Un débat en plusieurs étapes entre deux auteurs et collaborateurs de Chronic’art, Ariel Kyrou et Charles Muller, autour du capitalisme et des marques, de la machine et de la technoscience, de la catastrophe et du catastrophisme, du contrôle et de l’auto-contrôle, etc. Pour poursuivre le débat, poster vos avis et commentaires dans Le Forum ouvert à cette occasion.
1. Le capitalisme (publicitaire) viole-t-il nos esprits ?
1 bis. Quel langage commun pour un débat ?
2. Sommes-nous esclaves de nos machines (et de la technoscience) ?
3. A venir : La catastrophe est-elle inévitable ?
Thème 2 : Sommes-nous esclaves de nos machines (et de la technoscience) ?
Ariel Kyrou : Oui, nous sommes les esclaves de nos machines, mais à l’inverse les machines sont tout autant nos esclaves. La machine et sa fille qu’on appelle technoscience ne sont pas neutres. Je les vois tel le pharmakon de l’antiquité, à la fois poison de notre présent et remède à notre débandade. Elles nous dévorent comme nous les dévorons. Sous ce regard, je mets dos à dos deux discours imbéciles qui m’accablent : d’un côté la technophilie bêtifiante, glorieuse chanson d’une technologie par essence bénéfique, au service de l’homme par la grâce de l’économie ; et de l’autre la technophobie d’un certain type d’alter mondialisme mais aussi de bien des hommes politiques et autres comités d’éthiques, avec cette culture de la peur et son ineffable et ridicule principe de précaution. Ces deux postures sont pareillement réductrices. La première réduit la machine à son utilité, à la volonté qui se veut sécurisante de son producteur. C’est une absurdité au regard des pratiques, que ce soit de la roue ou de l’internet, un déni de notre capacité à nous approprier, à détourner les technologies. La seconde posture ne voit dans la machine qu’un danger, qu’une insécurité dont il convient de se protéger. Soit un déni de l’homo sapiens comme également de l’homo ludens de Bataille, bref, de l’homme qui crée, de l’homme de culture. Car l’humain est un être technique. Il fabrique ses propres extensions de lui-même. Au contraire du tigre ou de la fourmi, il se construit sans cesse de nouvelles qualités, ou du moins de nouveaux potentiels de développement personnel et collectif. Or ce mouvement s’est accéléré de façon extraordinaire ces cinquante dernières années. Ce potentiel prend des dimensions hallucinantes. Il s’agit d’une aventure, pour le meilleur ou pour le pire. Sauf que si la technoscience gagne en puissance, nous ne gagnons pas en sagesse. Nous ne sommes que des gamins, les uns aveugles, les autres pleutres. Le progrès, s’il n’est que technologique, n’est qu’une fumisterie. L’homme devrait s’élever lui-même avec ses techniques, ne pas se laisser dépasser par elles, que ce soit par défaut ou par excès. Or nous restons plus bas que terre, avec une éducation ancestrale, une incapacité à appréhender les magies comme l’horreur que nous suscitons nous-mêmes par notre inventivité technologique. Esclaves de nos a priori historiques, culturels et intellectuels, nous en devenons inconsciemment les esclaves d’une Machine qui se joue de nous là où elle ne demanderait qu’à jouer avec nous.
Charles Muller : La technique paraît en effet consubstantielle à l’évolution de l’homme, même si elle n’est pas absente chez d’autres espèces. C’est un constat partagé par les scientifiques comme les philosophes, exprimé par de nombreuses formules dont la plus simple est peut-être celle d’Arnold Gehlen : « L’homme est par nature un être de culture ». C’est-à-dire que la condition humaine est marquée par l’ensemble des artifices culturels médiant le rapport au milieu. J’incline à penser que le langage est la toute première technique de ce rapport singulier au monde, langage parlé d’abord, puis langage écrit ayant démultiplié le poids des héritages culturels en parallèle des héritages biologiques. Le fait est là : les hommes se développent dans un environnement humanisé, une bulle indispensable à leur survie. D’un point de vue évolutionniste, la technique est leur stratégie adaptative. Et elle a réussi au point que l’homme a colonisé tous les milieux.
