A l’occasion de la sortie en salles de Peau de cochon, son premier film, rencontre avec Katerine, figure essentielle de la chanson française, qui nous fait son cinéma.
Chronic’art : Qu’est-ce qui vous a poussé à vous mettre au cinéma, et par quelles étapes êtes-vous passé pour arriver à Peau de cochon ?
Philippe Katerine : L’idée ne vient pas de moi. Au départ, il y a la série « portraits » des Films Hatari, une collection de courts-métrages. Il m’ont appelé pour en réaliser un, je ne sais pas pourquoi… eux non plus, si ça se trouve. Donc j’ai accepté, et j’ai fait 1km à pied. Comme leur réaction fut plutôt enthousiaste, je n’ai pas dormi de la nuit et j’ai décidé de faire quelque chose d’autre de ce court-métrage. Ça m’ennuyait de le laisser isolé, sans trouver un lien avec autre chose, un contraire ou un prolongement. Alors j’ai demandé aux Films Hatari de me prêter une caméra de temps en temps, et je leur ai donné rendez-vous deux mois plus tard, pour leur montrer un film. C’était du bluff, je ne savais pas si je tiendrais mon engagement. Finalement, deux mois plus tard, je leur ai montré Peau de cochon, dont une des séquences est 1km à pied. C’était le film tel qu’il existe aujourd’hui, à l’exception d’une séquence que j’ai retirée, un truc un peu vide, un peu obscur, un aller-retour entre une discussion avec mon chat, un plafond vide et une carte de géographie invisible. Je pensais que l’ennui pouvait être bénéfique au film, mais finalement, il y a des limites. Le film devait être une comédie, donc aller vite, un minimum.
Le film a été fait sans intervention de producteurs.
Si, d’une certaine manière, parce que c’était un peu fait pour les épater. Et pour discuter avec eux, sans qu’ils soient présents. Mais ils n’étaient pas au courant de ce que je faisais. Je n’avais pas de pression, personne ne m’a demandé de faire un film. C’était un essai, si on m’avait dit non, tant pis. Mais avec d’autres producteurs, le film aurait été différent.
Quand vous étiez petit, vous n’avez jamais pensé à devenir cinéaste ?
Pas du tout. Chanteur non plus, d’ailleurs. En fait, je mens un peu en disant que je n’y ai jamais pensé. Disons que ça me perturbait. Mais je pensais que ça n’était pas pour moi. De loin, le cinéma parait une affaire de milieu, une aristocratie. Ce qui n’est pas vraiment exact, mais enfin de loin, je voyais ça comme ça. Moi, petit, je voulais travailler de mes mains… ce fut un échec.
Faire du cinéma, c’est un peu travailler avec ses mains…
Oui… enfin c’est modéré. Appuyer sur « record »…
Quand même, dans 1 km à pied, par exemple, on sent le poids du corps, un effort physique…
Oui, c’est vrai. Quand j’étais petit, enfin quand j’ai découvert le cinéma, je pensais que le réalisateur était toujours derrière la caméra. Quelle déception, en voyant des images de tournages où le réalisateur est à droite, à gauche, devant un écran, ou même pas là du tout. J’étais vachement troublé par ça. Ma première idée, en faisant un film, était de tenir la caméra moi-même. Moi, et pas un autre, ce serait absurde. C’est un peu puéril, d’autant que j’ai lu des interviews de cinéastes que j’adore et qui n’ont pas l’œil dans la caméra. Comme quoi, ça n’est peut-être pas une mauvaise méthode.
Vous avez vu A l’Ouest des rails ? Toujours on sent la présence du corps qui filme, sa fatigue, son volume, son rythme.
Non, je ne l’ai pas vu. Mais la filature, c’est quelque chose qui se fait beaucoup au cinéma : Rosetta, Elephant, Shining, etc. Ça me plaît assez. Pour Peau de cochon, dans la continuité de 1km à pied, il y avait l’idée de trouver un rythme, en marchant ou en discutant. La marche était ma première impulsion, ça me permettait d’avoir une mesure, au sens musical : 1, 2, 3, 4… ça me rassurait.
