En avant, jeunesse, du Portugais Pedro Costa, faillit longtemps rester en cale sèche. Une fois levé le complexe noeud de problèmes qui retarda sa sortie de plus d’un an, cette œuvre radicale et impressionnante vient rendre visible un travail de longue haleine et une conception sans compromis de la pratique du cinéma.
A la sortie d’une projection apocalyptique à Cannes, où les trois-quarts des sièges avaient claqué tout au long des 2h35 de En avant, jeunesse, on était partagé entre deux émotions : l’admiration pour le film, et le constat que le cinéma de Pedro Costa en laisse beaucoup au bord de la route. Inutile de mentir pour jouer les héros, les démagogues ou les élitistes. En avant, jeunesse est un film aussi puissant qu’aride. On peut l’aimer beaucoup sans craindre d’affirmer que le voir est une expérience qui requiert une certaine disposition patiente. La confidentialité dans laquelle la radicalité de ses films jette Pedro Costa, il faut la mesurer comme cela : il est des cinéastes dont l’exigence et l’intégrité sont telles qu’elles trouvent difficilement leur place dans l’habituel pratique du cinéma. En avant, jeunesse porte la trace d’une discipline et d’une idée de ce que c’est que faire du cinéma absolument singulière, mais peut-être aussi la seule valable, au fond, et dont les maîtres mots seraient le travail et l’humilité. Costa s’en explique volontiers. Cette parole-là est unique et à rebours de toutes les habitudes, bonne ou mauvaise, du cinéma tel qu’il se fabrique.
Pas de malentendu, toutefois : nulle trace, chez le cinéaste portugais, de pose radicale-arty. Costa ne cherche pas la marginalité comme une fin en soi, bien sûr. Le film n’est pas réservé à un certain public, il n’est pas ciblé mais ouvert à tous. Simplement, il faut en accepter les règles et prendre toute la mesure de ce que, en tant que film fini, il bouscule nos habitudes. Et puis nous aimons à croire que cette discipline au travail n’est pas du tout contradictoire, au fond, avec d’autres films que nous aimons, et qui empruntent d’autres voies pour se fabriquer.
Après Ossos et Dans la chambre de Vanda, Pedro Costa a fait une sorte de pause en filmant les Straub au travail dans le décisif Où gît votre sourire enfoui ? D’autres projets se sont intercalés, puis En avant, jeunesse revient aux quartiers de Lisbonne et à ses habitants, que le cinéaste filme inlassablement, à son rythme, selon l’idée qu’il se fait d’un travail de cinéaste. Des personnages font retour, Vanda notamment, mais au centre du film trône un ouvrier capverdien, le roi Ventura et son infinie progéniture. En avant, jeunesse est difficile, certes, mais il faut penser ce cinéma-là comme on aborde celui dont le cinéaste portugais se réclame volontiers : un cinéma d’aventures, de grands espaces, si grands qu’y trouvent place le mythe et la misère. D’ailleurs En avant, jeunesse n’est que ça : un film de géants, réalisé par un humble géant.
Commencer
Pedro Costa : Pour ce film, comme pour Dans la chambre de Vanda, il n’y a pas de lundi matin, 8h30, c’est sûr. Mais il y a une discipline. Il y a d’abord un temps très long où la préparation et les répétitions filmées se confondent. Ce sont des approches des acteurs, des scènes, des décors, etc. La discipline des horaires et du tournage débute au moment où s’évaporent les doutes, sur les personnages ou sur les acteurs. Je savais que je voulais prendre Ventura comme figure centrale du film, mais je ne savais pas si j’allais pouvoir le faire avec lui. Tout ce qu’il raconte est vrai, c’est un homme malade, fatigué, et je ne savais pas s’il pouvait tenir, avec cette discipline. Le film commence donc par du doute, de l’approche, du brouillon, des essais. C’est long, la discipline prend forme, puis vient un moment où tout cela s’efface et laisse place à un désir et une certitude immenses. On comprend que c’est possible, que Ventura peut le faire, et moi aussi. Ensuite, c’est une question de temps et de travail. C’est par le travail qu’on passe du probable au certain.
Filmer (1)
J’ai toujours avec moi ce qu’il faut pour tourner des choses simples. Au début, je filme relativement peu, mais quand même, je filme toujours, et j’habitue les gens à la caméra. Ventura, je ne savais pas quelle serait sa réaction à la caméra. Pour lui, une caméra est un appareil très gai qui évoque les fêtes, les souvenirs. Il faut que la relation, l’amitié qu’on a construite ne soit pas mise en danger par la caméra. Toute cette période de répétitions et d’essais filmés s’est étalée sur 3 ou 4 mois, avec des petites absences. Il fallait du temps pour être ensemble, construire quelque chose. Je crois que la vidéo réclame du temps, elle sert à en perdre plutôt qu’à en gagner. Je n’utilise pas la DV pour réagir à la réalité, ou pour la capter, au contraire. Je l’utilise dans la perte, pas dans le gain. J’ai maintenant une certaine pratique de cet outil, je commence à avoir confiance en lui. On croit toujours qu’une caméra DV, c’est fait pour bouger dans tous les sens, pour faire des choses rapides, réactives. Ça ne m’intéresse pas. Renoir, par exemple, a tourné Le Fleuve sur plusieurs mois, avec des interruptions, il s’est préparé pendant longtemps.
