Avec Veuves au maquillage, Pierre Senges a livré un roman « fragmental », une spéculation mentale autour de quelques nœuds, un accouchement morcellaire où la nécrophilie et le sadomasochisme mènent le bal de la dérision et de l’ironie. Rencontre.
Chronic’art : Vous êtes professeur de musique à l’origine… Comment êtes-vous venu à l’écriture ?
Pierre Senges : Au début, je croyais que j’étais musicien, et en fait, peut-être me suis-je trompé, ou peut-être ai-je envie de m’orienter vers une autre voie, je ne sais pas encore. La musique m’apporte beaucoup, mais je me suis rendu compte petit à petit que l’écriture, même si je la pratiquais en dilettante au début, prenait de plus en plus de place. J’ai l’impression que l’écriture est plus importante, que je la prends maintenant plus au sérieux.
Pourquoi écrire un roman ?
Il y a peut-être deux questions en une, d’abord, qu’est-ce qui pousse à écrire, et ensuite, qu’est-ce qui pousse à écrire un roman… Pour ma part, c’est d’abord l’écriture qui importe, ensuite, si ça prend la forme d’un roman, c’est plutôt une surprise, a posteriori, pas vraiment un projet.
Qu’est-ce qu’un roman pour vous ?
Si j’avais à choisir, je n’aurais peut-être pas appelé ce livre « roman ». On aurait pu trouver des synonymes comme récit, chronique, par exemple, car en général le mot roman correspond plus à des récits faits sur le mode narratif, c’est-à-dire la question éternelle de la marquise qui sort à cinq heures, le descriptif, l’événementiel pur et simple, des livres qui m’apparaissent comme des scénarios un peu étalés. Ce que je voudrais faire, ce n’était pas une description, une narration, mais plutôt un commentaire de cette description ou de cette narration ; c’est-à-dire de la prendre initialement au second degré.
Le narrateur est quelqu’un d’assez banal. Il veut essayer de donner un sens à sa vie. Pour ça, il va imaginer une manière de mettre fin à ses jours tout à fait originale.
C’est au moment où il veut en finir, où il veut disparaître, qu’il trouve l’occasion de se réaliser, pratiquement d’exercer une vie sociale, alors qu’il n’avait pas du tout prévu cette fin-là. Il avait prévu un suicide par le truchement d’autres personnes, parce qu’il est incapable de se suicider lui-même, ce qui l’amène à biaiser un peu son propos, à sublimer ce suicide en une série de morcellements qui vont devenir des prétextes à des gestes, à des jeux, à des paroles.
On pense à Landru…
Il a un rêve d’enfant qui serait de devenir le personnage central d’un crime à la Agatha Christie, soit le cadavre. Il se met donc à la recherche de plusieurs veuves, les collectionne (c’est un homme à femmes, mais il en a finalement assez peu, puisqu’il cherche à chaque fois à être très sincère avec elles), et au lieu de faire comme Landru (les assassiner les unes après les autres), il essaie de se faire assassiner par elles, avec plus ou moins de succès, plus ou moins de bonheur. Mais c’est son rêve, au départ.
Il y a une autre facette du personnage, plus proche de Gilles de Rai. Il pratique des souffrances, mais au lieu de le faire sur des cobayes, il va le faire sur lui-même.
Gilles de Rai n’est pas du tout un nom qui m’était apparu, et même maintenant, ça m’étonne un peu, mais pourquoi pas… Pour moi la souffrance est quelque chose de totalement absent du livre, et du propos du narrateur. J’ai essayé de faire en sorte que, même s’il y a dans les faits des scènes assez cruelles, sanguinolentes, ça reste assez indolore, ce qui ne veut pas dire que c’est anesthésié, mais que c’est ludique. C’est pourquoi je trouve que Gilles de Rai est une référence étrange, mais comme d’après certains Gilles de Rai serait quelqu’un de complètement innocent, victime d’un complot de voisins intéressés par un héritage foncier, pourquoi pas ?