Tu situes l’accélération de la technique dans les cinq dernières décennies, je préfère parler d’une évolution couvrant les cinq derniers siècles. La technoscience moderne signe une rupture à divers points de vue : fusion de la rationalité théorique et pratique (d’où le terme technoscience, préférable à la simple technique ou technologie) au lieu de l’ancienne division contemplation / action ; maîtrise de l’énergie et de la matière dans leurs mécanismes intimes, au lieu d’une simple mise en forme du milieu ; développement de la machine, donc de l’âge industriel succédant à l’âge agricole-artisanal plurimillénaire, déconnexion conséquente du travail et de la terre ; rationalisation et intellectualisation du monde en contrepartie de l’inutilité croissante de la simple force physique, avec les techniques cognitives d’information et communication comme noeuds des évolutions en cours. Au total, la technique plus que l’économique me semble l’infrastructure réelle du monde moderne en cours de déploiement. Elle a d’ailleurs indifféremment prospéré sous les divers régimes politico-économiques de la modernité. Un avantage est son caractère auto-cumulatif : la plupart des inventions représentant une amélioration des fonctionnalités existantes sont conservées et exploitées.
Face à ce processus, je m’inscris dans une attitude résolument technophile. D’un point de vue assez subjectif et personnel, pour commencer simplement, je vis sans difficulté dans ce monde technicisé, je n’éprouve ni nostalgie ni envie d’un monde re-naturalisé – ou aucun désir de vivre dans une société non-industrialisée, dont les inconvénients me paraissent très largement dépasser les avantages. La technophobie ambiante de notre époque – le gadget plaît, mais le vrai et grand jeu avec les composants de la matière effraie – rappelle ce qu’Ortega y Gasset disait déjà des masses au début du XXe siècle : « Rien ne les préoccupe autant que leur bien-être, et en même temps, elles ne sont pas solidaires des causes de ce bien-être ». Nous sommes les maîtres d’innombrables esclaves – la plupart des membres d’une société industrielle possèdent à leur service l’équivalent-énergie de plusieurs dizaines de bras humains -, mais nous répugnons à assumer cette maîtrise, à réfléchir à ses causes et surtout ses conséquences pour notre devenir d’individu et d’espèce.
AK : Je partage ta vision du langage ainsi que ton analyse historique, s’appuyant sur cinq siècles d’avancées, même si l’accélération majeure de notre devenir » technique » depuis la deuxième guerre mondiale me semble indubitable. Je partage également ton désir quelque peu déçu d’une réflexion débarrassée de toute « moraline » sur le sujet. En revanche, l’absolutisme de ton credo me refroidit. Une pensée sérieuse de la technoscience, de sa réalité et de ses promesses, ne peut faire l’économie d’une auscultation du » côté noir de la force « , donc des effets pervers du progrès technique. Ces effets pervers me semblent inéluctables. Aussi rationnels soient nos techniques et nos savants, leurs fruits restent in fine entre les mains de l’homme, être dont le moins que le puisse affirmer est qu’il ne semble pas gouverné par la seule raison. Le problème des OGM, par exemple, tient plus à son usage économique et politique, via des entreprises comme Monsanto, qu’à des questions purement techniques. L’agriculture hybride ses produits depuis bien longtemps. En revanche, l’impossibilité pour l’agriculteur de réensemencer son champ, l’obligeant chaque année à racheter des graines à la même multinationale, a quelque chose de totalitaire. L’important est de préserver la liberté de chacun de choisir ce qu’il plante ou ce qu’il mange – or je n’ai pas envie de me payer un gueuleton génétiquement modifié… Même topo avec le nucléaire : le problème est d’abord politique, dans la nécessité d’un pouvoir policier centralisé pour contrôler cette énergie. De plus, les apports du nucléaire sont indissociables de ses dangers.
