C’est un homme pressé. Présent à la Paris Game Week pour la promo de Fable III, son petit dernier, Molyneux reçoit en interview entre une démo publique et sa pause déjeuner, mais attention : pas plus de 10 minutes. En un temps de « press junket » l’homme reste néanmoins un formidable tribun et transforme l’exercice en discussion enjouée sur la politique, l’auteurisme vidéoludique, ses obsessions névrotiques, le tout dans une gouaille « cockney » des plus enjôleuses. A peine le temps de reprendre son souffle, l’homme est déjà maquillé pour un plateau TV et garde le sourire inoxydable. Du bagout efficace, un poil rhétorique peut-être, mais l’effet reste boeuf.
Chronic’art : Vous avez beaucoup développé l’aspect politique de cet épisode…
Peter Molyneux : Pour être honnête, cette décision n’est venue que tard dans le développement. C’est plus une conséquence logique de nos réflexions. Quand je faisais mes premiers brainstormings avec mon équipe, les discussions se limitaient à : « Ok, quand le jeu commencera, il y aura ce bad guy, du nom de Logan. Il sera le roi tyrannique d’Albion et il faudra le détrôner, et ça sera super ! ». On a vite réalisé que le concept rappelait trop celui des épisodes précédents. Pire : qu’il ressemblait à d’autres jeux. L’enjeu de Fable III est né d’une volonté de changement. Nous voulions donner au joueur la faculté d’être un leader d’une révolution, d’être le Che d’Albion. Mais qu’il connaisse aussi les conséquences d’une rébellion. Une fois Logan battu, vous vous retrouvez roi et devez gérer le royaume à sa place. Sauf que vous avez fait un tas de promesses aux gens qui vous ont suivi. A présent, vous voilà avec tous ces engagements sur les bras et des ressources limitées : qu’est-ce que vous allez en faire ? On se rend vite compte qu’en fait, Logan était tyrannique pour des raisons plus pragmatiques qu’idéologiques, que les choses sont plus compliquées que leur apparence. L’histoire de Fable III est assez unique par son potentiel, parce qu’elle contient cette double articulation inédite.
Vous vouliez donner corps à la notion de responsabilité politique ?
On s’est inspiré de la réalité. La politique fonctionne un peu comme ça dans la vie de tous les jours. Les politiciens diraient n’importe quoi pour accéder au pouvoir. Souvent, une fois qu’ils sont élus, ils réalisent qu’ils n’ont pas forcément les ressources pour tout accomplir. Or il y a une réalité critique par rapport à cette responsabilité : vos décisions peuvent changer le cours de vie de centaines ou de milliers de personnes. Le pouvoir comprend toute une série de choix moraux. Certains sont passionnants : « Qu’est-ce que vous seriez prêt à sacrifier pour assurer l’avenir ? Vaut-il mieux être populaire auprès des gens ou prendre des décisions qui peuvent les décevoir ? etc. ». On voit bien qu’aujourd’hui, avec cette crise économique et l’effondrement du crédit, cette responsabilité morale étouffent nos hommes politiques et leurs belles promesses. C’est ce qui fait de Fable III un jeu en phase avec son temps, je trouve.
Cet épisode a une facture plus sombre que les précédents. Chaque Fable correspond-t-il à un esprit ou à un âge différent ?
Absolument. Fable I s’inspirait des épopées chevaleresques, type le roi Arthur et les Chevaliers de la Table ronde. Le deuxième lorgnait plus vers Robin des bois. Avec Fable III, on serait plus dans un roman de Charles Dickens, ou des Misérables, toute cette littérature de la Révolution française. Le XVIIIe et le XIXe siècle étaient des périodes très sombres, la pauvreté était très répandue. Ce qui n’empêche pas non plus d’en rire, bien au contraire. Nos jeux sont souvent imprégnés de références culturelles et artistiques, c’est important pour nous. Mais nous ne cherchons pas non plus à coller à une exactitude historique, en disant solennellement : « ce jeu se passe en 1851 », point. L’essentiel à nos yeux, c’est cette évolution du joueur dans un petit musée des œuvres qui nous ont inspirées.
Chaque épisode semble aussi lié à un âge d’évolution. Cet opus ne serait-il pas celui de l’entrée dans l’âge adulte, celui de la rébellion contre l’autorité ?
Oui, peut être. L’homme a ce besoin constant de se rebeller contre son environnement, surtout quand il est jeune. Quand on y réfléchit, c’est un âge qui peut être douloureux et violent. Quand je repense à ma propre adolescence, c’est assez fascinant… on est vraiment bizarre à cet âge-là !
Le design du royaume d’Albion a aussi été pensé différemment ?
