Impossible d’être complet lorsque l’on entame un compte rendu des galeries new-yorkaises. Petit tour d’horizon pour retrouver un peu l’actualité d’artistes qui demeurent de véritables valeurs sûres de l’art contemporain, tels Lucian Freud, Peter Beard, Cindy Sherman ou Tony Cragg. Et pour commencer, un détour par PS1, lieu qui s’est fait plus d’une fois remarqué pour le choix de ses expositions.
La réalité de la guerre telle que la représentent Fransisco Goya, Henry Darger, Jake et Dinos Chapman devrait a priori différer pour chacun, ne serait-ce que du point de vue de l’époque ou de l’événement évoqué : les croquis de Goya réalisés entre 1810 et 1816 dénoncent les atrocités commises par les troupes françaises pendant l’occupation de Napoléon en Espagne. Quant à Jake et Dinos Chapman, ils présentent une œuvre photographique (What the Hell I-IX -Que diable I-IX) à laquelle ils travaillent depuis trois ans et qui est censée évoquer une exécution massive de soldats russes par l’armée allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. L’horreur qui émane des scènes d’amoncellement de corps de petits soldats de plomb, de tortures et d’exécution, la force du contraste de cette évocation de l’univers enfantin avec l’horreur des mises en scène font pourtant oublier l’événement commémoré et basculer l’Histoire dans l’atemporalité de l’inhumanité des hommes. Le troisième pan de l’exposition, les dessins d’Henry Darger (The Realms of the Unreal –Les Univers de l’irréel-) narrent la fuite d’un groupe de petites filles (les jeunes Viviennes) face à l’armée des Glandolians. Le rendu est naïf, enfantin ; l’événement figuré est issu de l’imagination presque sadique de l’artiste, même s’il serait tentant de le rattacher à la Première ou à la Seconde Guerre mondiale (Henry Darger est né en 1892 et décédé en 1973). Sourires innocents, jupes fleuries et couleurs pâles teintées de rose se mêlent aux pendaisons, noyades ou égorgements des Viviennes ; la cruauté et l’innocence, la douleur et le rêve enfantin sont mis au même niveau et s’unissent dans un rapport manichéen, pervers et cruel. L’œuvre dérange, le malaise s’installe dès la première scène et il est inutile de chercher à rationaliser l’horreur par des références historiques : l’inhumanité est humaine, la cruauté, la jouissance dans la douleur infligée à autrui est une composante de l’homme, et on la retrouve présente chez Goya, chez Jake et Dinos Chapman et Henry Darger. Tel pourrait être le point commun des œuvres constitutives de l’exposition Disasters of War –Désastres de la guerre- au centre d’art contemporain PS1 : cette constance de l’atrocité perpétuée d’homme à homme, quelle que soit l’époque et quel que soit l’enjeu. Cela impliquerait peut-être l’idée que la Seconde Guerre mondiale évoquée par les Chapman ne fut qu’une guerre parmi d’autres, qu’une des formes d’expression du potentiel destructeur inhumain de l’homme… L’atemporalité inconditionnée de l’horreur.
Adéagbo expose pour la première fois aux Etats-Unis à l’étage inférieur de PS1. Fidèle au principe directeur de ses installations, il réitère les accumulations de coupures de journaux, d’extraits de magazine et de photographies auxquelles il mêle des sculptures africaines « pour touristes » et divers objets en référence à la culture occidentale ou africaine. Abraham – L’ami de Dieu, tel est le titre d’une installation qui traite de l’histoire de PS1, de l’idée de la démocratie aux Etats-Unis et d’échanges culturels.
