Premier upercut asséné au cercle privé de l’establishment littéraire, « La Littérature sans estomac » fait beaucoup parler de lui et de son auteur, Pierre Jourde. La réaction immédiate des cibles fut de classer l’ouvrage dans la catégorie du pamphlet (donc de la frustration aigre) ou de l’Université (donc de l’aigreur frustrée), tout cela ayant pour but manifeste de ne pas lui donner le moindre crédit littéraire. Rencontre avec un lecteur, écrivain de surcroît, et qui n’a pas décidé de mâcher ses mots.
Chronic’art : Un des objectifs de la Littérature sans estomac est de renouer avec le pamphlet dont Barbey d’Aurevilly et Bloy, que vous évoquez, furent les plus salutaires représentants. Avez-vous fait vôtre cette assertion de Barbey selon laquelle, « arrivés à cette heure de civilisation, la vérité doit être dite avec une sainte impudence » ?
Pierre Jourde : Ca va être difficile de ne pas être d’accord avec ce genre de phrase. Cependant, au départ de ce livre, il n’y a pas eu de volonté précise de faire un pamphlet, ni de jeter un pavé dans la marre ou de faire preuve d’impudence. Je crois que ça s’est fait naturellement, sans projet concerté. Je ne connais pas bien, au fond, le monde de la littérature contemporaine -du moins jusqu’à présent. Au départ, j’ai commencé à publier des articles dans la revue Hespéris avec une sorte de naïveté. Puis le livre est né du rassemblement de ces articles, avec une réception à laquelle je ne m’attendais pas tout à fait. Ca ne relevait pas, je le répète, de l’ordre de l’impudence. Si au départ une idée a présidé ce livre, c’était celle d’une réflexion sur la littérature et qui passait par différents modes d’expression. A la fois le mode sérieux et, en négatif, le mode de la moquerie ou de la satire mais dont il se dégagerait une certaine conception des livres et des problèmes qui peuvent les affecter. Certains l’ont vu quand d’autres m’ont tout de suite engouffré dans le créneau du pamphlet. J’aime surtout bien m’amuser et je dois avouer m’être bien amusé à écrire de la critique. Je ne suis même pas sûr, au final, que La Littérature sans estomac soit un pamphlet mais plutôt un ouvrage riche d’une dimension satirique. Je joue avec les textes et tente de démontrer qu’un mauvais texte a une très grande capacité comique.
Quand elle est involontairement comique, ou censée faire la drôle, la littérature contemporaine manque terriblement d’humour…
Oui. Une partie de la littérature contemporaine est caractérisée par son esprit de sérieux, son manque d’humour, et je dois dire que la plupart des auteurs que j’ai attaqués -à l’exception de Beigbeder- se caractérisent par leur enfermement dans une sorte de pathos, de discours ampoulés ou dans une respectabilité inaltérable. Je suis souvent frappé par l’écart entre le discours contemporain de « l’artiste dérangeant » qui ambitionne de « déranger » (alors qu’il y a longtemps que les pires excès ne dérangent plus qui que ce soit…) et le fait que l’on n’accepte plus du tout la satire ou l’humour. On veut déranger et être respectable à la fois, ce qui est pour le moins curieux. Personnellement, ce genre de catégories ne m’intéresse pas du tout : je n’ai ni l’ambition de déranger ni celle de la respectabilité.
Une grande partie de notre littérature, écrivez-vous, « peut se ranger dans la catégorie documents humains » ou celle, ouverte au possible, de « roman ». Ne doit-on pas en imputer la faute, outre le mercantilisme effréné des éditeurs, à l’absence grandissante, chez les écrivains, d’un réel acquis du patrimoine littéraire, voire d’un déni profond de celui-ci ?