Il y a plusieurs lieux qui existaient déjà, mais la plupart sont inédits. J’adore cette idée, quand on se ballade dans des villes européennes comme Paris ou Londres, que l’on puisse croiser des bâtiments modernes au beau milieu d’immeubles vieux de plusieurs siècles. Le familier et l’inédit mélangés sans distinction, j’adore ça. Dans cet épisode, Albion connait un progrès industriel fulgurant et donc une évolution dans ses paysages. On s’est pas mal inspiré d’une réalité historique : l’éruption des révolutions industrielles au beau milieu des campagnes. En Angleterre, l’industrie est apparue subitement en pleine nature, comme un virus qui se nourrit de son environnement pour mieux détruire sa pureté. Il y a d’ailleurs un choix de ce genre dans le jeu : est-ce que vous déciderez de transformer un lac naturel en enfer industriel pour exploiter ses richesses ou de préserver la beauté de ce joyau environnemental ?
Cet univers est-il destiné à devenir un monde autonome ?
Non, je ne crois pas. Il y a des jeux, dont certains que j’ai dirigé, qui ont ce fantasme de créer des univers autonomes, pouvant échapper au contrôle du joueur. Pour Fable, nous avions prévu beaucoup de choses en amont, y compris l’évolution d’Albion. Mais il y a eu des surprises assez subtiles. Au début, Albion ressemblait à une Europe en miniature. Dans Fable III, il y a tout un nouveau continent, Aurora, que l’on doit explorer dans la quête principale. Albion passe de l’Europe au Monde. On voulait reproduire le sentiment de découverte qu’on pu ressentir les colons européens lorsqu’ils ont découvert, avec l’Amérique, un continent deux fois plus grand que leur propre terre. Ça devait être incroyable.
On dit souvent de vous que vous êtes un Auteur. Est-ce dû, selon vous, à la récurrence, voire l’obsession, de thèmes dans tous vos jeux : le libre arbitre, le pouvoir, etc. ?
Je suis évidemment touché par ce que vous dites. Vous savez, je reste quelqu’un de simple. Je ne pense pas être particulièrement intelligemment. J’ai mes obsessions, c’est vrai. Je cherche sans cesse un moyen d’inclure une part émotionnelle suffisante dans mes jeux. Pour Fable II, j’étais obsédé par l’idée du chien. Je voulais offrir au joueur une source d’affection, quelque chose qui ne vit que pour le héros, qui serait plus qu’un chien, au fond. Mon boulot, c’est de chercher un langage pour un médium, comme tous les créateurs de jeux vidéo. Je me vois avant tout comme quelqu’un de passionné. Reste à savoir si je mérite le titre « d’Auteur ». Je crois que j’ai fait de bons jeux, mais je ne suis pas sûr d’avoir réalisé un titre d’anthologie.
A ce propos, vous avez déclaré, dans la presse, ne jamais avoir été pleinement satisfait de vos jeux. Pourquoi ?
Vous me citez partiellement, c’est plus complexe que ça. Un jour, un journaliste m’a demandé comment j’évaluais mes jeux à la lumière d’aujourd’hui. Honnêtement, ma définition d’un grand jeu est très simple : c’est un jeu qui se vend très bien et qui reste une référence au fil des années. Quand on vous demande un top 5 de vos titres favoris, un « grand jeu » est souvent dans les trois premiers de ce classement. Il faut se l’avouer : ça serait idiot de clamer que les gens mettraient un de mes jeux au sommet du classement. Je ne pense vraiment pas que ça soit le cas. C’est comme si on était aux Jeux Olympiques, et que je venais faire le malin parce que j’arrivais à la 8e ou 9e place du podium. Aux J.O, on vise toujours l’or. Il y a beaucoup de créateurs qui n’arrivent pas à faire de grands jeux, par manque de budget, de temps ou de gens talentueux derrière eux. Je ne cesse de me dire, ainsi qu’aux gens de mon équipe : je n’ai aucune excuse. J’ai une équipe formidable, un éditeur qui me laisse une grande liberté et tout le temps qui faut. Avec ça, je devrais être le n°1. Si je cessais de me battre pour ça, je crois que j’arrêterais de faire des jeux vidéo.
Que nous réservent vos obsessions pour l’avenir ?
Vous savez, depuis que j’ai fini Fable III, les interviews deviennent de plus en plus compliquées. Tout le monde me demande mes prévisions pour l’avenir. La conception de Fable III m’a occupé jusqu’à juillet, et depuis, je n’ai pas vraiment eu de recul pour construire des plans d’avenir. D’autant plus que je viens de me lancer dans un nouveau projet, qui m’obsède complètement. J’aimerais pouvoir vous en parler et vous faire croire que je prépare le plus grand jeu de tous les temps. Mais il y a des gens, autour de nous, qui veillent à ce que je ne le fasse pas (sourire).
Propos recueillis par
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