Documentaire à la télé. Sur Arte, un homme d’une cinquantaine d’année, l’œil sympathique. Attentif, il dirige, chantonne, rassure, écoute. L’accent magyar qu’il distille est tout juste perceptible. L’homme parle le français ou l’allemand avec le même soin qu’il règle les coups d’archet ou le doigté de ses interprètes. Sa soif de musique, de sensualité dans la musique sont comme rassurants. Cet homme, c’est Peter Eötvös. Enfin un docu où le spectateur n’est pas laissé sur le bord de l’écran.
Nous étions le 13 octobre 1999 et, pour peu que la télé puisse porter la (bonne) nouvelle dans les foyers hexagonaux, l’occasion était belle de retrouver un chef d’orchestre que nous avons souvent vu à Paris (lorsqu’il était le chef permanent de l’Ensemble InterContemporain cher à Pierre Boulez). Et comme le 13 tombe toujours -musicalement- un mercredi (jour de la messe musicale sur la chaîne franco-allemande), facile d’éviter l’Instit. Encore faut-il oser Arte (d’autres chanceux plus friqués avaient déjà pu le voir sur Muzzik). Arte, la seule chaîne qui offre aux spectateurs trois minutes en plan fixe. Peut-être risquera-t-elle un jour quelque chose de tout à fait tabou à la télé : l’expérience du silence. Il n’y pas d’hystérie sur Arte (celle du zapping interne où chaque chaîne se zappe elle-même pour que le spectateur n’ait pas à le faire). De toute façon, ceux qui pourraient regarder Arte n’ont déjà plus la télé. Ils l’ont bazardée aux voisins ou foutue dans un placard, troquée contre un abonnement à vie au Pariscope.
Bref, en diffusant ce docu sur Eötvös, la télé ne faisait que saluer un film déjà primé (prix de la Sacem 1999 du meilleur documentaire musical au Festival de Lussas) et qu’annoncer la sortie en décembre du double compact de son opéra Les Trois sœurs.
Un documentaire… pédagogique. Mais pourquoi ? Par crainte de ne pas être compris, Peter Eötvös accepte d’expliquer son œuvre. Il expose ce qu’il voudrait que le public entende, donne sa lecture de la pièce d’Anton Tchekhov (les trois sœurs de province qui rêvent de partir et n’iront nulle part, son itinéraire de voyageur infatigable).
En honnête homme du siècle, il se prête au jeu du décryptage, et troque sa vocation d’artiste pour celle de prof. Les trois dernières plages du double-album de son opéra sont d’ailleurs consacrées à des explications : 24 minutes où Eötvös explique (successivement en anglais, allemand et français) la construction dramatique de son opéra, les angles de vue. Attention danger ! Les compositeurs sont souvent incapables de percevoir toute la portée de leur œuvre. La faiblesse de l’analyse de Debussy sur sa propre partition par exemple (Pelléas et Mélisande) montre bien l’inconscience ou du moins la difficulté d’un artiste à se pencher sur lui-même. Debussy aurait sans doute échoué à l’examen d’entrée au conservatoire en classe d’analyse avec un travail d’une telle faiblesse ! Peter Eötvös doit-il être intelligent pour que son opéra nous touche ? On lui demande juste de nous embarquer dans les méandres de ses propres mystères. Et qu’il laisse aux musicologues le soin de distiller son travail. Pourtant Eötvös peut avoir confiance. Son œuvre tient la rampe, et il réconcilie au meilleur sens du terme composition et interprétation. Tant de compositeurs étaient ou sont incapables de jouer deux minutes de musique proprement (Berlioz, Ravel, Satie, Webern…) !
Voilà une belle ambition pour tous les musiciens de demain : lier composition et interprétation. Ne plus apprendre un instrument sans oublier l’improvisation, la composition ou la musique de chambre. Bach apprenait ainsi la musique à ses dizaines de gamins. Même imparfaite, l’interprétation d’une œuvre par son compositeur est un trésor. C’est là aussi que la vie jaillit. Eötvös est un vrai chef, qui joue avec de formidables orchestres (BBC Symphony Orchestra, l’EIC) dans les plus belles salles (Covent Garden, La Scala…). Il se nourrit des œuvres de Bartók ou de Kurtag. Il tisse un lien étroit entre ce qu’il est, et ce qu’il a vécu en tant qu’interprète. Son approche authentique, humble et sa maîtrise sont au service d’une véritable idée musicale.
A la tête d’une fondation où les étudiants collaborent avec des musiciens plus expérimentés, il cherche constamment à renouveler notre approche de la musique. En charge de la classe de musique d’ensemble du XXe siècle au conservatoire de Cologne, il montre que la musique n’est jamais la vénération stérile des compositeurs du passé. On attend sincèrement la saison prochaine du Châtelet pour la reprise de la production des Trois sœurs (créée à Lyon en 1998), dans la scénographie d’Ushio Amagatsu. Toute la rudesse, l’ironie, la fameuse petite musique de Tchekhov réinventées.
Lire notre critique de Trois sœurs, opéra d’après Anton Tchekhov