Ma passion pour les écrits de science-fiction, que ce soit de Philip K. Dick, J.G. Ballard, Bruce Sterling ou plus récemment Greg Egan dans la Cité des permutants vient de ce désir d’une vision complexe : au contraire de la majorité des scientifiques ou surtout des politiques, ces auteurs envisagent le pire – comme parfois le meilleur. Car ils remettent ce qu’on appelle désormais la technoscience dans son contexte d’application réelle, bien loin des labos et des masques de vraie fausse sécurité. Ils la remettent entre les mains d’hommes qui ont peur, se trompent, se battent, se laissent piloter par leur soif intangible du profit, etc. Ces auteurs de SF ne rejettent pas la technoscience. Ils la « laïcisent » de ce credo positiviste qui a tôt fait de se transformer en religion de la rationalité, ils la nettoient de sa langue de bois voire de sa prétention simplificatrice. L’enjeu n’est donc pas, comme tu sembles l’induire, de choisir entre technophilie ou technophobie, qui ne sont selon moi que deux dogmatismes opposés, pareillement réducteurs l’un et l’autre, mais d’assumer, mieux d’explorer sans état d’âme notre devenir technoscientifique dans toute sa complexité, envisageant d’un même élan l’éventuelle disparition de notre civilisation via notre démesure technoscientifique comme la possibilité d’une « post-humanité » aventureuse et riche des merveilles, contrôlées ou non, de notre inventivité sans tabous.
CM : Il n’y a ni « absolutisme » ni « dogmatisme » dans ma position. En premier lieu, je me déclare résolument technophile parce que le bilan des avancées de la technoscience me semble résolument positif. Et je suis prêt à débattre de ce bilan point à point, quitte à en reconnaître les dimensions négatives. L’homme me semble globalement mieux nourri, mieux portant, mieux éduqué que jadis. Les individus ont plus de possibilités dans leur existence, parce qu’à la base, ils ont plus d’énergie, de matière et d’information à leur disposition. Je suis reconnaissant à la modernité technicienne de cette évolution, je n’ai donc à la base ni le réflexe de l’enfant gâté (qui ne mesure plus les bienfaits du présent) ni celui du vieillard inquiet (qui mesure mal les méfaits du passé).
On peut bien sûr dire que ces individus ne sont ni plus heureux ni plus sages que jadis. Mais cela tient à la permanence relative de notre constitution biologique en contraste avec la transformation rapide de notre milieu de vie, et cela ne nous dit pas si cette transformation est en soi bonne ou mauvaise. La technique apporte à l’homme un progrès matériel, pas un progrès moral – si tant est que cette dernière notion ait le moindre sens. Par ailleurs, bien des critiques de fond de la technoscience me semblent à côté de la plaque. Je ne suis pas plus à l’aise avec le mysticisme heideggerien d’une ouverture voilée à l’Etre et d’un arraisonnement sans fin de l’Etant qu’avec le rationalisme de l’Ecole de Francfort et sa vision de la technoscience comme idéologie de la réification. Notre dialogue permettra peut-être de creuser ces points.
Plus basiquement, bien des craintes vis-à-vis de la technoscience sont fondées sur une information lacunaire ou biaisée. Dans le cas des OGM, par exemple, le fameux gène Terminator n’a jamais été commercialisé, la stérilisation des plants est un moyen d’éviter la dissémination (ce que réclame par ailleurs la critique environnementaliste), les agro-industriels rachètent déjà chaque année leurs semences (traditionnelles), ce qui est plus rentable pour eux (et l’autofertilisation des cultivars actuels est souvent décevante après quelques générations). Les OGM n’apportent donc pas de nouveauté réelle dans la pratique d’une agriculture déjà largement technicisée, ce qui a permis de faire mentir Malthus et de nourrir plus ou moins bien 6,5 milliards d’humains.
Les auteurs de SF que tu cites, et que j’apprécie également, ont souvent mis en scène le caractère dangereux, aliénant ou ambivalent de la technoscience. Mais j’y vois au fond la continuation d’une tendance littéraire préalable (que l’on pense au 1984 d’Orwell, au Meilleur des mondes d’Huxley ou au Frankenstein de Shelley), renvoyant elle-même à un imaginaire plus ancien. Les premiers mythes agricoles du viol de la Terre Mère, les figures de Prométhée et de Faust inscrivent déjà le geste technique de l’homme comme un défi, un renversement, un sacrilège. La mutation actuelle n’échappe pas à la règle et l’on retrouve le vieux réflexe de protection, de conservation. En modifiant les règles de la condition humaine, la technoscience bouscule habitudes et certitudes : j’approuve pour ma part cette incitation au dépassement. Si l’homme est bien l’animal technique que nous avons décrit plus haut, ma technophilie n’est qu’un autre nom de l’amor fati. Avec toute la dimension tragique que recèle cet amour d’un destin inconnu.
