Un débat en plusieurs étapes entre deux auteurs et collaborateurs de Chronic’art, Ariel Kyrou et Charles Muller, autour du capitalisme et des marques, de la machine et de la technoscience, de la catastrophe et du catastrophisme, du contrôle et de l’auto-contrôle, etc. Pour poursuivre le débat, poster vos avis et commentaires dans Le Forum ouvert à cette occasion.
1. Le capitalisme (publicitaire) viole-t-il nos esprits ?
1 bis. Quel langage commun pour un débat ?
2. Sommes-nous esclaves de nos machines (et de la technoscience) ?
3. A venir : La catastrophe est-elle inévitable ?
Thème 1 bis : Quel langage commun pour un débat ?
Charles Muller : Dans ton propos, je discerne une certaine propension rhétorique à l’exagération, une inflation du langage qu’il m’est difficile de partager. C’est souvent le cas quand je lis des essais critiques sur le monde contemporain : j’ai l’impression de découvrir une version fantasmée du réel, plutôt que sa description objective, laquelle me paraît le préalable nécessaire de toute critique. Étrange sentiment d’un divorce croissant entre les mots et les choses.
Ariel Kyrou : Je n’ai jamais cru dans l’objectivité, pas plus d’ailleurs que dans l’information. Pour moi, l’objectivité est un leurre. Dans ma pratique de journaliste, notamment lors de mes reportages en Yougoslavie ou en Azerbaïdjan, ceux qui se drapaient derrière leurs prétentions à l’objectivité ou leur déontologie ne servaient en définitive que la vérité des pouvoirs en place. Et les oukases mentalement bien intégrés de la ligne éditoriale sans vague de leur journal, télévisé ou non. Je crois en l’honnêteté, et cela signifie selon moi d’assumer ma subjectivité, d’admettre les hypothèses qui justifient de mon discours. Ma vision est sans doute plus « artiste » que « scientifique ». Je l’exprime dans un mariage de raison et de sentiment, de « vécus » et de « réflexions » qui se nourrissent de ces vécus et alimentent en retour de nouvelles réflexions. Moins que quoi que ce soit, le langage ne peut prétendre au « vrai ». Il ne peut approcher le « réel » qu’en assumant ses manques, et les trous qu’il crée afin que chacun puisse y engager son esprit. L’exagération, sous ce regard, ne suscite aucun divorce entre les mots et les choses. Si elle est consistante, portée par une histoire et une singularité, elle permet au contraire de lier analyses et sentiments, arguments pesés et poésie improvisée, sens et non sens. L’exagération, si sentie et… « honnête », sied à l’imperfection du langage. En revanche, je conçois aisément qu’elle rende le débat « rationnel » plus compliqué.
CM : Il importe que l’on précise ainsi nos positions réciproques vis-à-vis de la vérité, du langage, ou généralement de l’exercice de pensée et d’écriture. Pour ma part, je distingue clairement les œuvres de fiction et les travaux d’analyse. Les premières peuvent prendre toutes les libertés qu’elles souhaitent avec le réel, c’est même conseillé, mais pas les seconds. Si l’on analyse un phénomène quel qu’il soit, en vue d’émettre des hypothèses ou des théories, son observation et sa description me semblent un préalable incontournable. Cela implique notamment de minimiser les équivoques du langage et cerner d’abord son objet de la manière la plus indépendante possible de ses opinions, et cela par des énoncés vérifiables (ou falsifiables). Par formation et par goût, je reste pour ma part attaché à ce mode de pensée. Il est dominant en science, mais extensible à toute réflexion sur l’homme et la société.