Ce personnage se révèle également misogyne et misanthrope…
C’est vrai, surtout que la situation pourrait être celle d’un misogyne un peu profiteur, puisqu’il se trouve au centre de six femmes qui, dans un premier temps, peuvent lui servir la soupe, lui servir de soubrettes. D’où cette idée de caractériser ces dames, pour leur donner une personnalité presque plus forte que celle du narrateur lui-même. Mais comme il s’agit des veuves homicides, elles se sont déjà vengées des hommes avant même que le livre ne commence, elles ont déjà pris leur revanche sur tous les misogynes qui les précèdent, notamment celle qui est nommée « la veuve favorite », dont je décris un peu plus précisément les relations avec son premier mari, qu’elle aurait assassiné. C’est ainsi que j’essaie de désamorcer cette misogynie. Pour ce qui est de la misogynie d’attitude et la misanthropie de ce personnage, j’ai essayé d’en faire quelque chose de léger, un peu humoristique, car il n’est pas vraiment dupe de sa propre misanthropie. Il sent bien que tout ça reste un jeu. Il compare souvent sa propre vengeance, par le biais des morceaux de son corps qu’il envoie par colis, à des canulars, ou à des farces d’adolescent.
Comment ne pas penser alors à ce commerce des reliques, ce fonds de commerce de l’Eglise ? Grandes foires, parodies et caricatures drolatiques se côtoient ici…
C’est ce que j’ai voulu faire ; tant mieux si c’est drôle. Il y a deux ou trois exemples détaillés de colis envoyés pour servir de canulars. L’un est envoyé à un prêtre : le narrateur et les veuves essayent d’embraser toute la Chrétienté avec un petit morceau d’os. Personnellement, j’ai toujours été fasciné par le culte des reliques dans la Chrétienté ; autant en profiter lorsqu’on parle de morcellement d’un corps. Un autre est envoyé à un groupe d’anarchistes, un autre à un élève de l’ENA. Ces personnages sont des caricatures d’une certaine société. Evidemment ce sont des figures un peu outrées, mais c’est volontaire. J’essaie de jouer avec les appétits intellectuels des évêques, de Rome, ou de l’Opus Dei.
Humour et cynisme peuvent-ils aussi caractériser le narrateur ?
Le mot cynique me gêne un peu : je préférerais ironique. C’est un peu moins violent de sa part. J’ai essayé justement de ne pas en faire un personnage cynique. Par exemple, lorsqu’il fait la cour à ces six veuves, on pourrait penser avoir affaire à un Don Juan complètement cynique et sans amour, alors qu’il est plus proche de Casanova qui, si on en croit ses Mémoires, est sincèrement amoureux de toutes les femmes qu’il rencontre. D’ailleurs, il dit lui-même qu’à chaque fois qu’il a voulu faire semblant, ça n’a pas marché. A chaque fois qu’il a voulu se mentir à lui-même, ça a échoué. C’est en ce sens que je refuserais le mot « cynique ».
Humour noir, peut-être…
Oui, humour noir, d’accord.
En somme, il s’agit d’un personnage dans une tour d’ivoire nous proposant un voyage fantastique dans le quotidien…
Il y a cet autisme à peine sublimé par la présence des veuves. Il pallie sa solitude avec ces dames-là, puis il essaie d’exorciser à travers le morcellement de son corps. Ce sera sa seule façon de sortir de sa chambre, de voyager autour de sa chambre, puisque c’est un sédentaire. Les seuls voyages qu’il fait peuvent être considérés comme purement fantasmatiques. Il a ce côté un peu dévorateur du monde à travers son propre corps et à travers les livres et les documents qu’il a réunis autour de lui pour son travail de faussaire, sans bouger de sa chambre.
Pour finalement n’être plus qu’un cerveau…
Le narrateur essaie de rassembler tout ce qui est possible à partir d’un même thème qui est le corps ou le morcellement du corps. Voilà pourquoi il fait appel à un tas de références de façon un peu dilettante ou amateur, à savoir des références à la religion, à la bactériologie, ou au Grand-Guignol. C’est ce qui l’aide à nourrir ses propres fantasmes, parce qu’il sait que dans une bibliothèque idéale, il peut retrouver l’équivalent de ce qu’il est en train de faire. Pour lui, l’acte qu’il est en train de commettre est déjà une parodie, c’est une imitation de ce qui existe déjà. Ce qui le rassure complètement. Au fur et à mesure de la disparition vient fatalement le moment où le narrateur n’est plus rien d’autre qu’un cerveau, rien qu’une tête pensante ; au-delà de ça, il ne devient rien de plus qu’un texte. Peut-être le cerveau est-il le lien entre le corps et la littérature. Bien sûr, la réalité perd pied, et on est obligé, pour mener le projet jusqu’au bout -la disparition complète de l’auteur- de passer par tous les artifices de la littérature (le narrateur les connaît d’ailleurs très bien) : le plagiat, le faux en écritures, l’interprétation… Au bout d’un moment, ce narrateur qui disparaît laisse la place entière au texte.
