« Les Voix de l’asphalte », roman sorti de nulle part, oublié au fond d’un tiroir pendant plus de cinquante ans, avant d’être découvert et relooké par le Philip K. Dick Trust, fondé par ses trois enfants (Laura, Isa et Christopher) pour veiller sur l’intégrité de l’œuvre de papa, a-t-il vraiment quelque chose à ajouter au panthéon du plus célèbre des écrivains de science-fiction ?
Autant le dire tout de go, la parution d’un nouvel inédit de Dick suscite autant de curiosité que de méfiance. Plus de vingt-cinq ans après sa mort, Philip K. Dick (1928-1982), fol en christ canonisé prophète, reste plus populaire que jamais. Quatre de ses romans viennent tout juste d’être réédités par Jonatham Lethem dans la prestigieuse collection « Library Of America » (l’équivalent de notre Pléiade), tandis qu’à Hollywood on n’en finit plus de presser Dick la poule aux œufs d’or pour transformer la moindre de ses nouvelles en patchouli SF sauce virtuelle de moins en moins inspiré. Reconnaissance de l’establishment d’un coté, récup’ tout azimut de l’autre.
Inquiétante étrangeté
Livre de jeunesse, écrit en 1953, par un jeune homme d’à peine 25 ans, Les Voix de l’asphalte vaut pourtant beaucoup plus qu’un simple roman d’initiation ou d’apprentissage. A l’époque de sa rédaction, l’écriture est déjà plus qu’un passe temps pour Dick qui, depuis sa rencontre avec l’éditeur Anthony Boucher, rédacteur en chef du Magazine of fantasy and science-fiction, écrit à profusion des nouvelles SF fortement teintées de fantastique : quatre en 1952, trente l’année suivante ! Rapidement passé maître dans la mise en scène de ce que Freud nommait l’ « inquiétante étrangeté » en littérature (Das unheilmliche, 1919), ses histoires « à simulacres » utilisent tous les éléments conventionnels du genre pour les placer dans un environnent quotidien : un chien devine une invasion extraterrestre derrière le passage des éboueurs (Roug), un garçon soupçonne son père d’être une entité extraterrestre malfaisante (Le Père truqué)… Eclectique dans le choix de ses supports, Dick a toujours réussi à caser ses nombreux textes SF, mais il a aussi longtemps écrit plusieurs romans hors genre dont, à son grand désespoir, Les Confessions d’un barjot (1959) est la seule et unique vente – et encore, celui-ci ne sera finalement publié aux Etats-Unis qu’en 1975. Ses autres romans de « littérature générale » n’ont jamais trouvé acquéreur de son vivant et n’ont été publiés qu’à titre posthume à partir du milieu des années 1980 : The Man whose teeth were all exactly alike (écrit en 1960, publié en 1984), In Milton Lumky territory (1958-1985), Humpty dumpty in Oakland (1960-1986), Mary and the giant (1953-1987), Puttering about in a small land (1957-1987), The Broken bubbles (1956-1988), Gather yourselves together (1952-1994). Tous, à l’exception du dernier, ont été traduits en français. Les Voix de l’asphalte appartient à cette veine réaliste et l’on se demande encore pourquoi il aura fallu attendre si longtemps pour découvrir cette pièce maîtresse du romancier. Oubliez toutes vos appréhensions, oubliez même l’enthousiasme à froid (c’est rien de le dire) du meilleur biographe de Dick, Lawrence Sutin (Invasions divines), passé complètement à coté du livre – il lui colle un vilain 2 sur 10 en guise de fin de non recevoir ! -, Les Voix de l’asphalte est un pur roman dickien, mille fois plus fidèle aux obsessions de l’auteur que ne l’est son premier roman SF, Loterie solaire (1955), pas encore complètement débarrassé de l’influence d’A.E.Van Vogt.