En partie, je crois que certains textes de mauvaise qualité sont issus de gens dont le rapport au problème qu’est la littérature me semble insuffisant. Dans le cadre du « document humain », il y a quelque chose de plus général qui renvoie au social. C’est le symptôme de la société occidentale qui est de considérer que la singularité individuelle vaut en soi, quelle qu’elle soit. Chacun devient intéressant, quoiqu’il ait à dire. Cette idée, au départ, n’est pas fausse si nous considérons tout individu comme un monde, un univers ; le problème est que la littérature -c’est une vertu que nous pourrions lui accorder- a pour but de rendre problématique cette question de l’individualité et de la singularité. La littérature est bien plus que de la représentation ; et la création et la lecture sont un apprentissage du dépassement de l’individualité car elle risque sans cesse d’être un effondrement sur soi-même. C’est pourquoi je pense que l’esthétique du document humain est une esthétique de l’appauvrissement qui se base sur la valeur de l’individu. La Littérature sans estomac répète simplement que la littérature est cet apprentissage du dépassement de tout ce qui peut être considéré comme un donné : le donné psychologique, le donné du réel et celui du langage. On devient véritablement écrivain à partir du moment où la littérature devient l’apprentissage de la perte du dépassement de ces donnés. L’écrivain, telle est ma conception, se plonge dans le langage par haine du langage, comme il se plonge dans lui-même par haine de lui-même et dans le réel par haine du réel. Son travail consiste en cette tentative de sauter toujours au-delà, sans forcément y parvenir toujours. Proust le dit très bien dans la sonate de Vinteuil : « créer en soi le vide ». Ce vide crée en nous l’espace ou peut descendre la grâce, où tout ce donné puisse être, non pas derrière, mais devant nous, tel un réel qui se créera sans cesse.
De par le travail qu’il mène sur l’individualité appréhendée sous toutes ses couches complexes, un auteur comme C.L. Combet s’oppose positivement à cette quincaillerie de la petite vie anodine telle que nous la vend Camille Laurens, par exemple.
Dans le cas de la matière individuelle, on peut opposer Camille Laurens et C.L. Combet. Chez ce dernier, à force de creuser et de réitérer le discours sur soi, il rencontre son dépassement à lui. Là, tout à coup, il rejoint l’espace où C.L. Combet n’est plus qu’un mythe ; alors que chez C. Laurens, on ne se désenglue pas de la vie de C. Laurens dans la mesure où celle-ci fait appel à de vieilles resucées censées lui donner quelque justification. Ecrire, me semble-t-il, c’est justement perdre toute justification, se montrer à soi, comme aux autres, à quel point on est sans arrêt injustifié. Sartre dit ça.
Philippe Sollers, qui ouvre les attaques de La Littérature sans estomac, est à l’inverse la figure de l’autojustification permanente. Sollers, de plus, est le prototype officiel de l’écrivain censé « déranger ». C’est son fonds de commerce. Ne sommes-nous pas ici en présence du plus beau cas de collusion entre la littérature et un journalisme privilégiant le clientélisme au détriment du sens critique ?
Toute l’entreprise de Sollers consiste en une perpétuelle autojustification, un rattrapage, une construction de soi-même. Nous sommes à l’inverse exacte de ce qui fonde la littérature. Sollers incarne l’anti-littérature, la mort de celle-ci puisqu’il n’arrête pas de prétendre qu’elle est définitivement morte alors qu’elle est bien vivante, mais d’une autre façon que celle qu’il écrit. Seulement il ne la voit pas. Tous les auteurs dont parle Sollers dans le Monde des livres finissent un peu par être plombés et à en pâtir. Mallarmé, Bataille, selon lui, sont victimes d’un complot pour ne pas les lire, les entendre…Devant leurs oeuvres complètes, Sollers dira qu’il s’agit d’un enterrement. C’est tout de même curieux : dès que l’on republie un auteur dont il parle, c’est un enterrement ; c’est-à-dire, à ses yeux, une volonté manifeste de ne pas lire cet auteur. Le problème est qu’il utilise ces auteurs pour faire un effet d’annonce : voilà que ceux-ci n’ont jamais été pensés et que lui, Philippe Sollers, il peut les penser. Lui, il les pensera.
« Arrêtez-moi ou je pense », lui faites-vous dire.
