Venue de la critique -elle fut membre des « Cahiers du cinéma » vers la fin des années Daney-, Danièle Dubroux a tracé un sillon original et marquant dans les années 90 : le génial et sombre « Border line » (92), le tordu « Journal du séducteur » (96), le rural Examen de minuit (98). Eros thérapie, sorti en salles après un invraisemblable et sordide imbroglio, fait figure aujourd’hui de spécimen rare -et ultra réussi- d’un genre malade : la comédie d’auteur. Entretien psy avec la cinéaste et son co-scénariste, Pascal Richou (autre ancien des « Cahiers »), autour des hommes, des femmes et des fouets. Misogynie à part, comme dit le poète.
Chronic’art : Au départ, le film devait s’intituler Je suis votre homme. Comment en êtes-vous venus à Eros thérapie ?
Danièle Dubroux : Le titre s’est imposé au cours de l’histoire agitée du film qui, au moment de sa distribution, a connu une désaffection, une espèce de fatwa ou de cabbale. A un moment je me suis dit qu’il fallait changer le titre, histoire de faire peau neuve. De plus, j’ai fini par me demander si ce n’était pas le titre qui posait problème : moi, une femme, Je suis votre homme. Les blaireaux -enfin, un certain type d’hommes- ne devaient pas supporter au fond de leur subconscient de voir débarquer une bonne femme avec son film sous le bras arborant comme titre un tel programme. J’arrivais dans le troupeau en tant que femelle dominante, j’entrais en concurrence avec les rois-boucs, les mâles dominants. Problème. Alors j’ai changé le titre, et tout balancé sous le slogan de la thérapie. Vous : hommes forts. Moi : femme fragile, sur le divan. En plus, « Eros thérapie » prend davantage en compte l’aspect polyphonique du film, qui est aussi une enquête amusée sur le scénario libidinal inconnu de chacun, sur le sado-masochisme de chacun…
Pascal Richou : … sur le sado-masochisme inhérent à tout affect un peu fort.
Dans le film, les filles sont plus raisonnées que les hommes, qui ont un vrai grain de folie. L’inquiétude des mâles venait peut-être de là aussi.
PR : Le problème, c’est qu’ils n’ont pas de place, sont mis hors-jeu, sur la touche. D’ailleurs on avait pensé à un moment intituler le film Deux hommes sur la touche et mettre une affiche avec Berléand et le type masqué l’air penauds, se demandant où aller. Au départ il y avait cette idée que les femmes décidaient de se passer des hommes, qu’elles étaient bien entre elles, y compris sexuellement, et qu’elles n’avaient aucune raison de s’emmerder avec un fardeau masculin.
DD : En quelque sorte c’est un film d’anticipation, où les hommes sont en droit de se demander à quoi ils servent, puisqu’en plus on peut congeler leur sperme. Avant ils assuraient la survie du troupeau, chassaient, cueillaient, protégeaient la femme. Cela dit, aujourd’hui, alors qu’on nous parle d’égalité des sexes, de parité, etc., il règne encore en France un machisme caché et tenace.
PR : Sous couvert d’hypocrisie paritaire, il y a toujours des mâles protecteurs, y compris et surtout dans le cinéma où pour exister, une femme a intérêt à avoir un mari producteur ou un agent puissant !
DD : C’est en fait un film sur la peur qu’ont les hommes de ne plus être accueillis avec bienveillance par les femmes, y compris dans leurs lits. C’est un documentaire futuriste sur une espèce protégée qui lutte pour sa survie.
D’ailleurs la fin du film, ce ménage à trois avec un homme et deux femmes, se situe du côté de l’utopie.
PR : C’est un peu une fin de conte.
DD : Le seul moyen pour ce personnage d’exister, c’est de vivre sage, gentil, docile auprès des femmes. C’est la terreur du machiste. On va croire que je hais les hommes… On m’a dit souvent, y compris des gens qui m’aiment, que j’étais très castratrice. Or je suis une gentille fille, et j’aime beaucoup les hommes, parce que je suis un bon camarade, j’ai l’humour potache facile, j’aime bien me castagner avec eux..