C’est cette idée de l’effort, dans 1km à pied, on sent votre essoufflement à mesure que le film avance. On le perçoit aussi dans la séquence où vous suivez votre femme dans la rue.
Faut dire que sur les deux parcours, ça monte. Je ne suis pas un athlète.
A voir Peau de cochon, on a l’impression que vous prenez le cinéma à sa base : caméra en main, plan-séquence.
C’est ça, la caméra à hauteur des yeux. Ça n’était pas réfléchi, mais je sentais qu’il fallait que je prenne ça en charge moi-même et que je sois strict. C’est un procédé assez strict, puisqu’il est reconduit à chaque fois. Ça me semblait aussi nécessaire parce qu’en chanson, je n’arrive plus à être aussi brut dans le dispositif. J’ai du mal à retrouver la simplicité. Je sais qu’elle est derrière la porte, mais je n’arrive pas à trouver les clés. Par pur orgueil, sans doute. Alors le fait d’avoir un nouvel outils, une caméra, ça me permettait de me comporter comme une vierge, si je puis dire.
Avant de faire ce film, vous filmiez des choses, de temps en temps ?
Non, jamais. Ce n’est pas un hobby, ou autre. Comme la musique, d’ailleurs. J’en fais seulement pour écrire des chansons.
Parce que vous êtes musicien, c’est un peu bête de dire que Peau de cochon est un film de musicien, mais quand même, on peut dire qu’il est conçu comme un album, dont 1km à pied serait le single.
Oui, je me disais un peu ça. Ça me rassurait, comme j’étais en terrain inconnu. Ça me permettait de réfléchir à un ordre, comme je le fais pour les chansons d’un disque.
Chaque morceau renvoie au mystère de sa fabrication, à un balancement entre situations prises sur le vif, improvisées, et mise en scène préétablie.
Il y a quand même, à chaque fois, une situation, un ensemble de choix. L’intérêt, c’est que la séquence échappe à ce minimum d’organisation. Que ça me surprenne moi-même.
Vous n’êtes pas du tout dans la recherche de la maîtrise. Ce qui n’est pas souvent le cas dans les premiers films.
Oui. Sans vouloir généraliser, je trouve que les films français sont souvent des films de chapelle : attention, c’est du cinéma. Comme une surconscience que ce qu’on va filmer est important. De mon côté, je n’avais pas l’impression de faire un premier film en tant que cinéaste. Puisque je ne me considère pas comme tel, au fond. Je n’avais aucune pression, mais l’envie de me servir de mon ignorance en matière de réalisation, de retourner ce défaut en qualité. De manière candide. Après avoir fait le film, j’ai l’impression de voir plus de choses, d’avoir élargi mon champ de vision, d’être un peu moins aveugle. C’est peut-être une illusion, mais c’est agréable.
Il y a quelque chose qui traverse tout le film, c’est le thème du redoublement, d’une sorte de play-back de la vie. Quand Dominique A chante sur sa propre voix, quand vous parlez après la petite fille, quand vous égrenez les prénoms au cimetière pendant le générique, etc.
Oui, j’aime bien ça, ces recoupements. Par exemple je fais coucou aux voitures, puis il y a cette séquence où on est trois dans une voiture, on peut penser que j’ai fait coucou à cette voiture… ça peut devenir mystique. Mais sans vouloir faire trop mystique, c’est l’idée qu’on vit peut-être une vie qui n’est pas la nôtre. L’impression qu’on est son propre sosie. C’est une idée qui me plait bien. Ne pas savoir si on est dans la fiction ou la réalité, c’est un autre redoublement. Ça me travaille, même si c’est spontané. Je bricole, je fais confiance à mon instinct.
J’essaie de ne pas trop réfléchir, ce qui n’est pas évident. C’est un film que je voulais faire sans emmerder personne. Sans prendre l’argent de l’état ou d’une quelconque institution. Je ne voulais pas d’acteurs, ça ne signifiait rien. Mais quand je suis avec des gens de mon entourage, j’ai parfois envie de les enregistrer, parce qu’on est tous un peu acteurs dès lors qu’il y a une caméra. Il y a tout de suite un petit décalage, et c’est par épuisement qu’on se recadre sur soi. Et comme j’ai l’impression d’être entouré de gens exceptionnels, pourquoi aller voir ailleurs ?
