Défiant toute analyse et même certaines tentatives de lecture, Raphaël Aloysius Lafferty est l’écrivain Ktistèque par excellence, tiré de l’oubli par les éditions Zanzibar… pour leur plus grande gloire.
Plus de 200 nouvelles et une bonne douzaine de romans auxquels il convient d’ajouter ceux qu’il a écrits à la fin de sa vie, ronéotypés, tirés à quelques centaines d’exemplaires et distribués aux amis, dont évidemment plus personne ne se souvient aujourd’hui, et probablement d’autres trésors qui sommeillent dans 24 cartons de la bibliothèque de l’université de Tulsa… Décidément, Raphaël Aloysius Lafferty (1914 – 2002) était bien le moins commercial des écrivains de SF de son époque. Venu tardivement à l’écriture, il n’a publié ses premiers textes qu’à l’âge de 45 ans, après une première carrière d’ingénieur électricien radio ; véritable phénomène, il traînait aussi une solide réputation d’éthylique. Il a vécu toute sa vie dans l’Oklahoma, et surtout dans l’alcool. La légende ajoute même que personne ne se souvient l’avoir vu à jeun durant les vingt dernières années de sa vie. Débarqué de nulle part, d’un seul coup on le voit partout : il publie trois premiers romans en 1968 et toutes les anthologies des années 1970 comptent au moins un de ses textes à leur sommaire, car c’est surtout dans la nouvelle qu’il a révélé ce talent profondément original, outrancier et provocant qui fait sa marque. Les lecteurs français le découvrent dans les pages de Fiction et de Galaxie : on vante alors son esprit iconoclaste et son inspiration souvent qualifiée de kaléidoscopique (c’est toujours mieux qu’illisible), parce qu’il ne ressemble à rien de connu, avant de le ranger finalement parmi les amuseurs de la SF, catégorie brindezingues, où l’on enterre généralement ceux dont on ne sait pas trop quoi faire (Robert Sheckley connaîtra le même sort).
Belliciste de la SF
Car l’auteur de Tous à Estrevin (aussi paru sous le titre Autobiographie d’une machine Ktistèque) se tient à bonne distance des courants et des modes. C’est l’homme invisible, disait Harlan Ellison, qui ne manquera pas de faire appel à lui pour son anthologie révolutionnaire Dangereuses visions. « The cranky old man from Tulsa », comme il aimait se présenter lui-même, était trop isolé pour faire école, trop inimitable ; ses idées n’appartenaient qu’à lui, son érudition est vertigineuse, mais pas autant que l’absolue désinvolture avec laquelle il compose d’imprévisibles intrigues. C’est un pur intuitif qui collectionne les plus beaux coq-à-l’âne ; en écrivant un roman il pense déjà au prochain, et même une lecture attentive ne vous préserve jamais complètement du sentiment bizarre d’avoir joué à saute-mouton avec la phrase d’avant. Catholique fervent, créationniste et réac, encensé par Houellebecq qui en connaît un rayon question SF, Lafferty n’est jamais réaliste. Il tenait la science pour secondaire, et a toujours préféré la spéculation ontologique à la fiction spéculative, ce qui ne l’empêche pas d’être adopté par les auteurs de la Nouvelle Vague américaine, qui croient reconnaître en lui l’un des leurs. Ses premiers romans (Le Maître du passé, Les Chants de l’espace) entretiennent un semblant d’illusion qu’il ne tarde pas à faire tomber de lui-même en manifestant publiquement son engagement en faveur de la guerre du Vietnam : « Nous, soussignés, croyons que les Etats-Unis d’Amérique doivent rester au Vietnam pour remplir leurs responsabilités envers le peuple de ce pays ». Stupéfaction. Lafferty surprend tout le monde en signant la pétition pro-guerre des bellicistes de la SF (le clan Campbell : Heinlein, Vance, Hamilton, Anderson, Williamson…), qui s’opposent par revues interposées aux vieux sages libéraux issus du New Deal (Asimov, Del Rey, Leiber) et à la tribu des chevelus barbus de la New wave (Spinrad, Delany, Le Guin, Silverberg – cherchez l’intrus). D’où ce jugement assassin d’un Philip José Farmer, qui ne lui a jamais pardonné sa « trahison » : « La plupart des lecteurs conservateurs n’apprécient pas ce qu’il écrit, les libéraux l’ont pris dans leur giron. Et pourtant c’est un réactionnaire au coeur de pierre, intraitable, un catholique dévot qui n’accepterait pas la moindre critique de l’Eglise, même justifiée. Ceux de la Nouvelle Vague lui ont donné leur bénédiction parce qu’ils ne le comprennent pas, et si l’on ne comprend pas quelqu’un, la meilleure chose à faire est de l’acclamer, de l’adopter, de l’encenser et d’espérer profondément qu’il dit bien ce que vous espérez qu’il dit ».