Peter Beard s’intéresse plus spécifiquement au continent africain. Après avoir été exposée au Centre national de la photographie à Paris, la rétrospective de ses Carnets africains est présentée à la galerie The Time is Always Now de New York. La mise en espace des montages photographiques de l’artiste ainsi que de ses carnets de route peut, de prime abord, déranger : plantes et tissus semblent vouloir recréer l’atmosphère d’une Afrique « exotique » sur le mode du safari tout en insérant les photographies dans une mise en scène divertissante. Cette scénographie se prête pourtant très bien à l’approche du travail de Peter Beard. Le foisonnement d’objets, le désordre, la musique diffusée en permanence évoquent l’atmosphère et l’époque de création des Carnets africains. Peter Beard était l’ami de Truman Capote et d’Andy Warhol mais aussi de Francis Bacon. Passionné par l’Afrique, il réalisa l’ensemble de ces photographies sur le ton de la dénonciation amère et violente. Témoignage du massacre des éléphants, des crocodiles, du dépeçage des zèbres, des antilopes ou des lions, ses photographies accusent les marchands occidentaux sans toutefois avoir recours au pathos. Point de sentimentalisme mais un appel cru et sanglant, le rappel des faits et la prise de position parfois cynique (P. Beard juxtapose des photographies de mannequins à des photos d’animaux dépecés) par rapport aux bourreaux et à un système marchand. La galerie The Time is Always Now est installée dans Soho. Dans le quartier de Chelsea le discours est nettement moins engagé, mais non moins intéressant.
Cindy Sherman accuse pourtant toujours la condition de la femme soumise au pastiche par une série d’autoportraits où faux cils, faux sourcils et maquillages outrés crient l’artifice et la dépossession de soi. La galerie Matthew Marks expose des dessins au fusain de Lucian Freud, qui peuvent sembler moins forts que ses peintures mais où l’évocation de la réalité des chairs dans toute leur l’humanité et leur mortalité (certains visages semblent proches de la putréfaction) ainsi que le lugubre de certains intérieurs n’ont rien perdu de leur expressivité. A quelques pas de là, la galerie Barbara Gladstone présente une des pièces du décor de Cremaster II de Matthew Braney, une pièce de Jennifer Pastor et différentes installations de Charles Ray. Les cinq sculptures métalliques de Charles Ray (One Stop Gallery, Iowa City, Iowa, 1971/1998) jouent sur la perception de l’espace de la galerie, sur les notions d’équilibre et de déséquilibre tout en introduisant une dimension temporelle à l’œuvre : de même que son installation peut sembler ne tenir littéralement qu’à un fil, la visite d’une galerie est fragile, rapide, éphémère.
Sur Broadway, la galerie Marian Goodman expose les sculptures récentes de Tony Cragg, qui elles aussi jouent sur l’espace. De marbre, bronze ou polymère, elles changent d’aspect selon la place du spectateur, évoquent une silhouette ou le pur développement d’une forme abstraite selon l’angle d’approche. Jeu sur les apparences des formes et des matières (un bronze peut ressembler à du caoutchouc par le simple traitement différé de la couleur et du détail), la sélection d’œuvres ravit aussi ; tout simplement par la beauté des pièces et leur présence dans l’espace.
De rue en rue, de galerie en galerie, l’actualité new-yorkaise se laisse approcher mais jamais totalement cerner… Trop à faire et trop à voir…
Disasters of Wars : Fransisco Goya, Henry Darger, Jake and Dinos Chapman
Jusqu’au 25 février 2001-01-03
George Adéagbo : Abraham – L’ami de Dieu
Jusqu’en mars 2001
PS1 Contemporary Art Center
22-25 Jackson Avenue at 46th Ave
Long Island City, New York 11101
Renseignements : 718 784 2084
Carnets africains, Peter Beard
The Time is Always Now
476 Broome St.
New York 10013
Jusqu’en janvier 2001
Lucian Freud
Matthew Marks Gallery
523 W 24 Street
New York 10011
Renseignements : 212 243 0200
Jusqu’en janvier 2001
Matthew Barney, Jennifer Pastor, Charles Ray
Barbara Gladstone Gallery
515 West 24th Street
New York 10011
Renseignements : 212 206 9300
Jusqu’au 30 décembre 2001
Tony Cragg
Marian Goodman gallery
24 West 57th Street
New York, NY 10019
Renseignements : 212 977 7160
Jusqu’au 30 décembre 2001