Modern TV, ventes et réparation
Californie, Oakland, 1952 : Stuart Hadley a tout pour être heureux. La trentaine fringante, une épouse amoureuse, un bébé, une maison, un boulot qui lui promet de jolies perspectives de carrière, et pourtant, ce vendeur en électroménager nage en pleine crise existentielle. Petit blanc paumé de la middle class, antipathique, pathétique et touchant à la fois, Stuart Hadley (amateur de céléri-fizz, oui, vous avez bien lu) se présente d’entrée de jeu comme un vrai double de l’auteur. Lorsqu’il écrit ce roman, Dick travaille encore à la boutique de vente et de réparation TV, ainsi qu’au magasin de radio et de disques qui l’emploient depuis ses premières années d’université. A l’instar du héros des Voix de l’asphalte, il entretient alors les mêmes rapports ambivalents avec le propriétaire du magasin (Jim Fergesson dans le roman), figure du père de substitution, à la fois admiré et symbole honnis des valeurs de l’american way of life. Cet environnement professionnel lui servira par la suite de filon inépuisable qu’il exploitera dans ses autres romans, aussi bien réalistes que de SF. A l’époque, Dick vit avec sa deuxième femme, Kleo Apostolides, étudiante à l’université de Berkeley. Leur maison est entourée d’un vaste jardin où peuvent s’ébattre leurs nombreux chats. Tout semble aller pour le mieux, avant qu’il abandonne son emploi au printemps 1953. Philip K. Dick, cité par Lawrence Sutin : « J’étais en train d’acheter une maison, j’étais marié ; il me semblait que mon devoir était de partir au travail tous les matins, comme tout le monde. Seulement mon inconscient me saturait d’angoisse quand j’arrivais là-bas, au magasin de disques, et je ne comprenais pas pourquoi. C’est là que j’ai commencé à avoir des évanouissements ». Les Voix de l’asphalte dresse moins le tableau d’une Amérique schizophrène que la propre incapacité du romancier à se couler dans le moule des valeurs « américaines » de l’après guerre : « Ce pays est diabolique. Nous sommes gros, riches et gonflés de fierté. Nous gâchons, nous dépensons et nous nous fichons du monde. (…) Nous méritons de nous faire massacrer. Nous méritons le châtiment qui nous prend au nez » (p.59). Et déjà le sentiment s’installe que l’entropie dirige le monde : « En Corée, le processus de guerre s’est accéléré, tout va trop vite », « Maintenant, ce sont les Russes. Si ce n’est qu’eux n’ont pas de rictus. Ce sont de solides gaillards, pas des avortons aux jambes arquées ». Décidément, Dr Bloodmoney (1963) n’est pas loin, qui commence exactement dans les mêmes décors (Modern TV, magasin de ventes et de réparations) et reprend également certains des personnages des Voix de l’asphalte, avant de basculer dans le récit post-apocalyptique, les Russes s’étant enfin décidés à passer à l’action.
De quoi patienter en attendant l’Exégèse
D’un point de vue formel, Les Voix de l’asphalte relance également l’éternel débat sur le style de l’auteur. Comme son compatriote Richard Yates (et la comparaison avec La Fenêtre panoramique n’est pas complètement superflue), Dick ne passe généralement pas pour un grand styliste. Neutre, transparent, minimaliste, plat ou à l’emporte-pièce ? Les avis sont partagés. Pour vivre de sa plume, il a multiplié les contributions, pas toujours très bien rétribuées, donc pas le temps de fignoler l’écriture, de même que certains de ses romans auraient mérité une plus grande rigueur dans leur construction. Mais les romans mainstream n’encourent généralement pas ce genre de reproches. Au contraire, Dick possède étonnamment bien ses personnages ; il leur donne une épaisseur psychologique qu’ils n’ont habituellement pas dans le reste de sa production SF. Certes, le roman paraît plus long qu’il devrait (480 pages) et certains passages demeurent un peu obscurs sur ce qu’a réellement voulu dire l’auteur ; d’autres, en revanche, impressionnent par leur audace. Sans avoir l’air d’y toucher, Dick sait exactement là où il veut en venir. Hadley croise sur sa route sa bien-aimée sœur aînée (première apparition du fantôme de la sœur jumelle de l’auteur, morte quelques semaines après sa naissance), un évangéliste charismatique à la tête d’une secte pentecôtiste (Le Dieu venu du Centaure, avant l’heure), une femme fatale mince et brune, directrice d’une revue crypto fasciste (« des amis d’Ezra Pound »). La lecture est entièrement balisée pour les fidèles de l’œuvre, à ceci prés que tous ces éléments sont autant de fausses pistes pour mieux nous conduire en douceur vers l’inévitable apocalypse du héros en forme de pétage de plombs final. Attention, il y a dans ce roman une violence rare (non pas un viol, mais deux !) et une charge auto destructrice insoupçonnée qui laisseront pantois plus d’un lecteur familier de l’œuvre de l’auteur. Assurément, un très grand roman de Philip K. Dick, largement de quoi patienter en attendant la publication de L’Exégèse.
Les Voix de l’asphalte, de Philip K. Dick
(Le Cherche Midi)