A l’affiche du Festival d’Automne, le chorégraphe français Pierre Droulers, bruxellois d’élection, propose Ma, pièce pour six danseurs qui veut ouvrir un espace de réflexion au spectateur curieux de nouvelles sensations.
La nouvelle pièce du chorégraphe français Pierre Droulers s’intitule Ma, un concept japonais d’espace et de temps qui déploie un éventail de sens subtilement différents. Ainsi, il peut être question de l’intervalle entre deux corps ou deux moments, de création d’espace, d’une sorte de vide s’ouvrant à une suite non définie. Mais il s’agit aussi d’un élan, d’une distance (entre deux amis ou deux ennemis), d’une transition (franchir une marche, traverser une cour, marquer un silence), d’une tension, voire d’une rupture (briser un mur). La complexité du Ma, que l’on retrouve au Japon dans la vie quotidienne et dans l’art, a été le moteur de réflexion du chorégraphe. Il met du Ma jusque dans la conversation la plus anodine. « Quand quelqu’un vous coupe la parole, il n’a aucune conscience de l’espace à respecter entre les êtres », raconte-t-il. « En parlant, on essaie de faire place pour les mots de son interlocuteur. On crée une ouverture, un silence, une attente, dans lesquels ses mots peuvent s’installer. Le Ma implique la reconnaissance du monde extérieur et de l’autre. Je me suis demandé comment créer des Ma dans un spectacle. Bien sûr, on pourrait dire que le théâtre et le cinéma fonctionnent comme des Ma dans la société, que ce sont des lieux de repos et de rêve dans nos vies dites fonctionnelles, mais comment introduire de l’espace pour le spectateur dans le spectacle lui-même ? » Là est aujourd’hui la question pour Pierre Droulers, qui résume ainsi son objectif : « J’aimerais créer un espace physique, faire un spectacle sensuel qui, par l’absence d’idées, créera un espace mental pour le public. »
Tête chercheuse, le chorégraphe a donc travaillé sur la durée et le rythme de la pièce, tentant de rendre sensibles ces moments creux, ces zones molles où il ne se passe apparemment rien pendant les répétitions, jusqu’à ce que soudain un geste, une scène surgissent dans l’urgence. Contre l’ordinaire efficacité théâtrale et son conditionnement temporel, Pierre Droulers tente de dresser un paysage chorégraphique plus imprévisible, dans lequel le spectateur se glissera comme dans un rêve. « Je cours le risque que le public s’ennuie au début, mais on verra bien. C’est souvent à l’instant où l’on n’attend plus rien que l’on peut parfois considérer les choses autrement. Tout le monde craint l’ennui aujourd’hui, or je ne crois pas que ce soit si négatif que çla, bien au contraire. »
Pour donner du corps à cet ennui salvateur, il a imaginé, lors des premières répétitions, de faire improviser les danseurs à partir d’une grande photo de Michel François, plasticien-collaborateur sur le spectacle, représentant une jeune femme blonde qui s’immobilise sur un trottoir pendant que les passants alentour poursuivent leur chemin. Vitesses contrastées, densité de présences différentes, autant de décalages à l’intérieur desquels l’histoire de la jeune fille prend corps dans la foule qui l’entoure, installant entre elle et les autres un vide que l’imaginaire peut s’amuser à remplir. « Je pense que sur cette image, tout le monde est à sa place, c’est-à-dire en mouvement. Je crois que ce monde est un monde d’hommes qui bougent. Je vois qu’il n’y a qu’une jeune fille-femme et qu’elle est arrêtée, pour ou dans l’image prise par l’homme.
Je crois que la fille-femme bouge d’un autre mouvement qui n’est pas représenté sur l’image. Je crois que cette image de femme de papier glacé, arrêtée, immobile, traduit un certain rapport de l’homme face à son propre désir, sa propre impuissance, sa propre mort, son propre rêve. Je pense cependant que c’est la jeune fille qui rêve de ces hommes en mouvement. Où sommes-nous ? Dans une rue, comme dans un décor. Dans un monde, comme dans le travail de l’artiste. Je pense que l’artiste répète des figures abstraites ou non, qui inlassablement lui échappent. Je pense qu’un arrêt n’est pas un trou mais l’espace d’un souffle, le besoin d’un questionnement, la possibilité d’une émotion, et autre chose encore qui n’annule pas le mouvement de la vie. Je crois que l’artiste est là pour nous proposer des arrêts. » Ce long commentaire rêveur sur l’œuvre de Michel François sert de socle à une recherche sur la déambulation dans la ville ou « comment restituer l’univers intérieur d’un marcheur dans un environnement urbain fragmenté, morcelé ».
Epaulé par six interprètes, Pierre Droulers s’est adjoint deux collaborateurs de choc : Michel François et la plasticienne Ann Veronica Janssens. Ils participaient déjà aux deux précédents spectacles du chorégraphe, Mountain-Fountain et De l’air et du vent. Dans ce diptyque, l’attaque était frontale, directe, balancée avec une énergie sans faille par des danseurs visiblement dopés par le projet. Une façon vigoureuse d’être en scène, proche de la danse belge, comme on a souvent l’occasion de la voir à Paris. Inspiré par la légende de l’empereur Mikado, qui inventoria tous les objets de son royaume, Mountain/Fountain procède par accumulation et déblaiement de pierres, de boîtes de conserve, de billes. Un jeu physique, très sonore, de faux rangements, qui bouscule l’espace, le brutalise ; les danseurs n’hésitant pas à se jeter sur scène à la volée. La danse avance donc par brusques sautes d’humeurs, accès de rage, pour se suspendre dans des arrêts sur image.
Des spasmes soulèvent également De l’air et du vent, mais sur un registre beaucoup plus léger, voire clownesque, Pierre Droulers ne se refusant aucune exploration, aucun territoire.
Formé à l’école Mudra de Maurice Béjart au début des années 80 à Bruxelles, passé par chez Grotowski, l’artiste a conservé de cet enseignement pluridisciplinaire un goût pour les mélanges aventureux.
Quoi qu’il fasse depuis vingt ans, qu’il s’enflamme pour l’improvisation avec le musicien jazz Steve Lacy dans Hedges (1979) ou fouille l’œuvre de James Joyce pour Comme si on était leurs petits Poucets (1991), Pierre Droulers retourne son savoir-faire sous toutes les coutures. En mettant régulièrement le mouvement sous pression, il teste sa force de résistance et sa capacité à donner du sens au monde. Car la danse pour cet homme féru de méditation est un parfait véhicule dans la connaissance de soi et de l’autre.
Théâtre de la Bastille
76, rue de la Roquette – Paris 11e
Renseignements : 01 43 57 42 14
Du 8 au 12 novembre 2000
La Ferme du Buisson
Noisiel (Seine-et-Marne)
Renseignements : 01 64 62 77 77
Le 25 novembre 2000