AK : Je ne souhaite pas me la jouer Céline contre Sartre, soit le style contre les idées. Ce serait par trop prétentieux. En revanche, force est d’admettre que nos points de vue divergent sur le double rapport à la fiction et à la réalité. Les idées ne sont pas des objets mathématiques. Tu peux les appeler « memes » comme Richard Dawkins. Je ne pense pas qu’elles en deviennent pour autant plus « scientifiques ». Je préfère les nommer des « êtres noologiques » comme Edgar Morin, de façon à préserver leur mystère, entre chien et loup, et donc leur impossibilité de passer d’un cerveau à l’autre sans une irrémédiable mutation. Pour moi, toute création, tout point de vue, toute parole et donc toute analyse de l’homme sont de l’ordre de la fiction, c’est-à-dire d’une fabrication, d’un faux qui, certes, peut se rapprocher d’une vérité, mais qui jamais ne l’atteint. Je ne crois pas à la capacité à cerner un objet de façon totalement indépendante de ses opinions. Et je ne te ferai pas non plus un cours de mauvais aloi sur le principe d’incertitude de la physique quantique, et la façon dont l’observateur transforme la réalité qu’il observe selon Heisenberg. Je me souviens d’une longue discussion avec le neurobiologiste Francisco Varela. Et de sa conclusion, en référence aux hypothèses sur lesquelles reposait son discours : « Mais tu sais, en définitive, tout ça n’est que de l’esthétique ». L’histoire des sciences le démontre amplement : les hypothèses changent, se renversent parfois, même si les méthodes d’analyse à partir de ces mêmes hypothèses répondent à des règles précises, qui fondent la communauté des pairs et leur permettent de communiquer sur des bases partagées. J’accepte sous ce regard de fonder notre dialogue sur quelques hypothèses communes, que nous pourrons considérer, faute de mieux, comme des faits. Je prends donc ta route. Mais je te demande d’accepter d’être parfois dérouté, au sens propre comme au sens figuré. C’est-à-dire, face à un sens ou un non-sens naissant de l’explosion de deux concepts antagonistes, donc d’une poésie volontaire ou involontaire, de réexaminer les hypothèses de départ de tes positions, les « paradigmes » qui t’habitent. Bref, je ne vois point de dialogue possible sans le partage d’un langage, de l’ordre d’une certaine objectivité, mais aussi sans l’acceptation du doute, de l’incertain, et l’ouverture à la surprise, à l’inattendu voire à l’irrationnel dont la lumière trouble et parfois éclaire.
CM : Nietzsche disait : « Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations » et tu sembles le rejoindre sur ce point. Je veux bien en accepter le principe, à condition de préciser qu’il existe toujours un conflit des interprétations, une compétition des visions du monde. Tous les individus se posent la question du pourquoi et du comment des choses, des faits qu’ils observent : leur interprétation scientifique me semble meilleure que des interprétations religieuses, idéologiques, morales ou autres parce qu’elle essaie d’apporter une compréhension objective, neutre sur le plan des valeurs, indifférente aux préjugés, révisable selon le respect d’une méthode logico-empirique dont la solidité est éprouvée. Par exemple, les analyses de la chute des corps, des changements de phase de l’eau ou de la fabrication des protéines ne font pas spécialement appel à l’opinion personnelle de leurs descripteurs ou modélisateurs scientifiques. Par ailleurs, et pour retourner à Nietzsche, je pense que les interprétations sont des faits comme les autres, analysables comme tels. Tu dis que les idées ne sont pas des objets mathématiques, mais les émotions (par exemple) ne le sont pas plus, et elles font pourtant l’objet d’une intense étude scientifique, et même d’interventions médicales désormais, afin de modifier des états d’esprit perçus comme négatifs. Les idées pourraient devenir un objet parmi d’autres d’une théorie générale de l’esprit, même si la polysémie du mot « idée » et la nature du langage demandent évidemment une réflexion épistémologique assez vaste.
AK : Sur ce thème du langage et des termes du dialogue, je crois que nous arrivons là à un modus vivendi qui me plaît. Nietzsche, il est vrai, est un auteur que je redécouvre à chaque (re)lecture. Mais sache que j’apprécie la méthode d’interprétation scientifique, plus riche en imagination que ne le voudrait une certaine « doxa alter mondialiste ». Comme toi, je me méfie des interprétations religieuses, idéologiques ou morales. En revanche, tu me sembles oublier d’autres interprétations du monde tout aussi riches que celle que tu défends : celles de l’art, de la poésie et de la philosophie, méthodes de connaissance au même titre que la science, même si de l’ordre du sujet plus que de l’objet. Il fut un temps, d’ailleurs, où scientifiques, artistes et philosophes se retrouvaient en une seule et même personne… Sous ce regard, je rejoins la « méthode » et les visions sur la complexité d’Edgar Morin dans ses livres de fond, même si je regrette son évolution trop consensuelle, qui prête le flanc à bien des récupérations.
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