Quatre-vingts pages provisoires achetées pour une somme démentielle lors d’une foire du livre, un effet de mode aux dimensions internationales, des photographies en couverture de suppléments littéraires prestigieux, les commentaires flatteurs d’aînés très en vue (Salman Rushdie et Nick Hornby en tête) comme argumentaires publicitaires de luxe et des droits achetés par la BBC pour en tirer une série télé : Zadie Smith, jeune écrivain anglo-jamaïcaine dont Sourire de loup est le premier roman, est un petit phénomène littéraire à elle toute seule. Rencontre.Chronic’art : Sourires de loup fait montre d’une ambition peu commune pour un premier roman. Avez-vous étudié l’écriture à l’université, comme de nombreux jeunes écrivains anglo-saxons ?
Zadie Smith : Non, j’ai étudié l’anglais. Je n’ai jamais envisagé l’écriture autrement que comme un hobby, sans aspect universitaire et encore moins professionnel.
Votre point de vue a-t-il évolué lorsque vos premières pages ont été négociées à prix d’or ?
Pas vraiment, non. Tout ce cirque m’a juste énormément fatiguée et a réactivé mon paquet d’allergies…
Qu’y a-t-il derrière ce titre, Sourires de loup (White Teeth, en anglais) ?
Il n’y a pas d’explication à proprement parler : je ne me suis pas réellement posé la question de l’importance de mon titre ou de sa signification. Ainsi, pour être tout à fait honnête, je devrais vous répondre qu’il ne veut rien dire de particulier… On m’a dit qu’il pouvait s’agir d’une allusion aux racines, qui sont l’un des principaux thèmes du roman. C’est effectivement très bien vu, mais ça reste malgré tout un titre et rien de plus.
Votre double origine anglo-jamaïcaine a-t-elle des répercussions directes sur votre style ou sur votre propos ?
Avec mes personnages qui viennent de Jamaïque, du Bengladesh et du Royaume-Uni, j’ai en quelque sorte voulu montrer comment certains, malgré le fait que leurs traditions foutent le camp, continuent à essayer de vivre ensemble, malgré les différences. D’un autre côté, je n’ai absolument pas voulu écrire un livre après lequel les Anglais se diraient que tout est formidable dans leur pays, que le racisme n’existe plus, etc. Le fait d’avoir une double culture, en tout cas, père anglais et mère jamaïcaine en ce qui me concerne, vous amène forcément à réfléchir un peu plus que les autres aux questions d’appartenance, d’héritages, de générations.
De quelles influences vous réclameriez-vous le plus volontiers ?
Nabokov, sans aucune hésitation ; il ne s’agit peut-être pas d’une influence à proprement parler mais il est sans aucun doute l’écrivain avec lequel j’entretiens le rapport le plus privilégié. A part cela ? Kafka, bien sûr, Don DeLillo, Bret Easton Ellis, Dickens, George Eliot, Shakespeare… Vous voyez, ça va loin. Mais Nabokov vient en tête, sans aucun doute.
Génétique, intégration, fanatisme, apocalypse, sexe, etc. : vous semblez avoir voulu prendre en compte les questions les plus graves de ces trente dernières années.
Je suis bien sûr complètement incompétente pour vous dire quoi que ce soit, même complètement basique, sur tous ces problèmes. Ce qui m’intéresse en tant que romancière dans la question génétique, par exemple, c’est, d’une manière presque naïve et enfantine, les choses inimaginables auxquelles on pense tout de suite qu’elle peut conduire : des clones de vous-mêmes qui se trimballent dans les rues, des zombies, etc. Je ne peux que vous raconter des choses très banales là-dessus, je ne suis pas mieux informée que le commun des mortels ; songez cependant à tout ce sur quoi ça peut amener à réfléchir : l’identité, la nature, la gémellité, ce qui fait une personne. Voilà pourquoi je m’y intéresse, et pourquoi ça se retrouve dans le livre.
Les aventures militaires d’Archie et Samad en Europe centrale ont-elles nécessité de longues recherches ?
J’ai passé un temps fou à fouiner dans les bibliothèques, dans des énormes bouquins d’histoire. J’espère que ça se voit ! Je me suis également promenée sur Internet, j’ai regardé des films, j’ai écouté les histoires qu’on a pu me raconter… Enfin, de ce côté-là, ça n’a pas vraiment été une réussite : si vous demandez à une vieille dame à quoi ressemblait la Première Guerre, elle vous parlera plus volontiers de ses relations de palier que de ce qui vous intéresse vraiment…
Trouve-t-on des échos de votre propre parcours dans le roman ?
