Le tango, vielle institution à l’image ringarde, constitue l’objet central d’un premier roman étonnant, dans lequel Philippe Adam laisse libre cours à la fantaisie et au dérèglement du réel, pour écrire un récit absurde et plein d’humour.
Il est des romans qui n’en sont pas. L’imaginaire romanesque populaire veut une histoire, des personnages avec une psychologie fouillée, du drame, de l’humour, quelques sentences définitives sur la vie, la mort et la condition humaine en général, ce que fournissent encore les nombreux romans à thèses que publient à répétition les éditueurs de littérature. Il s’est cependant toujours trouvé des auteurs -et des éditeurs- pour déplacer le combat, redonner aux mots et aux signes une place prépondérante dans leurs œuvres, sans souci de réalité, de représentation du réel. Ainsi de Philippe Adam, dont le premier roman De beaux restes, s’évade des cadres traditionnels et cherche sa propre voie -voix ?- pour nous faire part des errements d’un amateur de tango qui prétend au génie.
L’absurde mène ce livre du début à la fin, empêchant le lecteur de s’accrocher aux situations. Le narrateur est l’adjoint de Brossmann, le directeur d’un club de tango qui compte 18 membres. « Ici, je m’occupe de tout. Je suis indispensable. » Voilà les deux premières phrases du récit, qui plantent l’image d’un homme obsessionnel, accaparé nuit et jour à sa tâche, perpétuellement obnubilé par l’accomplissement de sa destinée. Egocentrique, paranoïaque, agressif et mesquin, il est martyrisé par les adhérents avec lesquels il est odieux, les abaissant systématiquement ; il se sait voué à une haine de la part des moins talentueux, des moins doués. La préparation du club à un concours international de tango fait figure de progression narrative, mais le récit se tisse autour de la mégalomanie du narrateur. Outre cette vie professionnelle passionnée, il vit en harmonie avec Betany Mordo, star jaunie et fatiguée du tango argentin, ayant fréquenté et laissé planer son ombre de muse sur des Carlos Gardel ou des Jorge Luis Borges qui l’ancrent dans une réalité à peine esquissée.
De courts chapitres rythment le récit, chacun d’eux part sur une trame réaliste avant de bifurquer, au détour d’une ligne de dialogue ou d’une remarque d’apparence anodine, vers l’absurde le plus complet. Pour donner un exemple, à chaque fin de chapitre ou presque, Betany Mordo meurt ou Brossmann est mutilé, sans que cela nous empêche de les retrouver bien vivants au chapitre suivant. Déroutant certes, mais pas incompréhensible : la vie se déroule du point de vue du narrateur, dont la folie furieuse et la mythomanie se précisent à chaque page. Que faut-il retenir des événements ? Qu’y a-t-il de crédible, où situer la réalité ? Le roman se joue dans les relations qu’entretient le narrateur avec Brossmann, Betany Mordo ou les adhérents. Betany Mordo est la figure de la célébrité, à laquelle se raccroche désespérément le narrateur, attiré par la gloire, toute décrépie qu’elle soit ; Brossmann constituerait un alter ego dans une relation d’amitié/répulsion ; les adhérents forment un extérieur à la relation étouffante des trois protagonistes. Ce livre est, peut-être, une fable sur l’aspiration à la célébrité, une réflexion sur notre désir de reconnaissance -essentielle à l’heure des Star academy et autres Popstars. Au-delà se dessine cependant une volonté d’interroger notre rapport au quotidien, la précarité de ce qui nous entoure et la place des morts dans nos vies.
Echappé du monde, Philippe Adam tisse une littérature absurde comme pouvait l’être le théâtre d’Ionesco, que l’absence apparente de message contribue à rendre opaque. Pourtant, rien n’est laissé au hasard et la lecture n’est jamais hermétique. L’assurance avec lequel l’auteur dirige son texte, la singularité de ses brouillards intérieurs, son écriture maîtrisée au service du récit signent la naissance d’un écrivain à suivre. « Je vais me mettre en attente, disparaître pour des millénaires et faire comme ça, prendre ma respiration et ( ) ( ) ( ), parce qu’invisible je serai pour tout le monde entre les parenthèses. » Espérons que l’auteur n’aura pas les mêmes aspirations son narrateur, il a sans doute d’autres choses à nous dire avant de partir en retraite, et une littérature à mettre en oeuvre.
Philippe Adam, De beaux restes, éditions Verticales