Au milieu des années 1970, le cinéma de Chantal Akerman s’est imposé avec une radicalité qui a divisé la critique. Aujourd’hui, à l’occasion d’une rétrospective de plus d’une quinzaine de ses films au cinéma Le République, à Paris (jusqu’au 29 juin), on peut constater que l’oeuvre de la cinéaste belge s’offre à nous comme un objet rare, irréductible, suite musicale de sons et de formes qui berce et secoue à la fois. Poète de « l’infra-ordinaire », Akerman découvre et dévoile le continent humain sous toutes ses latitudes. Et le tout petit devient immense.
« L’animation des poêles est en raison inverse de la clémence du temps. »
Francis Ponge
Dans le dictionnaire du cinéma de Jean Tulard, à l’entrée « AKERMAN, Chantal », on peut lire cette formule crasse qui clôt une courte notice : « Pour intellectuels, les autres se contenteront de quelques scènes érotiques. » (1) La sémiologie barthésienne aurait fait des ravages salutaires à partir de ce fragment poujadiste. On se contentera ici d’en dégager le dérisoire soubassement critique : cette ligne de partage entre cinéma qui pense et cinéma pour rire, cette opposition factice entre l’émotion et l’intelligence. D’autant qu’avec Akerman, ressortir cette vieille lune -le cinéma moderne contre le public- c’est frôler le contresens. En effet, rien de plus éloigné de ses films que la notion d’intellectualité. Au contraire, rarement cinéma aura si bien réussi à se dégager du cérébral pour s’enfouir dans la matière même.
De Saute ma ville, son premier court métrage, tourné en 1968 à l’âge de dix-huit ans, au drôlissime et chaplinesque J’ai faim, j’ai froid, contribution de la cinéaste au projet collectif Paris vu par… vingt ans après en 1984 (2), l’œuvre de Chantal Akerman s’affirme comme un cinéma physique, relevant toujours d’une « rage de l’expression » qui vient à bout de ses sujets à force de les serrer de près, de se coller à eux. La cinéaste belge pourrait faire sienne la célèbre phrase de Proust qui ouvre son Contre Sainte-Beuve : « Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence »(3) ; formule polémique qui rappelle à l’artiste la suprématie du sensible dans l’acte créateur. Il faudrait d’ailleurs parler de la sensibilité d’Akerman comme de celle d’une pellicule, captant plus ou moins la lumière, mais surtout impressionnant tout ce qu’elle peut. La vocation réaliste du cinéma, au sens bazinien du terme, est au cœur du travail d’Akerman. Il s’agit toujours de garder les traces de ce qui s’est passé, de produire des images-témoins ; mais la cinéaste dépasse l’hypothèse de Bazin en la poussant à sa dernière extrémité. On a pu parler d’ »hyperréalisme » à propos de ses films dans les années 1970. La question que pose son cinéma, c’est un peu, en pastichant le mot de Spinoza : « Que peut la pellicule ? ». Comme support placé dans le magasin de la caméra elle enregistre, elle emmagasine justement, c’est-à-dire, au sens figuré, elle garde dans l’esprit, dans la mémoire.
Or, la poésie des films de Chantal Akerman est indissociable de cette question de l’enregistrement, la cinéaste s’intéressant moins d’ailleurs à la question du quoi filmer ? qu’à celle du « combien de temps ? ». Le choix du plan fixe, des panoramiques latéraux, l’étirement du temps, qui sont les marques distinctives du style de la réalisatrice, ne sont pas des effets de signature, mais plutôt les figures qui permettent de saisir le réel autrement, littéralement d’en venir à bout. Comme si la caméra, par sa fonction d’enregistrement, avait le pouvoir de dénuder le réel, d’en épuiser les composants. Un peu à la manière de la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, où Georges Perec se propose de décrire tout ce qu’il voit depuis son poste d’observation, dans un au-delà de la fonction descriptive de l’écrivain, jusqu’à ce que rien de ce qui existe n’échappe aux mots pour les dire.
Avec Akerman, à cette tâche d’épuisement du réel, s’ajoute le projet d’en imposer la seule dimension spatiale à travers une figuration vertigineuse qui brouille absolument les repères du temps : passé, présent, futur disparaissent dans l’appréhension de la durée d’enregistrement et dans le plan qui frappe et impressionne en retour les esprits, à force de durer. L’émotion vient de ce qu’on croit ainsi le temps arrêté. Le plan fixe donné à voir dans la durée, ou la succession régulière des mêmes plans, doit ainsi contenir le mouvement de toutes les époques.
