Michel Ragon évoque sa découverte du Paris littéraire et artistique dans l’immédiat après-guerre. L’itinéraire singulier d’un autodidacte qui avait choisi Proudhon contre Marx.
D’une berge à l’autre est une étonnante galerie de portraits où l’on retrouve notamment Brassens, Marc Bernard, Robert Giraud, Cendrars, Prévert, Mac Orlan, Schlumberger, René de Obaldia, Hartung, Soulages, Mathieu, Atlan et Utrillo. La part maudite de cette autobiographie intellectuelle est réservée à Louis Aragon et à Jean Paulhan, auxquels Michel Ragon n’épargne rien. Son récit de sa rencontre avec l’auteur d’Aurélien est particulièrement cruel. « Ragon, c’est votre nom ou un pseudonyme ? » lui aurait demandé ce dernier. « À la guerre, j’avais une ordonnance qui s’appelait Ragon. Quelle coïncidence ! Vous devriez changer de nom. Il vous manquera toujours un A. » Il est vrai qu’Aragon venait de lire Les Ecrivains du peuple et qu’il savait qu’il détournerait difficilement l’auteur de ce livre de sa voie libertaire.
« On m’a quelquefois reproché d’avoir traité Aragon de fripouille », commente Michel Ragon. « C’est parce que je suis courtois. J’aurais dû être beaucoup plus sévère. Je ne peux pas accepter qu’Aragon ait couvert des crimes staliniens dont il n’ignorait rien et qu’on en fasse aujourd’hui un saint laïque ». Cette intransigeance peut surprendre alors que tout le monde s’entend pour célébrer le romancier Aragon. Elle est l’honneur des anarchistes qui dénoncèrent les pratiques autoritaires des « régimes populaires » au moment même où Sartre assurait que tout anticommuniste était un chien.
Avec Proudhon, contre Marx, son chemin était trouvé. Il aboutit quelques décennies plus tard à des travaux non-conformistes sur l’insurrection vendéenne non plus présentée comme une révolte de nobles et de prêtres mais comme un soulèvement populaire pour la défense des libertés. Parallèlement, Michel Ragon poursuivit une longue réflexion sur l’histoire du mouvement anarchiste, couronnée par la publication de La mémoire des vaincus.
À cette production, il faut ajouter des études d’art et d’urbanisme, et une œuvre romanesque à travers lesquelles Michel Ragon a assimilé diverses influences. « J’ai longtemps été écartelé entre ma culture populaire et la culture savante, entre la littérature prolétarienne et l’art abstrait. Durant ces années où je suis passé d’une berge à l’autre, j’ai appris à réconcilier ces réalités différentes ».
Sébastien Lapaque
Michel Ragon, D’une berge à l’autre, pour mémoire 1943-1953, Albin Michel, 98 F, 280 p.