Filmer (2)
Au niveau des couleurs, des images, En avant, jeunesse est plus sophistiqué, plus risqué que Dans la Chambre de Vanda. Instinctivement, j’ai filmé en contre-plongées, j’ai utilisé une optique très ouverte, qui prend beaucoup d’espace, d’ampleur. C’est Ventura qui m’a amené à ces changements. Je me suis plus bas que lui, par respect, par peur, il me semblait nécessaire de montrer tout son corps, debout. J’avais l’ambition de faire quelque chose d’épique. Je pensais au western, aux grands espaces, aux plaines, aux montagnes. J’ai filmé des personnes comme des montagnes, des héros. L’épopée s’incarnait dans le corps de Ventura. Le film n’a rien d’extravagant, mais, seul dans ce quartier, avec une petite caméra, avec Ventura, je sentais que je faisais la même chose que John Ford ou Raoul Walsh en Californie en 1930. Après tout, Ventura me racontait les mêmes histoires que celles de Ford ou de Walsh. Je ne savais pas au début si la vidéo permettait de faire ça, mais maintenant je le crois. Je me suis adapté aux lumières et aux ombres du vrai, des immeubles, des décors.
Ecrire
Je n’écris pas. J’ai seulement dû rédiger vingt pages pour Arte, pour expliquer que je fais du cinéma, que j’aime filmer tous les jours, qu’il y a dans mon projet une part de documentaire. J’ai raconté ma place dans cette communauté mixte portugaise et capverdienne, dans cette double langue, car le film est bien plus parlé en créole qu’en portugais. J’ai prévenu que le tournage et le montage seraient très longs. Je n’avais pas de scénario, mais je savais qu’il y aurait deux parties distinctes. Une première partie dans le passé, qui évoque la vie de Ventura à son arrivée à Lisbonne dans les années 70. Et une seconde partie dans le présent, avec Vanda, Tango, tous les garçons. Un jour que nous étions à la mer, Ventura m’a parlé de ses quatre enfants, et des six années où il est resté à Lisbonne sans sa femme, faute d’argent pour la faire venir du Cap Vert. De cette discussion est venue l’idée que Ventura irait visiter ses enfants et que ceux-ci seraient nombreux, très nombreux. Des enfants morts, perdus, cachés, loin, toutes sortes de destins.
Travailler
Dans mon travail, le rapport avec les gens est très différent du rapport réalisateur/acteurs tel qu’il se pratique dans le cinéma. Il n’y a pas de hiérarchie. J’en ai fini avec l’idée du tournage comme cinq ou huit semaines de luxe total, où le réalisateur devient très riche, très patron, très puissant, avec des employés à ses ordres. J’ai été assistant pendant des années, et je savais que ce n’était pas ce monde-là que je voulais habiter. Parce que tout cela est faux, et ne fait que reproduire des rapports sociaux violents, autoritaires et hypocrites. Aujourd’hui, le rapport entre un réalisateur et acteur n’est qu’un rapport d’argent. Même si les réalisateurs répètent qu’ils aiment les acteurs, qu’ils font des films pour eux, pour les sentiments, tout ça. Je n’y crois pas, c’est faux. Les acteurs miment, font des grimaces, je n’y crois pas, je ne vois que des questions d’argent, des compromis. Je rejette tout ça. Ça ne peut pas être ça, le cinéma.
Etre cinéaste
J’ai mis plusieurs années à trouver une méthode de production et une façon de vivre le cinéma qui pourrait produire des films corrects, disons. Où la production et le résultat sont cohérents. Je sais où va l’argent, je connais les limites dans lesquelles je peux travailler, elles s’imposent naturellement. C’est ma méthode. Je ne l’ai pas inventée, Wiseman, par exemple, je pense qu’il vit sa vie comme ça, et ce n’est pas le dernier des derniers, même si je n’aime pas tous ses films. C’est un travailleur. La vidéo m’a permis de pratiquer le cinéma comme je l’entends. Je pourrais le faire en 16mm, mais ce serait plus compliqué. Ma rencontre avec le quartier, ce lieu d’histoire, et d’histoires à raconter, m’a permis ça aussi. Mais il ne suffit pas d’avoir cette approche, après il faut travailler, être sérieux, soigner les couleurs, les plans, les dialogues, le son, construire son film comme si c’était le film le plus riche d’Hollywood. Je n’ai pas l’impression de faire des films pauvres.