PR : Dans le film, il y a le personnage de Melvil Poupaud qui met un masque de cuir pour aller dresser une femme sans la moindre inhibition et puis finalement qui s’avère capable de repentir et de rentrer dans le jeu d’une autre fille, se laisser dresser par elle.
DD : C’est un macho capable de demander pardon. Il a une bonne misogynie, celle de Nietzsche et de Schopenhauer. D’ailleurs la mysoginie n’est jamais que l’amour déçu des femmes. Je préfère les hommes qui se méfient ouvertement des femmes plutôt que ceux qui clament leur amour du féminin. Parce qu’elles ont de gros défauts, les femmes. Moi, en tant que hystérique-phallique, j’ai droit à la double peine : les mecs, avant de comprendre qu’ils pourraient être solidaires avec moi comme avec un copain de chambrée me repoussent en tant que redoutable castratrice ; les femmes, qui voient la protectrice phallique, se comportent avec moi comme avec les hommes, elles me font des coups bas, me séduisent et me trahissent. C’est comme dans le film de Godard, « tu es infâme / non, je suis une femme ». Bref je suis très à l’aise avec les hommes, donc je peux les peindre.
D’ailleurs, il y a une sorte de distribution généreuse des points de vue entre les personnages, aucun n’étant intégralement blanc ou noir, ni leurs motivations entièrement explicites ou parfaitement obscures.
DD : Oui, c’est curieux. Au départ, on voulait que Bruno (Melvil Poupaud) soit une ordure, le Mal. Impossible. Pourtant j’adorerais écrire un personnage de pur salaud.
PR : Dans le scénario, il y a toujours eu l’idée du guet-apens, qui nous amusait beaucoup par la disproportion entre les moyens (une mise en scène invraisemblable) et la fin (séparer deux lesbiennes). Mais dans une autre version on retrouvait Bruno à la fin du film marié, et odieux avec sa femme. Finalement, on a évacué cette idée.
DD : En plus il y a un problème d’acteur. C’est difficile de trouver un acteur français qui accepte de jouer le vrai salaud indécrottable… Berléand, par exemple, mais il est tellement drôle et attendrissant…
C’est curieusement un mal très français : il y a comme une impossibilité à créer des vrais salauds.
DD : Je suis la première à le regretter et à en être incapable. Si j’étais une perverse un peu cynique, peut-être que je jubilerais à montrer un salaud. Mais dans la mesure où ce n’est pas le cas, j’ai envie de le sauver, mon personnage, de le gracier, je suis humaniste, ben oui que voulez-vous, je n’aime pas la méchanceté. J’aimerais bien fabriquer un méchant intégral, mais à quoi bon ? Ou alors il faudrait créer un personnage qui aiderait à débusquer les paranoïaques-séducteurs-duplices, les prédateurs masqués, les manipulateurs, et ils sont légions. Au fond, il est de mon devoir de montrer un spécimen de ce genre.
L’incarnation, le choix des comédiens, c’est une question qui vous importe dès l’écriture ?
DD : Oui, c’est une question énorme. A l’écriture, on pense à des comédiens sans trop y penser. Si on doit se demander en écrivant si tel ou tel acteur est libre, on n’en sort plus.
PR : Quand on écrit un scénario, on fait plusieurs versions, et par moment on s’arrête en se demandant : quel est le sujet de ce film ? C’est une question qui revient, au moment de choisir un titre justement, ou de faire un résumé pour un producteur. Les acteurs, c’est pareil, ça revient, mais sans fixation, sinon on n’avance plus.
Ici, vous avez choisi des acteurs populaires qui sont totalement différents par rapport à leurs prestations habituelles. Catherine Frot et Isabelle Carré par exemple, subitement sortent des choses qu’on ne leur connaissait pas.