Morcellement du narrateur, morcellement de l’écriture dans ce qui pourrait s’apparenter à un journal atemporel…
De fait, ça ressemble beaucoup à l’écriture d’un journal, dont certains jours peuvent être très étalés, d’autres très brefs, quand il n’y a rien à dire, où certains paragraphes du livre se résument à une seule ligne ou à une seule citation. Le morcellement du narrateur amène les veuves à découper à sa place, parce qu’il ne peut plus le faire lui-même, faute de main, et à partir de ce moment-là les veuves, qui étaient des personnages secondaires au départ, deviennent les véritables narratrices du livre, et peut-être ce qu’on pourrait appeler un avatar des muses, ou un avatar de ce que lui peut prendre pour des veuves de papier, par exemple, ses propres fantasmes. Mais le problème des dates s’est vite posé, parce que si le livre s’était présenté sous la forme d’un journal, comme le narrateur disparaît, et, au bout d’un moment, n’est plus capable d’écrire lui-même, la chronologie risquait d’être brisée à un moment donné. En laissant tomber les jours et en les remplaçant par des chiffres, qui sont plus abstraits, plus maniaques, j’ai préféré laisser planer le doute au sujet de la narration elle-même, c’est-à-dire la question de savoir qui écrit.
Il existe une particularité qui fait que l’on a envie de prendre le texte du début à la fin, c’est la numérotation de 1 à 499.
Il y a effectivement un souci d’exhaustivité de la part du narrateur, que l’on peut considérer comme un maniaque ou un obsessionnel, qui est un collectionneur ; il ne veut rien perdre. Il (ou elles, les veuves) numérote le récit, peut-être de façon frauduleuse, mais c’est pour avoir l’illusion que rien n’est oublié. Comme dans la disparition de l’auteur lui-même, enfin du narrateur, aucun morceau ne va être oublié dans le morcellement, aucun morceau ne doit être oublié dans l’équipage du livre lui-même.
Cette numérotation nous donne également l’impression que ce texte pourrait se trouver dans un ordinateur, dans un traitement de texte, où chaque paragraphe aurait été numéroté automatiquement. Ce qui en ferait un texte interactif : commencé mais jamais fini, toujours en attente d’une suite.
Le chiffre 499 appelle 500, bien sûr. J’avais dans l’idée de numéroter le roman jusqu’à un chiffre qui serait autour de 490, le narrateur faisant allusion à un morcellement de son corps en 49 morceaux, ou en une division de ces 49 parties, et j’espérais donc, à la fin de l’écriture, en tapant sur mon ordinateur la numérotation automatique, tomber sur un chiffre qui me plairait. C’est un hasard un peu objectif, j’en ai été très content, je suis tombé sur 499. J’ai gardé ce chiffre-là. Un beau hasard. Cela dit, je ne sais pas si c’est un texte que l’on pourrait manipuler, au sens informatique du terme, mélanger les différents chapitres, ou faire une interactivité totale. Je laisse au lecteur le soin de décider, de le savoir.
D’où vous est venue cette idée, cette technique du paragraphe ?
Je n’écris pratiquement que comme ça. Si jamais je dois faire d’autres romans ou récits, j’adopterais cette technique du paragraphe, ou du fragment, qui est une séquence assez courte… Je n’ai rien inventé, Arno Schmidt écrivait comme ça, sauf que lui jouait un peu plus sur le déroulement chronologique de son récit, sur les paragraphes dans la durée. Là, le récit est moins étalé dans le temps, les chapitres ne se suivent pas forcément de façon chronologique. On peut avoir deux ou trois paragraphes qui se suivent, et qui ont trait à tel thème, ou à tel découpage, et au milieu une citation des « Oeuvres complètes », ou une allusion à autre chose. Cette indépendance de chaque chapitre est quelque chose qui me facilite tellement la tâche. Si c’est un choix, c’est peut-être un choix par paresse, ou parce que je ne peux pas faire autrement. Une narration continue oblige à toute une série de phrases, de liaisons, de présentations, d’exposition des personnages, qui est assez fastidieuse. Ce que m’a appris Arno Schmidt, par exemple, c’est qu’en morcelant le texte on appelle une écriture beaucoup plus rapide, qui évite tout un tas de redondances, de redites et de présentations. On parie sur l’intelligence du lecteur qui va, dès la première phrase, comprendre de quoi il s’agit, et savoir passer d’un paragraphe à l’autre, d’une orientation à l’autre. C’est un peu la technique du découpage du cinéma, où l’on passe d’un gros plan à un plan général sans avoir à passer par tous les plans intermédiaires.
Propos recueillis par
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