Ou bien c’est le syndrome du « je peux le faire ». « Vous pouvez le faire ? Oui, je peux le faire. Il peut le faire! » Au final, à l’entendre, il peut le faire mais ne le fait pas puisqu’il ne parle jamais de ce qu’il annonce. Sinon, il en parle sous le mode de la dénégation. Le cas de Mallarmé est typique : au dix-neuvième siècle, aux yeux de Sollers, il y avait une sorte de complot -c’est vraiment obsessionnel chez lui- de la bourgeoisie pour faire de la littérature nihiliste, négative, et ça c’est pas bien puisqu’il ne faut pas être nihiliste. En revanche, Mallarmé ce n’est pas de la littérature négative, parce que Mallarmé échapperait à son époque. Très bien. En quoi Mallarmé échappe-t-il à son époque ? Réponse de Sollers : parce que. La réponse est on ne peut plus claire : parce que ! Parce qu‘il est Mallarmé, voyons. Et ça ne va pas plus loin que ça. Sans compter que l’idéologie de l’écrivain éternel échappant à son époque, au fond, qu’est-ce que c’est ? Une conception ressortie, précisément, par le XIXe siècle…
C’est-à-dire un moment historique où l’on s’aperçoit que l’on est dans l’Histoire (depuis la Révolution française), et que la littérature serait peut-être ce qui parviendrait à échapper à l’Histoire. Autrement dit Sollers, grand contempteur du XIXe siècle, est un écrivain et un penseur enraciné dans le XIXe siècle. Son plus bel idéologue. L’autre grande idée de Sollers est que le XIXe siècle est médiocre à l’exception de… tous les écrivains du XIXe siècle. Ceux-ci, attention, sont bien évidemment très peu représentatifs du XIXe siècle ! Baudelaire, Mallarmé, Flaubert, ce n’est pas du tout dans le XIXe siècle, n’est-ce pas. Finalement, tout ça finit par tourner au ridicule. L’étonnant est que cela continue d’être pris au sérieux ; pire : que ça fasse encore l’objet d’un éloge sans discussion aucune dans des publications prétendues sérieuses comme le Monde des livres, par exemple. Je crois qu’un discrédit considérable, à partir de là, s’attache à ce supplément littéraire. Le discours de Sollers est très clair : il est un notable mais il est persécuté. On connaît parfaitement ce genre de positions : ce sont celles des régimes totalitaires. C’est l’encerclement de l’URSS, par exemple. Ca justifie tous les abus de pouvoirs et toutes les répressions. Que ça occupe beaucoup d’espace, c’est incontestable. Il devient difficile de respirer et de parler autrement. Mon espoir est que les choses, désormais, commencent à tourner et que le système Sollers, qui sent vraiment la mort et le moisi, s’efface. Mais il sera de toute façon remplacé. Le tout est de profiter du changement de règne pour pouvoir avancer quelques idées.
La Littérature sans estomac met en avant plusieurs écrivains. Très peu, cependant, sont de jeunes auteurs.
Eric Chevillard n’est pas non plus un vieillard. Mais il est vrai que je commence à lire de jeunes auteurs tout à fait merveilleux. Je pense à Pierre Senges, que je suis en train de découvrir avec ravissement.
Quelles ont été les différents types de réactions qui ont accueilli votre ouvrage ?
Celle de Beigbeder a été marquée d’une incontestable intelligence et d’un véritable sens de l’humour. Il m’a même dit, à titre personnel, qu’il essaierait de faire attention pour son prochain livre ! Il est très malin. Sa critique de l’éternelle aigreur du polémiste tombe à plat. Il m’a aussi reproché une prétendue défense des avant-gardes. Ca tombe aussi à plat dans la mesure où l’école de Brives, que je défends par ailleurs, s’oppose à l’avant-garde. Jean Echenoz ou Eric Chevillard, dans leur post-modernité, représentent vraiment le contraire de l’avant-garde.
Mon livre, je ne m’y attendais pas, est tout de même beaucoup recensé. Le Monde des livres, cet « axe du Bien », a évidemment accueilli mes propos avec véhémence. La caractéristique de ce genre de système intellectuel, de toute façon, est marquée par une certaine paranoïa. Dès que l’on porte une critique de fond sur ce qui se fait dans le monde des livres, ou sur les pratiques éditoriales, on le fait immédiatement pour des raisons idéologiques. Et c’est vraiment dommage. La Littérature sans estomac a ses défauts et je suis totalement ouvert à toutes les critiques qu’on serait amené à lui faire, mais que celles-ci soient justes. Je ne suis pas pamphlétaire, ni retranché dans le camp universitaire, mais écrivain. J’aimerais d’ailleurs beaucoup que l’on considère cet ouvrage sous cette optique.
Propos recueillis par