DD : D’abord, voilà comment je travaille avec les acteurs : pour les diriger, j’endosse tous les rôles de manière caricaturale. Je ne leur dis pas de lever le bras gauche, de placer la tête ou l’omoplate comme ci ou comme ça. Je joue les rôles, juste pour donner le ton, de façon complètement grotesque pour ne pas les influencer. Je suis le chef d’orchestre, je donne la note. D’ailleurs les cinéastes-acteurs qui ont la musique des dialogues dans leur tête font ça. Et ça marche : regardez Jean-Pierre Léaud, il parlait comme parlait Truffaut. Ce n’est pas qu’il avait une diction bizarre, mais il y avait une osmose. Pour le rôle d’Isabelle Carré, c’est une longue histoire, il y a eu des tas d’actrices illustres pressenties qui finalement m’ont plaquée, ce qui a provoqué d’interminables réécritures.
Quant à Isabelle, je l’avais vue dans certains films dont Se souvenir des belles choses, où elle m’avait mis à la larme à l’œil. Je la trouvais émouvante, son côté petite marchande d’allumettes me plaisait et puis je dois dire que je suis très très bon public au cinéma, je ne suis plus l’intello, la critique ou la prof, je suis une spectatrice lambda, un peu midinette, et j’aime ça. Bref, je l’aimais bien, et puis quand je me suis retrouvée une fois de plus dans la panade, à trois jours du tournage, je l’ai appelée, elle était libre, elle a eu le rôle. Alors j’en profite pour dire, et je pèse mes mots, que cette fille est une rareté absolue dans le cinéma, comme Julie Depardieu et Claire Nebout. Ce sont des filles généreuses, drôles, absolument pas narcissiques. De toutes façons, même si Isabelle joue dans un mauvais film, elle irradie. C’est pour ça qu’elle est profondément populaire, toutes ses qualités se voient, c’est évident.
PR : Les acteurs ont tous été courageux. Il y avait une sorte de slogan sur le tournage : « Love it, or leave it », qui nous a protégé, en quelque sorte, toutes les fois où on se disait « est-ce que cette scène ne va pas trop loin ? ». Melvil Poupaud, sur le guet-apens par exemple, est vraiment allé à fond dans la dinguerie de la scène. Nous avons d’ailleurs des rushes où il fait très bien le chien ! Et puis Melvil nous a ensuite aidé d’une manière déterminante au montage. Il nous a permis de retrouver le fil rouge à un moment où on s’était égaré.
Le montage du film a été difficile ?
PR : Plusieurs monteurs se sont succédés et ça ne marchait pas. A tel point que j’ai dû faire une formation de monteur.
DD : Finalement, Anaïs Enschaian, nous a rejoints pour nous assister. De toute façon, je pense que c’est au metteur en scène de monter son film. Je ne comprends pas les réalisateurs qui donnent leur bébé à quelqu’un qui va couper ici ou là, et puis qui viennent de temps en temps jeter un oeil, comme ça, en passant… Le montage, c’est là dernière écriture du film.
Comment avez-vous abordé les séances SM ?
DD : Il a fallu d’abord trouver des acteurs, notamment pour l’homme qui joue la petite fille. J’ai mis longtemps avant de trouver Jean-Claude Montheil. J’ai rencontré des tas d’acteurs que le rôle « amusait beaucoup », mais ça ne fonctionnait pas. Il fallait quelqu’un qui fasse cela avec une certaine candeur, une naïveté, et en même temps qui joue le jeu.
PR : Le SM fait un peu peur, aujourd’hui. Il y a eu cette histoire de meurtre dont le suspect serait un pratiquant du SM. On ne s’intéressait pas au côté glauque du SM d’ailleurs, mais à son côté poétique, bunùelien, à son potentiel théâtral, de représentation symbolique, de mise en scène. Et aux vertus thérapeutiques et cathartiques de la mise en scène. Alors on s’est documenté, on a visité des lieux.
DD : En plus on avait une vraie pro sur le tournage, une dominatrice qui a son donjon et sa boutique. Elle nous a conseillé, donné des accessoires, et elle apparaît dans le film. Elle est à fond là-dedans : « avec la domination, on arrive à tout », disait-elle. Elle en était d’ailleurs l’exemple flagrant. Sur le plateau, elle était royale, elle fichait la trouille à tout le monde, altière. Les comédiens n’en menaient pas large.
PR : Il y a aussi un vrai amateur de SM. Le type attaché à la roue, c’est un banquier, il s’est amusé comme un fou.
Propos recueillis par et
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