AK : Je ne crois guère à l’intérêt d’une comptabilité comparée des bienfaits et des méfaits de notre civilisation industrielle et de sa dernière étrange et audacieuse fille, j’ai nommé la technoscience. Ascenseur pour paresseux contre plaisir sportif de monter les escaliers ? Effet de serre et autres pluies acides contre allongement de la durée de vie ? Vaches maboules, poulets grippés et autres Sida contre hygiène alimentaire, fin des grandes épidémies ou de la sur-mortalité infantile dans nos pays occidentaux ? Indéniable progrès matériel en nos régions contre misère symbolique ô combien difficile à mesurer ? Je comprends ton hommage reconnaissant à la « modernité technicienne », mais j’y perçois un mélange de foi et de raison, somme toute très humain. En revanche, au-delà de la foi, les technophiles les plus élégants, dont tu es, et les technophobes les plus radicaux, tels Jean Baudrillard ou Les Éditions des Encyclopédies des Nuisances, partagent le même constat d’un être d’humain profondément « technicisé », dans ses actes comme son langage, son quotidien comme ses rêves, et d’une technoscience ayant réussi à transformer le monde en un immense laboratoire à ciel ouvert. Est-ce un bonheur ou un malheur ? Les deux. Ou ni l’un ni l’autre. C’est ainsi. Et l’essentiel est d’en prendre acte pour avancer sans tabous.
Citant Heidegger et l’Ecole de Francfort, tu m’invites au débat philosophique. Car la technoscience, effectivement, n’est pas un objet pur, isolé, séparé de l’homme. Or là est bien le souci : l’homme. Prenons tel « transgénéticien ». Il soutient que tous les êtres sont réductibles à leur matériau de base, l’ADN, lequel peut être extrait, manipulé, recombiné, reprogrammé à foisons. Dans sa foi réductionniste, le voilà persuadé qu’il peut créer des imitations des organismes biologiques, et qu’elles pourraient même s’avérer d’une efficacité supérieure aux originaux qu’il utilise. Sa pensée est mécaniste, gouvernée par les lois de la rentabilité. Sa logique est motivée par la performance, et il en oublie les effets pervers de toute action sur le vivant. Son premier déni ? Le déni de la complexité de tout écosystème, de la façon dont le moindre élément, même apparemment inutile, joue un rôle dans nos inextricables relations à l’environnement, qui en retour agit sur nous. Son deuxième déni ? Le déni du temps, donc non seulement du bon vin vieilli en fût de chêne, mais de la mémoire des espèces, des générations et générations qui ont été nécessaires à la lente évolution du vivant. Troisième déni : celui de l’incertitude, de cette vérité de la recherche dont chaque nouvelle découverte crée de nouveaux abysses de perplexité à explorer. Côté Francfort : notre homme est devenu lui-même le jouet de sa maîtrise technique. Côté Heidegger : il en a perdu le sens et le non-sens du mystère, de la poésie… Le seul souci, et de l’École de Francfort, et de Heidegger, me semble être d’avoir décrypté la technique tel un objet pur, porteur d’un système global… Oubliant son impureté, son caractère indissociable de l’homoncule humain, ces grands « technophobes » ont fait me semble-t-il la même erreur « réductrice » que les « technophiles » dont ils critiquaient le manque de vision.
Au final, tu auras beau jeu de me dire : le « transgénéticien » que tu décris est une caricature de rationaliste, aujourd’hui dépassée. Certes. Mais il a existé et existe parfois encore, du moins dans l’imaginaire des ouailles qui cultivent la religion de l’information et du progrès technologique. J’admire le chercheur qui ose des productions nouvelles en toute jubilatoire lucidité, mais j’aime à déshabiller son frère, sérieux et fort irresponsable qui, lui, n’anticipe pas le pire et se contente de simplifications destructrices.
Bref, chevalier de la raison, tu te vois du côté des explorateurs de la science, de ce « post-humain », que nous n’appellerons plus le « surhomme » tant il a été dévoyé, dont Nietzsche chantait la venue pour faire taire le « dernier homme ». De mon côté, je me verrais bien dans la suite de Duchamp et de Picabia, préférant les machines inutiles aux machines rentables, ajoutant de l’ironie à ta tragédie pour mieux éviter de tomber dans les pièges de la raison qui, se croyant reine, mute en la pire des déraisons rationalisantes.
