Un vague et très banal désespoir a depuis longtemps envahi les petits bonshommes de Petrus De Man. Fragiles silhouettes mal foutues, la bouche oubliant souvent de sourire, ses personnages se trouvent fréquemment coincés. Dans leur enveloppe humaine assurément quand ce n’est pas dans un espace étroit comme une cellule. Alors, pour mieux se protéger, les corps se lovent, adoptent une position fœtale et retrouvent ainsi un peu de leur enfance perdue.
Même s’il dessine des animaux tels que des chiens, des chèvres, des insectes et dernièrement des hiboux, l’artiste belge reste fidèle à ses personnages un peu gauches, mal dans leur peau. Afin de secouer nos pauvres rétines fatiguées de ne contempler que les canons de la beauté, Petrus De Man donne à voir un peu d’essence d’humain commun. « Ce qu’on nous montre sur les affiches publicitaires ou dans les films m’a toujours paru fou : les belles femmes souriantes, les beaux mecs sur les pubs de slip. Tout ça, c’est du faux ! Mais cela a toujours été, les Grecs, par exemple, n’ont pas fait de sculptures de vieux ; ils réalisaient un idéal. Je travaille un peu en réaction contre cela, parce que tout ça n’est pas humain. Je viens de faire un séminaire où l’on m’a dit que j’étais un blasphémateur. Je dévalorise les croyances, je leur fais un croche-pied parce que je trouve injuste de faire croire ces idioties à tout le monde. Mes personnages sont volontairement mal foutus. »
Outre une flagrante banalité physique, ses bonshommes souffrent d’un caractère craintif et introverti. « Il y a beaucoup de peur en moi, dans mes dessins aussi. Mais j’accepte. Alors qu’avant j’évitais cette peur en faisant la grande gueule, maintenant je me dis que c’est humain. En tant qu’homme, j’avais appris à la cacher. Je ne sais pas comment une fillette est éduquée mais pour les garçons, on entend encore : Ca suffit, arrête de pleurer, bref tout ce vocabulaire. Les émotions sont refoulées pour ne laisser qu’une carapace. Comme je n’étais pas bon en football ou en combat, c’est à travers mon dessin que j’ai osé montrer ce que je suis, avec mes peurs et mes doutes. Je sors aussi ma colère, mais souvent derrière la colère se cache la peur ou bien la tristesse. »
La pratique du dessin permet à l’artiste une plus rapide et plus sincère retranscription de ses sentiments. « J’aime bien parce que c’est la pratique la plus spontanée pour dire quelque chose. Le dessin et l’écriture sont très proches, ils répondent dans l’instant, sans la difficulté technique. Je pratique le pastel ou l’aquarelle de temps en temps, mais je recherche avant tout la ligne, la griffe, la marque, qui répondent tout de suite. Je dessine donc au fusain ou à la pierre noire qui est un rien plus gras, plus profond que le fusain. Plus dense. Je me sers aussi de la gomme comme d’un instrument à part entière puisque je considère que les vides et les pleins s’équivalent. » La technique de la gravure à la pointe sèche, quoique plus lente, le séduit beaucoup aussi. Petrus De Man recherche la vérité, c’est du moins ce qu’il constate lorsqu’on lui fait remarquer qu’il représente toujours ses personnages nus. Cette vérité, il la retrouve dans la pratique de la gravure, qui ne permet pas de camoufler les erreurs : « Il n’y a pas de repentir possible. Toute trace reste. C’est un défi qui demande d’être très attentif et d’avoir bien conscience de ce que l’on fait car on ne peut pas jouer. La difficulté est d’autant plus grande qu’il faut dompter, maîtriser le métal qui résiste. »
Ses dessins racontent des histoires bouleversantes de banalité quotidienne. Chacun y lit un peu de soi ; l’artiste avoue mettre beaucoup de souvenirs dans ses œuvres. Montrant un petit personnage hésitant sur un vélo, il explique qu’il a représenté « tant l’équilibre instable que le jour où l’on peut rouler sans les petites roues. C’est la victoire, c’est un événement capital. J’aime cette idée, ça rend le moment précieux. » Même s’il se plaît à citer des anecdotes, Petrus De Man considère qu’elles encombrent un peu son travail : « J’essaye de ne pas être trop narratif parce qu’on m’a souvent reproché de vouloir trop dire, trop raconter. J’aimerais trouver une manière de suggérer davantage, d’être moins explicite. Je ne sais pas encore comment mais on va trouver, hein… »
Pour arriver à une forme satisfaisante, l’artiste travaille beaucoup, répétant inlassablement un même motif. Cette répétition n’a pas pour seule fonction de construire la forme. « L’état dans lequel je me trouve parfois quand je dessine est indescriptible. Je répète le motif des dizaines de fois et me mets en transe en reproduisant ce même dessin. Je me prépare, je me charge d’émotion et de vouloir. Je me mets dans un état. Je suis tellement tendu, tellement nourri du sujet, que je me lance afin de le faire en une griffe, en un jet. Il n’y a plus d’intermédiaire possible, c’est bon ou c’est mauvais. » Un dessin sur la table porte le titre Plus tard, quand je serai grand ; l’artiste reconnaît : « Je me le dis souvent alors que j’ai 44 ans. J’ai toujours gardé cette attitude de gamin alors qu’aujourd’hui, c’est déjà plus tard. Mais même le prochain dessin que je vais faire me semble toujours meilleur que celui que suis en train de réaliser. C’est le malheur d’être artiste… »
Propos recueillis par
La galerie Pierre-Hallet a présenté des œuvres de Petrus De Man cet automne à Art Paris et projette une prochaine exposition pour mai 2000 dans ses murs bruxellois.