Le choix de filmer avec précision l’environnement matériel des personnages -façades et murs, portes et halls d’entrée, tables et chaises, lits et canapés, objets du quotidien- entre dans ce projet d’un cinéma des mémoires (celle du spectateur, celle des personnages, celle de la cinéaste, celle des autres personnages et spectateurs) qui se construirait à nouveau à chaque projection du film. A cet égard, Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles est un film-manifeste : plus de trois heures de film établissent le relevé minutieux jusqu’à l’obsession des faits et gestes quotidiens d’une femme de cinquante ans, incarnée par Delphine Seyrig, qui vit seule avec son jeune fils dans un appartement de Bruxelles. Seuls quelques éléments extérieurs -une lettre, la curiosité du fils sur le passé de sa mère- donnent un contrepoint narratif à ce quotidien asphyxiant. Juste assez cependant pour savoir que l’Histoire des camps traverse le présent du film.
Ainsi, rien de ce qui est montré n’apparaît insignifiant. Tout passe à travers le tamis de cette mémoire du néant. Le long plan qui clôt le film et qui suit un acte final de libération du personnage -qu’on ne révélera pas ici- est exemplaire de la démarche de la cinéaste : il met en présence dans la pénombre Jeanne, mutique et immobile, assise à la table du salon et, sur cette table, une soupière qui matérialise une souffrance sans commune mesure avec l’anodin représenté. C’est que la mémoire de cet objet et de tous les objets qui entourent Jeanne nous est insupportable autant qu’à elle. C’est que nous comprenons soudain le drame de sa vie et qu’il a fallu pour cela rester avec elle dans ses meubles, dans le silence, et l’accompagner dans sa régularité quotidienne avec obstination et persévérance. Cette obstination sur le réel, à travers le retour des mêmes figures cinématographiques (et dans le but de faire advenir une mémoire), à la fois intime et politique, Chantal Akerman l’affiche avec conviction quand elle dit, en 1976, qu’avec Jeanne Dielmann, le but était d’ « épurer une réalité de telle manière que quand on voit Delphine faire du café, on voit toutes les femmes du monde faire du café ».
De même, à propos de l’attention portée aux objets, la cinéaste déclarait en 1977 : « Si je filme la bouilloire qui est là sur le feu, elle n’a aucun sens cette bouilloire, et l’image n’aura un sens que par la présence même de cette bouilloire, et donc elle rejoindra toutes les bouilloires, toutes les mémoires de bouilloires que tu as vues. » Dans les deux cas, l’important est d’accréditer une mémoire des choses et des gens à partir de la durée d’enregistrement affirmant la présence de l’objet ou du sujet. C’est le versant proustien de l’œuvre d’Akerman : « Comme il arrive pour les âmes des trépassés dans certaines légendes populaires, chaque heure de notre vie, aussitôt morte, s’incarne et se cache dans quelque objet matériel. Elle y reste captive, à moins que nous ne rencontrions l’objet. A travers lui, nous la reconnaissons, nous l’appelons, et elle est délivrée. » Toujours les personnages d’Akerman gagnent de la profondeur à partir des objets de leur quotidien ou des décors dans lesquels ils évoluent : sucre en poudre ingéré frénétiquement par la jeune femme autiste de la première partie de Je, tu, il, elle (1974), toilettes du self où le camionneur du même Je, tu, il, elle se coiffe longuement sous le regard amusé de la jeune femme, chambre d’hôtel de la cinéaste débarquant en Allemagne dans Les Rendez-vous d’Anna (1978), le quai de gare sur lequel une amie explique à Anna/Aurore Clément qu’elle doit se marier et avoir des enfants. La liste ne finirait pas.
Un film est à part, qui associe le filmage des lieux et l’intimité des personnages : News from home (1976). On y voit les plans de New York pris par une jeune femme qui a quitté le domicile familial pour gagner la ville américaine. Le quotidien de la population est filmé avec une prédilection de la cinéaste pour le décor du métro (quai, rame, couloirs de correspondance, etc.) et l’animation des rues, tandis que les lettres de sa mère scandent le panorama présenté. Du décalage entre la tendresse et les détails familiaux exprimés dans la correspondance maternelle, et l’originalité et la description du collectif new-yorkais, naît une émotion rare. Comme si le portrait de la jeune femme était d’autant plus fort que les matériaux pour le dessiner provenaient toujours de sources extérieures : prises de vue d’un réel étranger, prise de son d’une voix familière -même si c’est Chantal Akerman elle-même qui lit les lettres- mais éloignée. Ni trop loin, ni trop près, c’est la distance qu’il faut pour voir les choses. La caméra est une loupe et un microscope.
(1) Dictionnaire du cinéma, tome 1 : Les réalisateurs, Robert Laffont, 1982, p. 10.
(2) Dans ce texte, il est question de ce qu’on peut considérer comme la première période de la cinéaste belge, de 1968 à 1982-1984. A partir des années 1980, elle engage des projets qui correspondent moins aux partis-pris décrits ici : comédie musicale, comédie de mœurs et aussi travail documentaire jusqu’au récent Sud, présenté au dernier festival de Cannes.
(3) Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Gallimard, Folio, p. 43.