CM : J’ai quelque mal à percevoir la « foi » dans mes propos – de l’enthousiasme certainement. Et que tu refuses la « comptabilité » des vertus modernes (industrielles et techniques en l’occurrence) me semble une sage décision, car l’examen dépassionné des faits élimine vite les slogans les plus simplistes de la technophobie : par exemple, que l’on s’amuse à comparer quelques dizaines de victimes de la vache folle avec quelques dizaines de milliers d’intoxications alimentaires mortelles voici un siècle, ou bien l’horreur de la vaccination obligatoire avec la joie des épidémies meurtrières. Au-dessus de cela, il y aurait la fameuse et inquantifiable « perte de sens » due à la colonisation du monde vécu par les artefacts. Car bien sûr, le paysan du Moyen Age trouvait un sens profond à contempler son soc de charrue et ses sabots à l’ombre de l’Église et de la peste bubonique, tandis que l’homme moderne est totalement désemparé face à une voiture et un ordinateur en pleine démocratie marchande. À ceux qui tiennent ce discours, je souhaite tout le plaisir d’aller vivre quelques générations sous un régime autoritaire et arriéré, histoire de goûter pleinement l’authenticité perdue de notre rapport à la nature et aux autres…
Polémique à part, tu soulignes que la technique se déploie sous l’angle de l’efficacité et de l’utilité. Admettons ce point : un progrès technique se juge à l’amélioration (ou la création) d’une fonctionnalité à moindre coût (énergétique ou matériel). L’outil est ce qui est utile, comme son nom l’indique, nous sommes dans le registre de l’utilitaire, dans un système performatif, généralement mesurable par des grandeurs physiques. Le destin technique se limite-t-il à cela ? Je n’en crois rien, et en cela je ne suis pas rationaliste stricto sensu : la technique carbure aussi bien au désir, comme l’a souligné Jean Brun. A commencer par le désir de tout être : vivre, vivre plus, vivre mieux. Et pour cela, dépasser ou déplacer les limites de son existence. Pascal a rédigé quelques lignes sur cet « instinct secret » qui pousse l’homme à rechercher d’abord le repos, puis à le fuir dans le tumulte pour éviter l’ennui. L’hominisation tout entière, pas seulement la modernité ou les dernières décennies, peut s’analyser comme une telle fuite en avant aiguillée par des désirs, souvent réalisés par la technoscience.
Quant au transgénéticien que tu décris, il m’est difficile de le reconnaître dans notre époque. D’abord, il se contente de permuter quelques gènes d’intérêt, sans penser spécialement que l’organisme tout entier se réduit à ces segments d’ADN. Ensuite, il a généralement le souci de confiner ses créatures, quoique le transfert horizontal de gènes soit très fréquent dans le vivant (ton génome comme le mien est rempli de ces gènes étrangers transférés par des microbes). Enfin, s’il est scientifique, il travaille par nature dans l’incertitude et le doute méthodologique, dans un domaine fort spécialisé (hélas), où il se contente modestement d’améliorer la compréhension et la manipulation de la matière vivante.
Dans tout cela, je ne vois pas que ce transgénéticien ni ses contemporains sont les » jouets » dociles de leur technique, ni que le monde s’est désenchanté pour la seule raison qu’une fine couche d’artefacts l’a recouvert. En revanche, et à la suite de Sloterdijk, je pense que l’homme moderne doit à la fois se penser comme sujet et objet de la technoscience, que le mode de production de l’humain, l’anthropotechnique, devient un grand souci pour l’avenir. Que voulons-nous faire de l’homme ? La technoscience n’a pas la réponse ; mais elle donne les moyens des réponses que nous choisirons.