Un autre thème, c’est la première fois. C’est un peu un film de dépucelage.
Oui, parce que c’est la première fois que je touche à une caméra. En même temps, ce n’est pas la première fois que je suis quelqu’un dans la rue, mais il y a le désir de se donner l’illusion que c’est la première fois en reconstituant une scène déjà vécue. Je voulais que le film se nourrisse de lui-même, qu’il soit autonome, comme une boucle.
Vous êtes cinéphile ?
Non, pas cinéphile, mais je vois pas mal de films.
Voyant la scène où vous suivez LNA, un cinéphile pense tout de suite à Vertigo. Surtout que les Abbesses, ça monte, ça descend. Alors que ça n’est pas référencé, ça vient de vous.
Oui, je n’ai pas du tout pensé à Vertigo. C’est vrai que souvent je suis des inconnus, quand je ne sais pas où aller. Au moins l’inconnu sait où il va, c’est pratique, comme ça je sais où je vais.
On a l’impression que la matière du film est prélevée sur la ligne continue, sur l’habitude d’un journal intime par exemple. Une sorte de best of. En fait, pas du tout, chaque scène existe ex nihilo.
Ça n’est pas du tout un best of, puisque je ne filme jamais. Quand je me suis dit que ce serait bien de faire un film, j’ai tout de suite repensé à certains moments vécus, avec l’envie de les refaire en les enregistrant, image et son. Des scènes que je revois en rêve, ou en cauchemar : un apéritif qui tourne mal, une scène dans un hôtel, etc. Ces situations-là, comme l’engueulade à l’apéro, elles sont déjà vécues mille fois. Envie de les retenir, pour éviter qu’elles s’enfuient. Ça part aussi de l’intention du home movie, comme lorsqu’on filme ses enfants, avant qu’ils grandissent. La part écrite du film tient sur une page : j’ai écrit « 1km à pied », je l’ai encadré, puis je l’ai relié à d’autres idées, « Gaëtan à l’hôtel », « la filature », etc. Ensuite j’ai bougé cet organigramme, mais finalement tout s’est agencé très vite, en une soirée. L’ordre était fixé avant de tourner les séquences. Instinctivement, le film s’est construit comme un parcours, où chaque chose invite à autre chose. Je tenais à une certaine rigueur. Sans rigueur, on ne s’amuse pas. C’est comme le foot : jouer comme ça, pour rigoler, sans buts, sans lignes de touche… quel intérêt ? C’est pas marrant.
Si vous deviez faire un autre film, est-ce que vous reprendriez cette manière de procéder ? Ou bien est-ce un one shot, un geste qu’on ne fait qu’une fois, un jet ?
Ce qui serait intéressant, ce serait d’attendre un peu, mettons 40 ans, puis de refaire le même film, de reconstituer les mêmes scènes.
Vous avez continué à filmer, après avoir terminé Peau de cochon ?
Pas du tout, j’ai rendu la caméra. Ensuite, j’ai enregistré un disque, c’était comme une suite du film. D’ailleurs, l’album aurait été complètement différent si je n’avais pas réalisé Peau de cochon.
C’est-à-dire ?
Je suis arrivé à plus de rigueur dans la musique. J’ai eu le courage de rester sur un dispositif. Auparavant, je n’arrivais pas à avoir ce courage, j’étais plus dispersé. J’ai parfois tendance au baroque, ça me désespère. Le film m’a appris la réduction des moyens. J’ai retrouvé cette idée de la marche en musique, une forme de liberté due à cette rigueur dans la méthode. En même temps, c’est très produit, très arrangé, très pensé.
Car l’expérience de faire un disque en temps réel tout seul, chez moi, je l’avais déjà eu avec L’Homme à 3 mains. Maintenant, il m’arrive de chanter faux, et je trouve ça mieux. Je n’aurais pas fait ça avant de réaliser le film.