Les Quatrièmes demeures
« Pour moi, Lafferty n’est pas à classer parmi les écrivains de SF, et c’est d’ailleurs en partie ce qui a provoqué son absence de reconnaissance », précise Laurent Blain, qui vient de se lancer dans la réédition monstre de ses œuvres chez Zanzibar, à commencer par Le Monde comme Volonté et Papier Peint, une nouvelle publiée dans le premier numéro de la revue Zanzibar quarterly & co, et un roman, Les Quatrième demeures, en attendant la suite, avec qui sait, des inédits pour 2011. « J’ai racheté les droits sur l’ensemble de l’œuvre, explique-t-il. Je suis en contact avec la famille, qui me fournit en documents inédits et en archives. Ce que j’ai découvert est proprement effarant : à partir d’un certain moment, Lafferty ne s’est plus du tout préoccupé de ses parutions ; aussi, je suis en possession de stencils, de photocopies agrafées et de tout un matériel jamais sorti… Mais que je considère comme de très grande qualité. Si mes sources disent vrai, je suis actuellement le seul éditeur au monde (!) à m’intéresser au gus : il n’est disponible nulle part (y compris aux Etats-Unis) ». Emblématique du système Lafferty, Les Quatrièmes demeures (Fourth Mansions, 1969) est difficilement résumable. Où sommes-nous au juste avec ce roman dense et touffu qui ne dévoile ses véritables intentions que progressivement ? A la fois dans un polar ésotérique où Lafferty affirme son goût prononcé pour les mystères et les sociétés secrètes (devinette : qui a écrit « Il existe une société secrète, comprenant sept hommes, qui contrôle les finances du monde. Certains pensent que les choses iraient mieux si au moins l’un de ces sept hommes était un financier » ?), et, en même temps, dans une glose érudite et illuminée du Livre des demeures où Sainte Thérèse d’Avila compare l’âme humaine à un Château intérieur. Assurément, il y a là du Lovecraft, une pointe de Van Vogt et même du Dick, mais Lafferty a en plus le génie de la légèreté qui fait si souvent défaut à ces trois-là. Il a aussi le génie des patronymes, ce qui le rapproche beaucoup d’un Thomas Pynchon, lequel a sûrement dû potasser son Lafferty jusque tard dans la nuit.
Foley, the fool
Lafferty emprunte aussi aux cartoonistes le vieux truc qui consiste à doubler la première lettre du nom et du prénom des personnages, façon Mickey Mouse ou Bugs Bunny. Fredy Foley est un type à peu près aussi intellectuel que ceux qu’on peut rencontrer toute la journée : le modèle du journaliste qui ne fait pas de vague, limite simplet dans le rôle de la vierge qui a vu la Licorne, qui tombe par hasard sur l’existence d’une conjuration de surhommes agissant dans l’ombre depuis des siècles (des millénaires ?) pour arrêter l’évolution de l’espèce humaine… L’enquête progresse à grands pas et Lafferty se surpasse avec non pas une, mais cinq ou six (on ne sait plus) sociétés secrètes qui s’affrontent pour le contrôle de la planète. Dans sa quête pour la vérité, Foley (the fool, le Fou du Tarot) ira jusqu’à affronter Carmody Overlare, le tout puissant conseiller spécial auprès du secrétaire d’Etat, qu’il soupçonne d’être la réincarnation de Khar Ibn Mod, le diplomate eunuque d’un pharaon égyptien : « Physiquement, ils se ressemblent beaucoup et leur nom ont un air de famille, on a fait des théories à partir de moins que ça ». Alors si vous aussi vous voulez savoir pourquoi le mystérieux crapaud mondain avec un bijou sur le crâne qui se faisait appeler Carmody se plonge régulièrement la tête dans un seau d’eau ; pourquoi, en règle générale, les choses empirent tout en s’améliorant ; pourquoi personne n’a envie de se coucher le soir ; ou pourquoi personne n’a envie de se lever le matin… Ne cherchez plus : Lafferty a réponse à tout.
Les Quatrièmes demeures, de Raphaël Aloysius Lafferty
(Zanzibar Editions)