Le livre est plein de mes idées, de mon langage, de mes blagues ; ma propre famille, où l’on n’était pas spécialement plus pratiquant ou attaché aux questions religieuses qu’ailleurs, ne se retrouve pas dans tout cela. J’ai deux jeunes frères qui sont à fond dans le hip-hop et dont je suis très proche ; disons en gros que ma famille est un peu plus cool que celles du bouquin.
On trouve un rythme très particulier dans de nombreuses pages de Sourires de loup. Quel a été votre rapport à la musique durant l’écriture ?
J’ai été chanteuse et musicienne durant mon enfance, histoire de me faire un peu d’argent. Je crois que j’ai une voix pas trop mauvaise, et j’imite Ella, Sinatra et Billie Holliday pas mal du tout… Mais je ne sais faire que ça, hélas. Du coup, pour faire quelque chose d’original, il valait mieux que je me mette à écrire… J’écoute énormément de musique, rock, pop, reggae, mais je ne peux cependant pas écrire avec la stéréo à bloc comme le font peut-être certains, c’est trop distrayant.
Votre écriture recèle de nombreux « jeux » formels, avec semble-t-il l’intention constante de détourner de manière ludique certaines conventions et de surprendre le lecteur.
J’ai effectivement voulu jouer un peu avec les codes et les habitudes du roman anglais, m’autoriser quelques expérimentations timides. D’une manière générale, plus les livres sont cérébraux, abstraits, et plus j’ai de plaisir à les lire. Je n’ai par exemple aucun problème avec Thomas Pynchon, si vous voulez. Je ne crois pas vraiment à la distinction cerveau / cœur, d’une certaine façon, c’est pour moi le même endroit. J’essaye d’écrire depuis cet endroit-là, qui réunit les deux.
Sourires de loup est bourré de gags. Etes-vous une fille marrante au quotidien ?
Absolument pas ! Je m’étonne moi-même de parvenir à penser de façon drôle et à avoir fait de ce livre ce qu’il est, une comédie. J’ai grandi au milieu des icônes de l’humour anglais, Monty Pythons et autres. En revanche, j’ai un peu plus de mal avec l’humour français, même si je ne doute pas que ça soit drôle…
Les lettres du correspondant suédois d’Archie sont l’une de vos inventions les plus irrésistibles…
Horst Ibelgaufts ! Merci de m’en parler. C’est peut-être, bien qu’il n’apparaisse jamais autrement que dans ses courriers et dans les souvenirs d’Archie, l’un des personnages dont je suis la plus fière. Il est tout à fait possible qu’on le retrouve dans mon prochain livre ; j’ai même envie de le caser dans chacun des livres que j’écrirais…
Votre regard coloré sur les suburbs londoniens nous change un peu du misérabilisme ambiant…
Je ne hais rien autant que les banlieues bourgeoises chic, à New York ou à Londres, où tout ce que vous trouvez ce sont des petits connards de 25 ans dans des jeans Diesel, qui travaillent dans la pub ou les médias… Je déteste Londres Sud, j’y suis complètement allergique. C’est le désert, mort, vide. Ce que j’adore, c’est exactement le contraire : cette banlieue qui n’a rien à voir avec ce que l’on en montre à la télé, où il y a vraiment de la vie. Mon truc à moi, c’est Kilburn.
Vos personnages féminins fréquentent beaucoup les hair shops, où l’on vend et achète des cheveux. Et vous ?
Oui, enfin moi non, mais ces magasins existent, bien sûr, j’en ai même vu plusieurs à Paris.
Vous intéressez-vous à ce qui se passe sur la scène littéraire en France ?
Pas autant que je le voudrais, dans la mesure où je ne parle pas la langue et dois du coup attendre les traductions. Cela dit, il n’est pas vraiment nécessaire de parler français pour entendre parler de monsieur Houellebecq à Paris… Je ne l’ai pas lu, mais j’aimerais bien… Vous avez aimé, vous ?
Propos recueillis par
Zadie Smith, Sourires de loup, Gallimard, coll. « Du monde entier »