AK : Ce n’est pas la technique qu’il use qui peut transformer mon transgénéticien en simple jouet de ses artefacts, mais son « hubris », son incapacité à concevoir les limites de ses actes, et la façon qu’il aurait d’extrapoler ses micro recherches à l’homme sous toutes ses coutures, à l’humanité dans son intégralité. De Mary Shelley à Philip K. Dick, donc de Frankenstein à Docteur Bloodmoney, c’est cette prétention de l’apprenti sorcier à devenir un Dieu – mais un Dieu laïc et parfois inconscient de l’être – qui change paradoxalement l’aventure de la recherche en folie de tout savoir, de tout contrôler. L’homme en devient ainsi aveugle aux effets pervers de ses propres actions, effets d’autant plus terrifiants que sa science, que ses technologies sont chaque jour plus puissantes. L’autre facteur, qui est presque un cliché, c’est le syndrome de la tour d’ivoire, le refus d’envisager les résultats politiques de ses propres travaux scientifiques. Pour ne prendre qu’un exemple, je citerai celui des « apprentis cloneurs » dont parlait Chronic’art dans son excellent numéro spécial de l’été 2003… Des personnages comme le « physicien mégalo » Richard Seed, qui veut ouvrir à Chicago une clinique privée dédiée au clonage humain pour couples infertiles, ou Severino Antinori et Paniotis Zavos, affirmant que « la destinée de l’être humain est de contrôler tous les aspects de la reproduction humaine » sont de parfaits symboles du triple déni que je décrivais : déni de la complexité, déni du temps, déni de l’incertitude, et donc au final déni de notre humanité dans tous ses paradoxes, ses forces et ses fragilités. Le réductionnisme absolu mais aussi l’avidité financière et médiatique de ses individus se passent de commentaires. Ce constat ne condamne pas pour autant toute recherche sur le clonage, notamment thérapeutique, car tous les savants ne sont pas comme ceux-là. En revanche, ces fascinants spécimens montrent cette peste de l’esprit scientifique en action, peste à ne jamais oublier… Mais attention : cet impératif de veille lucide, dont se chargent par pure passion les écrivains de science-fiction, ne signifie en aucune façon la mise en place de quelque principe de précaution institutionnalisé en des offices administratives caricaturales…
Sur les autres points que tu évoques, je répète que l’enjeu d’une réflexion sans tabous sur notre devenir technoscientifique n’est pas le retour à quelque mythique passé idyllique. Dire que « l’agriculture technicisée » atteint parfois des limites insupportables, ce n’est pas affirmer quelque désir d’un retour en arrière. C’est juste l’affirmation d’une possibilité, d’une volonté politique d’aiguiller différemment notre devenir alimentaire, en échappant aux lobbies agricoles qui poussent à toujours plus d’industrialisation. J’insiste : le problème est politique, et pas technique. Les OGM sont, au mieux un symbole bien pratique, au pire un masque pour qu’on évite de poser les questions politiques : à savoir la puissance des grandes exploitations subventionnées qui carburent aux pesticides et aux camps de concentration pour porcs ou volailles, au mépris d’une agriculture à taille humaine, riche en savoir-faire anciens ou nouveaux, et quant à elle sans a priori quant aux technologies… et bien moins dotées en subventions européennes ! Encore une fois, il ne s’agit pas de prôner quelque retour au passé, mais bien au contraire de creuser un avenir multipolaire, où pourrait diminuer cette distance entre celui qui fait et celui qui décide, entre l’acheteur et la viande qu’il a dans son assiette. Un avenir, également, où mes enfants pourront encore et toujours savourer du camembert au lait cru s’ils en ont l’envie. Bref, une question non de technoscience, mais de politique et d’art de vivre.
CM : Tout chercheur (ou presque) ressent en partie l’hubris que tu décris, c’est-à-dire l’ambition d’une avancée magistrale, décisive, dans la compréhension du monde ; mais si je devais juger notre époque, je dirais que cette hubris est assez systématiquement castrée au lieu d’être librement déployée. Loin d’y voir une « peste », je regarde cette hubris comme une manifestation du désir précédemment évoqué, désir permettant à l’homme de s’affranchir des limites de sa condition naturelle, de concevoir et créer ce qui n’existe pas encore, de réaliser les virtualités émanant de sa conscience. Il est symptomatique que tu assimiles cette volonté au fait de se « prendre pour dieu », comme s’il existait une quelconque sacralité dans l’ordre des choses, donc un quelconque sacrilège à bouleverser cet ordre par des expériences nouvelles.