La peur
J’ai filmé bien plus que pour Dans la chambre de Vanda parce que j’hésitais beaucoup avec Ventura. Entre lui et moi, il y avait un abîme. Je le voyais comme un sage, un vieil homme d’un autre temps, presque mythologique. Un pionnier, quelqu’un qui s’impose. Quand je parle d’abîme, je ne parle pas seulement de l’âge, des origines ou de la langue, je parle aussi d’un abîme noir, quelque chose de très sombre qui nous séparait : une souffrance, une terreur. Mais c’est aussi cet abîme qui nous a réunis en tant qu’hommes, et a sauvé le film. La peur nous a rapprochés, parce qu’on la connaît tous les deux, chacun à sa manière, et cela a tout changé. Ventura a quitté son pays, il était seul souvent, pendant son adolescence, il a beaucoup travaillé. Il vivait dans une baraque noire, il a beaucoup souffert, beaucoup pensé, beaucoup bu aussi. Il a eu cet accident et il s’est fermé. C’est un homme détruit et moi aussi, d’une toute autre façon. C’est par là qu’on s’est parlé. Le film est sorti de ça. J’avais parfois l’impression d’être dans la scène, avec lui. Il y a comme une mutation. J’ai commencé le film avec la peur d’échouer. J’ai gardé cette peur, parce que pour faire un film, elle est utile, elle dit des choses.
Prendre du temps
Il n’y a pas de différence entre les repérages et le tournage, je suis là tout le temps, c’est comme si je filmais chez moi, dans mon quartier. On répétait, on refaisait les plans, 40, 50, 80 fois le même texte. Je pouvais faire une scène, l’abandonner et la reprendre six mois après. Les scènes où Vanda parle d’elle, de son mari, de sa maternité, je les ai tournées puis retournées six mois plus tard, et alors elle connaissait par cœur son texte, elle l’avait en tête, et tout ce qui était sentimental ou redondant la première fois s’est effacé. Il y a une sélection de la mémoire, qui est très puissante et qui organise les scènes. C’est le rêve de tous les cinéastes, de pouvoir changer les choses longtemps après coup. Moi je les change pendant le tournage. Ce n’est pas une ambition de perfection, c’est une manière de ne pas laisser passer ce qui est important.
Ventura
J’avais pour obsession d’être à la hauteur de Ventura. Dans les rencontres, on s’aperçoit parfois que l’homme est très grand. Tout ce qu’il me disait était vrai. Il me disait : j’ai travaillé, et je voyais le travail. Il me disait : j’ai aimé, et je voyais l’amour. Il y a l’œuvre, le travail, l’homme. Les hommes sont ce qu’ils font, et tout mon travail est porté vers les gens. J’ai le sentiment que s’il n’y a pas un humain dans un plan de mon film, il n’y a rien. Dans mon film on ne voit pas le ciel, il n’y a que du béton. C’est très étouffant parfois. Mais filmer le ciel, je n’y arrive pas. Je déteste l’errance, la contemplation. Ciel, nuage, musique classique, durée vague, ce n’est pas moi. Je suis concentré sur les gens. Quand le film se lance vraiment, quand Ventura se met en marche, va parler à ses enfants, il ne peut pas s’arrêter. Il y aura toujours un autre enfant, après. Ça correspond à ma méthode, qui n’a ni commencement ni fin. Il y a toujours une autre hypothèse, un autre enfant à adopter.
S’arrêter
Je n’ai pas monté pendant le tournage. Je ne regarde plus les rushs, peut-être parce que l’écran de la petite caméra me suffit, mais je fais attention à ce qu’elle ne m’oblige pas à corriger dans le mauvais sens, dans l’immédiat. Je voulais arriver en salle de montage et avoir toute la masse devant moi. J’ai arrêté le tournage naturellement. J’ai filmé deux ans et demi, tous les jours sauf le dimanche. Il est très long, ce temps-là, il laisse de la place pour la vie et la mort. Une des filles de Ventura est morte pendant le tournage. Un autre au contraire s’est marié et a eu des enfants. Un autre est parti. Tout ça vient dans le film. Le quartier a aussi avancé. Le film aussi a vécu. Et comme le film ne dépend pas d’un scénario, d’une résolution, la fin est toujours là, depuis le début. S’arrêter n’a pas été un problème. Parfois on n’a pas envie de finir, et d’autres fois on est fatigué. Alors il arrive un jour où on se dit qu’on va passer à autre chose, au montage, et que Ventura va se reposer un peu.
Le film fini
Le film existe, il est fini, mais il m’importe moins comme objet esthétique que comme trace d’un travail accompli ensemble, avec Ventura, avec le quartier. C’est très difficile de convaincre les autres que c’est possible. Parfois c’est moi qui sers de moteur, parfois c’est juste Ventura qui est assis, qui attend, et qui me pousse, sans le dire, à continuer. Il y a trois films, ils sont différents. On commence à avoir une archive à nous. Le spectre des émotions et de la mémoire s’élargit. J’ai aussi trouvé un coin, une famille pour me raconter. On a gagné certaines choses par rapport à nous-mêmes, on a travaillé contre le monde, avec vigueur. Nous sommes des conquérants, comme les wagon masters. On avance.
Propos recueillis par en novembre 2006.
Lire notre chronique de En avant, jeunesse