On peut chercher la rigueur sans fermer la porte au ratage.
Le ratage, c’est fantastique, très cinématographique, puisque le hasard entre en jeu. C’est plus facile à faire au cinéma qu’en musique, puisqu’en musique on est en studio, on peut tout maîtriser. Le rapport au ratage y est plus réfléchi. Si je foire un truc, je le fais exprès. Par exemple, j’ai enregistré une chanson a capella en marchant dans la rue, ce qui est particulièrement difficile. Mais certains musiciens ratent des choses sans considérer qu’elles sont ratées, Daniel Johnston par exemple. J’aime beaucoup les disques qui échappent aux canons, à la définition d’une bonne chanson. Souvent ceux qui les font n’en ont pas conscience, ils trouvent ça bien comme ça. Après c’est aux autres de s’occuper de ces chansons-là, de s’investir en elles. C’est comme ça que la poésie débarque, et c’est l’auditeur qui en est responsable. C’est ce que j’aimais dans le film : ne pas la ramener avec des effets poétiques embarrassants, mais laisser les spectateurs devenir réalisateurs, faire ce qu’ils veulent des images. Le ratage spontané c’est bien, la maîtrise, c’est bien aussi, mais c’est l’entre-deux qui peut être terrible. Par exemple, les films tournés en mini-DV où les réalisateurs font comme si c’était de la pellicule. Comme si la DV était utilisée faute de mieux. Au contraire, il faut adorer l’outil qu’on s’est choisi. Quand sont apparus les synthés, on s’obstinait à vouloir leur faire jouer du violon, c’était ridicule. Ce qui m’intéresse, ce sont des choses qu’on ne montre jamais. Par exemple, les repérages : quand un réalisateur cherche une maison dans les Alpes, il filme et parle en même temps, imagine des choses. Pareil pour les essais des acteurs. Je regrette de ne pas voir ça au cinéma, c’est très beau, c’est de l’imaginaire au travail. On les retrouve parfois dans les bonus de DVD, mais c’est dommage que ça soit en bonus, ça pourrait être le film lui-même. Cette idée de chute, de déchet, ça renvoie à quelque chose qui me touche à la télé aussi, dans Loft story par exemple. A l’époque j’avais la chaîne de diffusion en continu où passaient ces images incroyables, qui étaient laissées comme telles et dont il fallait bien s’occuper. C’était fascinant, ces images qui laissaient une place immense à ceux qui les regardent.
En tournant le film, vous avez retrouvé quelque chose proche de la scène, un état ?
Un certain stress, oui. Peur de faire les mauvais choix, louper quelqu’un, être trop démonstratif. Mais je faisais confiance à la caméra, aux ingénieurs de Sony ; et puis aussi à la réalité et au spectateur. En même temps, ça n’a rien à voir avec la scène. Sur scène, je m’ennuie un peu. Mais ce film correspond à aux concerts d’improvisation totale que je fais parfois, seul en scène avec un musicien.
Peau de cochon : film pop ?
Oui, dans la mesure où c’est ma culture. Je ne me cache pas, par exemple, je suis toujours présent dans les scènes, parce que je suis chanteur et quand on est chanteur, il faut être décomplexé, ne pas craindre de se montrer. Dans un album pop on hésite toujours à mettre un instrumental, de peur que l’auditeur se demande où est passé le chanteur. Et puis dans Peau de Cochon apparaît une forme de mauvais goût, un goût du trop. C’est quelque chose qui m’emballe dans la pop.
Le film s’expose au reproche d’être un film de copains. Le côté « moi aussi, je peux le faire »…
C’est vrai. J’avais peur que les gens se sentent complètement exclus. D’ailleurs c’est le cas pour certaines personnes. Et puis de fait, c’est simple de prendre une caméra. Mais je suis content parce que ceux qui détestent le film disent « moi aussi, je peux le faire », et ceux qui l’aiment disent la même chose.
Propos recueillis par &
Lire notre chronique de Peau de cochon.
De Katerine, lire également nos chroniques de ses albums Les Créatures / L’Homme à 3 mains et 8e ciel