En tout état de cause, l’activité scientifique est collective (un chercheur travaille en équipe et est jugé par la communauté de ses pairs) et ses débouchés (les inventions) font régulièrement l’objet de débats dans les sociétés démocratiques. Tout cela prémunit largement contre la figure fantasmatique du « savant fou » qui menace l’humanité. Les apprentis cloneurs que tu cites ne sont jamais passés à l’acte à ma connaissance. Et l’auraient-ils fait, si la technique de transfert nucléaire était mature, je ne vois pas en quoi la naissance de quelques bébés humains clonés représenterait une quelconque menace. Partager 100% de ses gènes avec son géniteur est juste un nouveau cas de figure d’une procréation humaine déjà largement modifiée par la biomédecine. Des millions d’enfants sont nés de diverses techniques de reproduction assistée. A l’époque de Louise Brown déjà, en 1978, certains annonçaient la fin de l’ordre symbolique humain ou promettaient un destin tragique aux bébés éprouvettes. Le temps a eu raison de telles superstitions.
Pour ce qui est de l’agriculture, la question est certainement politique, mais je ne suis pas sûr de partager ton point de vue. Le problème de base pour les politiques est de nourrir correctement et régulièrement 6, et demain 9 milliards d’humains, dans un environnement toujours incertain. Le recours à une forme plus extensive (moins industrialisée) d’agriculture ou d’élevage mènerait sans doute droit au désastre – y compris pour l’environnement, l’extension des zones agricoles se faisant toujours au détriment des zones sauvages encore préservées de l’empreinte humaine. Si j’avais à donner un avis, j’opterais au contraire pour l’approfondissement de la logique industrielle : après tout, les progrès du génie cellulaire permettront peut-être un jour de produire directement de la viande (des tissus musculaires) sans passer par l’animal et l’élevage « concentrationnaire » que tu déplores. Si l’on se place du point de vue du « citoyen-consommateur », je comprends très bien que tu préfères déguster un poulet de Bresse élevé en plein air plutôt que mastiquer des ailes précuites d’un poulet anencéphale produit en usine, même si cela doit te coûter plus cher et que le plaisir est donc plus rare. Mais tu comprendras à ton tour que tes jugements de goût ne peuvent prétendre à l’universalité : laissons co-exister les filières « bio » et « techno », laissons les gens choisir. Nous sommes donc bien d’accord sur les vertus d’un « avenir multipolaire ».
Au-delà de l’anecdote agricole, et pour revenir au thème de cet échange, la technoscience s’est développée pour prémunir l’homme des aléas naturels et des agressions de l’environnement. Le milieu technique s’est progressivement substitué au milieu naturel comme cadre de développement de l’animal humain, et il présente assurément lui-même des aléas, des imprévus, des risques, des conséquences contre-productives, des effets de seuil, etc. La question est au fond de savoir si ces échecs et ces manques indiquent la nécessité d’un retour au naturel et d’un frein au développement (la critique écologiste et, plus généralement, antimoderne), ou bien si le processus technoscientifique doit s’autocorriger par un surcroît de rationalité critique. Je penche bien sûr pour cette seconde option, et c’est en cela que je vois la technoscience comme destin.
AK : Ta remarque sur les mots que j’utilise, et en particulier sur cette référence à l’homme se prenant pour dieu, touche juste. Elle montre bien la part de credo, de romantisme ou d’influence du milieu auxquels il est si difficile d’échapper, que cet environnement penche vers « l’artiste » ou le « scientifique ». Ceci admis, élevé au biberon de l’athéisme bien que me voyant plutôt agnostique, je ne mets nulle sacralité en ce terme lorsque je l’applique à la science. Ce qui me tarabuste dans cet « hubris » si fascinant n’est point le désir de dépassement, l’aventure humaine au-delà de nos petites habitudes et traditions protectrices, bien au contraire, mais la conviction pas toujours consciente de tout maîtriser, cette prétention à la totalité que je vois comme un effet pervers de l’activité scientifique. J’aurais dû mettre une majuscule à mon « Dieu ». Car, par essence, rien n’échappe à Dieu, être fictif, omniscient, omnipotent, pour lequel il n’y aurait rien d’incertain. L’homme, quant à lui, est un être inachevé, imparfait, et sa raison n’est qu’un outil parmi d’autres, ô combien faillible, pour approcher quelque vérité qui jamais ne sera complète. La vérité, dit Edgar Morin, est biodégradable. Et il en est ainsi de la vérité du « savant fou » comme de celle de toute communauté scientifique.
