Russ Meyer. Un profiler, psychologue chargé de traquer le déviant sexuel, le récidiviste ou le schizophrène, pourrait alors distinguer la cause de l’effet. Un trajet opposé à Fellini : non pas de la cité aux femmes, mais du hard et des top models aux maquettes trash, aux junky spaces et au célèbre « Fuck context ! » Raymond ne vous veut pas que du bien et le cocasse Koolhaas n’est pas un soft drink !
Reste que son expérience du journalisme et du 7e art lui permet de garder la plume bien taillée et la langue bien pendue. Amateur du poids des mots et du choc des photos, il aime la provocation péremptoire du manifeste (provoquer à Lagos, Los Angeles, Londres ou Paris) et le slogan publicitaire qui fait mouche. Mais, au sens propre et figuré, il connaît aussi ses droits d’auteur. A la sollicitation du groupe de l’industrie du luxe Prada, Koolhaas a en effet ajouté à son agence OMA (Office for Metropolitan Architecture), créée en 1975 avec Marion Vriesendorp et le couple Zenghelis, une « filiale » anagramme, AMO. Oui, je t’aime moi aussi… Déclaration libertine et libérale au groupe italien ? Oui, dans la langue d’Ovide ; et à but plus lucratif. « Ce qui m’intéresse, c’est de participer à des opérations stratégiques. En plus de notre agence d’architecture (OMA), on a créé une agence (AMO) qui s’occupe de tout le phénomène non pas virtuel mais complètement conceptuel. Elle peut ainsi participer à des discussions stratégiques pour des grandes marques et appliquer une pensée architecturale sans l’obligation de construire. Cela nous permet de découvrir des conditions de participation complètement différentes d’il y a un an, et ce dans tous les domaines. » Autrement dit, homme d’affaires avisé et Pritzker Price cette année, Rem Koolhaas ne s’avoue donc plus architecte : un métier qui ne casse pas assez la baraque !
Il faut dire qu’il a eu l’occasion, au fil des années, de bien capter les effets d’échelle, du coût de projets small et medium à ceux large et extra-large : des cool houses Dall’Ava, Dutch à Bordeaux aux logements à Fukuoka ; de l’IIT à Chicago, de La Casa da Musica à Porto, de la Grande Bibliothèque de Seattle à, depuis peu, un Guggenheim à Las Vegas ; de projets XL d’EuraLille, Universal City et MCA à Los Angeles, Airport City à Séoul, de Hyperbuilding à Bangkok aux plans d’urbanisme pour les villes hollandaises de Schiphol, Breda, et Almere. Koolhaas est un étalon qui a le sens de la mesure, bien qu’en termes de tendance lourde, il ne fasse pas dans la dentelle : on constate chez lui le maintien du vocabulaire monolithique simple et quasi guerrier, quelque chose de cistercien.
Prisonnier volontaire dès 1972 de sa pensée™ et de son copyright, le premier effet Kiss-Koolhaas® est d’embrasser la ville-monde, et le second de « baiser » (Kiss’n’fuck) l’humaniste porteur de sagesse et le bien-pensant nostalgique : « Je pense que les architectes sont incapables de lire les mutations en cours et de réinterpréter certains phénomènes comme étant de nouvelles manifestations de phénomènes qu’ils appréhendaient antérieurement en termes architecturaux. Nous restons liés à l’idée de la rue et de la place comme espace public alors que l’espace public est en train de changer radicalement. Avec la télévision, les médias et toute une série d’autres inventions, vous pouvez estimer que l’espace public est perdu, mais vous pouvez également dire qu’il se répand aujourd’hui de façon si considérable qu’il ne relève plus d’une articulation d’ordre physique. Je pense que la vérité doit résider quelque part entre ces deux extrêmes. Mais nous, en tant qu’architectes, nous continuons à fonctionner selon un mode nostalgique, d’une façon incroyablement morale. Nous refusons de nous emparer de ces signes pour les réinventer en d’autres termes. »
Le fric est le moteur de l’humanité et l’accélération de la mondialisation un moteur de la mutation urbaine. L’argent est le nerf de la guerre et de l’horreur économique -et donc de l’aménagement du territoire, comme ces plates-formes FedEx, UPS ou DHL de fret aérien de la ville générique à Atlanta (comme Negroponte, si Koolhaas aime les bits, il n’en délaisse pas pour autant les atomes). Par commercialisation et privatisation de l’espace public (les publicités mappées sur Times Square, mais aussi les microcities de Los Angeles, la gare japonaise), l’argent participe à la fabrication de la ville ; par exemple via l’aliénation d’Homer Simpson face à la société de consommation (le centre commercial de Springfield) et la thérapie de groupe que constituent le « shopping© » et la méthode Coué : « ¥? $ ! » (= Oui !).
Que peut bien penser José Bové quand l’histoire de la biosphère décrite par Jeremy Rifkin fait état de cette OPA (offre publique d’achat) par Novartis et les biotechnologies menant à l’aménagement symbolique du monde en CenterParc planétaire au cœur de vallées siliconées ? Aussi hollandais que l’est Koolhaas, CenterParc est l’avenir urbain du monde… Ce ne sont plus les villes qui sont disséminées dans la campagne mais, comme dans les conurbations japonaises, la campagne qui est devenue square mondial. L’ »Universal » lui aussi est à la mode : peut-on plaider la cause d’un modus vivendi™, d’un « village global » Time-Warner-AOL ou d’un « parking d’attractions » Club-Méditerranée aux portes de Paris depuis la rentrée ?
Que faire quand la capitalisation boursière de General Electric est supérieur au PIB de la Thaïlande ? Quand le sociologue américain Charles Derber affirme que « les 200 premières entreprises multinationales ont un revenu combiné supérieur à celui de 80 % de la population mondiale » ? Quand la fortune personnelle de Bill Gates est supérieure à la somme des cent millions d’Américains les plus pauvres ? Quand le commerce mondial n’est plus international mais transnational, laissant les mains libres à Shell pour fournir des armes à la police nigérienne, à BP de collaborer avec les services de sécurité colombiens contre les syndicats et les mouvements de défense de l’environnement ? La cité grecque a décidément eu son temps… Devant la profusion des interrogations, la vastitude du lieu d’interventions et l’état de fait, l’exposition ne prend pas parti, ne démontre rien. Comme naguère (1998) Cities on the move de Hou Hanrou et Hans Ulrich Obrist, en ce même lieu, c’est un grief problématique. Mais comment exposer la ville en général et ses mutations les plus contemporaines, et parfois les plus lointaines ? Comment faire rentrer cela dans la boîte noire du CAPC mis en scène par Jean Nouvel avec un environnement sonore d’artistes sélectionnés par Obrist ? Certains verront donc une coquille vide de 24 millions de francs d’où l’on ressort comme d’une lecture des aphorismes d’Héraclite : avec plus de questions, malgré la forte densité d’événements, projections, et conférences. Montrer la variété des mutations urbaines pour montrer la mutation en cours. Alors ? L’effet Kiss-Koolhaas ? Comme dirait la pub : « C’est bon, mais c’est pas grave ! »
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