Jeu d’alchimiste et monde-caravane, autant que précis abstrait du cyclisme, « Pro cycling manager » est aujourd’hui l’unique représentant d’un genre hybride. Entre RPG, stratégie, et combat, c’est dans cette savante mixture que la simulation de Cyanide emprunte sa grammaire – mais pas ses maths.
« Plus il y a de jauges et plus il y a de gestion potentielle, mais plus vous risquez de perdre le joueur… Il faut trouver un compromis entre gestion et compréhension, pour faire un bon gameplay ». La phrase pourrait sortir de la bouche de Yoshinori Ono, le producteur de Street fighter IV. Elle est en fait signée Clément Pinget, game designer et chef de projet de Pro cycling manager. Tour à tour jeu de rôle, de sport et de gestion, la simulation officielle du Tour de France étonne en effet par ses innombrables emprunts à la grammaire des jeux de genre. Première surprise : nous voilà face à un jeu de stratégie. Les ouvriers, la gestion des ressources ? Des équipiers médiocres que l’on assigne au ravitaillement en bidons d’eau. Les fortifications ? Des rouleurs endurants, pour protéger les leaders du vent. « On apprécie beaucoup les jeux de stratégie et le sport », concède Clément Pinget. La preuve : Pro Rugby Manager, Horse Race Manager ou, plus récemment, Blood bowl, Cyanide s’est même fait une spécialité de mélanger les genres. A développeurs geeks, game design cérébral ?
Pédale philosophale
Car jouer à Pro cycling manager, c’est découvrir l’étrange impression qu’une équation secrète décide des chances de réussite de chaque offensive. A la manière d’un jeu de rôle, Pro cycling manager est rempli de statistiques. Attaque, défense, soin, vitesse, et autres habituelles colonnes de chiffres propres au RPG sont ici remplacées par l’accélération, le sprint, la récupération, ou encore le contre-la-montre. Mage, voleur, guerrier ? Ils sont ici grimpeur, puncheur, baroudeur. Et au même titre qu’un rôliste pourra se spécialiser dans un élément, terre, feu ou air, le cycliste élira lui aussi son terrain fétiche ; plaine, montagne ou pavés. Le jeu transporte l’espoir fou, tendre mais acharné, de dire tout le panache et l’incertitude d’une course de cyclisme à travers un modèle abstrait fait de chiffres, de stats, et de probabilités. Un vrai défi d’alchimiste : d’où, aussi, le recours à des subterfuges retors, comme, durant les courses, le système de triple jauge, qui après la stratégie et le RPG, emprunte cette fois aux jeux de combat. « Nous avons souhaité séparer les efforts de haute intensité et très haute intensité. On trouvait ça frustrant de ne pas pouvoir pas placer plusieurs attaques ». Bien sûr, en multipliant les informations, dont certaines se redisent ou se frottent (résistance, endurance, récupération…), Pro cycling manager épouse à bras ouvert la cause de la complexité. Toutes ses statistiques donnent d’ailleurs lieu à des calculs d’une particulière geekitude, à la fois moteurs, souterrains et austères – voire carrément ésotériques. Comment procéder, par exemple, pour déterminer la force des coureurs sur des pourcentages intermédiaires (faux plat à 0,1-1%, côtes légères à 5-6%), qui semblent correspondre à plusieurs statistiques en même temps (plaine / vallon, vallon / montagne) ? « Il y a des seuils et entre les seuils on pondère certaines caractéristiques (plus ou moins suivant la distance au seuil), tente d’expliquer Clément Pinget. Sur une étape de montagne, dans une pente à 3%, la plaine va toujours rentrer un peu en compte ».
Excel presents
Derrière ce raffinement de roliste zélé, Pro cycling manager travaille au corps l’une des plus grandes obsessions du jeu vidéo moderne : l’espace et sa représentation ludique. Ici, pas question de retranscrire à l’identique les 5 heures d’une étape. Alors, Pro cycling manager accélère le tempo du cyclisme, réduit les distances. 200 km d’étape s’y transforment en une maquette réduite, qui défie le temps, les écarts et l’ennui. Souvenir de Truffaut (« Un film avance, comme un train, un film avance, comme un train dans la nuit »), grâce à l’option « avance rapide », le peloton pépère se mue en une caravane qui serpente à tombeaux ouverts, et la poésie primitive l’emporte soudain sur le fantasme du réalisme. A l’arrivée, c’est encore un tour de passe-passe matheux qui préservera la crédibilité des résultats. Les commissaires de course chronomètrent des temps, Pro cycling manager, lui, extrapole des écarts : « Les temps réels entre les coureurs sont multipliés par 10, le jeu étant à l’échelle 1/10e, détaille notre interlocuteur. Ensuite chaque étape à un écart minimum comme paramètre, qui correspond au temps qu’il faut avant de déclencher un nouveau temps. Sur une étape de plaine, il est réglé à 2 secondes. Si entre deux cyclistes il y a plus de 2 secondes réelles d’écart, alors un nouveau temps sera déclenché. En montagne, ou dans les arrivées en côte sur les courses vallonnées, il est plutôt réglé à 0,7 seconde afin d’avoir plus facilement des écarts ».
A l’origine, Civilization…
A qui doit-on cet amour des chiffres ? Peut-être à Patrick Pligersdorffer, président-fondateur de Cyanide, sorte de François-Xavier Demaison du secteur. Après un MBA à l’université de Purdue (Indiana, USA), et une première carrière en tant qu’analyste financier, ce fan de Civilization rejoint l’industrie du jeu par passion : d’abord chez Ubisoft en 1997, puis à Cyanide, qu’il crée en 2000. Dès le départ, il entend développer un jeu de cyclisme – et le rationalisme le dispute déjà à la passion. Mais l’empreinte des jeux de stratégie et de rôle sur Pro cycling manager n’empêche pas de lui trouver une base de fidèles, qui grandit année après année. Et ce public, à son tour, semble davantage intéressé par Excel que par Paint… « On a clairement une demande de statistiques supplémentaires plutôt que de simplification, confirme Clément Pinget. Les joueurs veulent avant tout un jeu réaliste, et il est difficile de modéliser la réalité et la richesse du cyclisme avec trop peu de paramètres ». Gare : le Tour de France est un jeu de geeks, obsessionnel, alchimiste, matheux, « car il y a toujours des maths dans la stratégie ; voyez les hardcore gamers qui calculent à l’unité et à la seconde près le meilleur « départ » possible dans un RTS ». Cyclistes et oreillettes, rôlistes et calculettes, même combat.
Pro Cycling Manager, Tour de France 2009 – PC
(Cyanide Studio / Focus Home Interactive)