Le caractère collectif des débats du monde de la recherche est certes un acquis remarquable, mais il ne peut suffire à garantir de toute menace contre l’humanité. L’histoire est riche en exemples de folie « collective », les hommes, quelles que soient leurs intentions de faire le « bien », s’aveuglant à plusieurs et pas seulement tout seuls. L’épopée de la confection de la bombe atomique à Los Alamos, sous l’égide de Robert Oppenheimer à partir de 1943, est à ce titre édifiante. Pourquoi le savant, même en symbiose avec ses pairs, aurait-il moins de chance de s’auto-aveugler que le journaliste ou l’homme politique ? Ne serais-tu « Rousseauiste » qu’en ce qui concerne la caste des savants, Charles ? La chose serait d’autant plus étonnante qu’il me semble que le pouvoir est depuis des lustres un facteur déterminant d’auto-aveuglement, tout comme l’appétit financier…
Pour revenir à l’agriculture, je ne sais ce que vaut ce film dont j’ai vu la bande-annonce, We feed the world. Un chercheur, dont je ne me mesure guère la crédibilité réelle, y explique que nous avons d’ores et déjà sur la planète les moyens de nourrir 12 milliards d’êtres humains. Ce film expose par ailleurs le cas du plus grand marché du Sénégal, à Dakar, où les produits subventionnés venus d’Europe sont moins chers que les produits locaux, et ruinent donc les paysans sénégalais. Sous ce regard, pourquoi vouloir en rajouter dans l’industrialisation de l’agriculture ? Ne faudrait-il pas mieux agir d’un point de vue politique sur les absurdités de la surproduction en Occident et des destructions qui l’accompagnent ? Et puis surtout donner à chacun dans les pays les plus pauvres les moyens de créer, de participer activement à son propre écosystème plutôt que l’obliger à importer des corps étrangers, par exemple des OGM ou des céréales nourries aux pesticides, qui le rendent plus dépendant encore de ses obligés ? Si mes jugements de goût ne peuvent évidemment prétendre à l’universalité, la course à l’industrialisation est très loin de pouvoir tout résoudre… Autrement dit : ne fermons aucune porte, et gardons-nous de tout dogmatisme, dans un sens ou dans l’autre.
Qu’il s’agisse de science ou d’économie, l’idée d’une main invisible, régulant par quelque miracle de l’intérêt égoïste les équilibres de l’humanité, me semble une fumisterie. Les équilibres de la planète comme de chaque homme ne peuvent qu’être instables, provisoires, erratiques. Qu’un « surcroît de rationalité critique » puisse servir à corriger les effets du culte de la rentabilité, de la protection des avantages acquis, de la solidité des corporatismes et du delirium de l’humain, qu’il soit politique ou scientifique, je te l’accorde très volontiers. Mais ce ne sera qu’un pis-aller si la société ne « génère » pas des résistants, des rebelles, des dissidents à la doxa dominante et aux puissances grassouillettes, à la fois au-dedans et au-dehors du champ des actions de recherche, de réflexion mais aussi de décision économique et politique. L’enjeu n’est donc pas seulement que le processus technoscientifique, impur comme toute affaire humaine, « s’autocorrige » tout seul par la grâce de la raison, mais qu’il trouve des poètes, des écrivains, des penseurs, des artistes, des pirates qui le chantent, le mettent en scène mais aussi en déshabillent les dingueries par la force de leur réflexion comme de leur imaginaire et de leurs sentiments débridés. Je me sens en l’occurrence libéral au sens de Montesquieu, avec une méfiante viscérale vis-à-vis de tous les pouvoirs, et un désir farouche de vrais contre-pouvoirs, autant sur le fond que sur la forme, au cœur du maelström comme en son extérieur. Le retour au naturel, grotesque dans ses termes mêmes comme tu le soulignes à juste titre, est autant un leurre que la théologie de la Croissance, quantitative par nature. Avec une différence de taille : je crains que cette Croissance et sa vieille fille le PIB aient aujourd’hui, dans ce monde vivant sous une douce tyrannie de l’économie, bien plus de poids que ce retour quelque peu niais à une hypothétique nature.
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