Très dignes délégués d’un certain post-hardcore binoclard mais redoutable (Trinité Fugazi / Jesus Lizard / Albini), les trois nantais de Papier Tigre se sont hissés à toute vitesse à l’avant-poste très prisée du rock en France qui ne fait pas glousser. Sec et explosif, leur deuxième opus, « The Beginning and end of now », est une petite merveille d’urgence à chérir ici et maintenant.
Un tigre de papier est, selon l’expression consacrée par Mao pour désigner l’Amérique, un animal très menaçant de visu, mais finalement inoffensif quand on en tâte l’épaisseur. A l’inverse, un papier-tigre se doit d’être tout le contraire : un bout de papier tout jaune, griffonné de quelques lexèmes belliqueux dont la lecture vous admoneste sans prévenir une sévère correction au cœur ou, plus prosaïquement, virevolte depuis la table jusqu’à votre visage, poussé par un courant d’air malencontreux, et vous fait basculer par dessus la rambarde de la mezzanine Ikea. A lire les sommations guerrières sur la pochette de The Beginning and end of now (A Killer gets ready, some statues are easily destroyed with a shotgun), le deuxième album du tout jeune combo nantais Papier Tigre joue volontiers au petit tigre en papier à cigarette. Mais à écouter les riffs chétifs en apparence qui font se mouvoir ses chansons en béton, il ne fait pas grand doute que nous avons bien affaire à une feuille de papelard vicelard, et que cette bonne vieille envie d’en découdre avec plus grand / plus gros que soi, concentrée dans les inestimables radicaux libres du rock-à-lunettes-cassées-puis-rafistolées-avec-du-scotch (des Minutemen à Shellac), fait effectivement partie de son code génétique. Bien sûr, le propos du groupe rock, on le décèle souvent dans l’épaisseur de ses riffs plutôt que dans celui de ses discours – et ceux de Papier Tigre, au-delà d’une hérédité transparente avec les maths et le math rock séminal de Don Caballero largement partagée avec pas mal de groupes affiliés (dans le coin, Fordamage ou les parrains Chevreuil ; un peu plus loin, Sincabeza, Pneu ou Marvin) ont cette impatience granuleuse, terrienne, poussiéreuse plus caractéristique du rock-tout-court, qui fait palpiter d’autres incarnation du Démon très loin de l’autre côté du spectre de la musique violente, chez les joueurs de stoner grassouillets, les hardcoreux viscéraux et les faiseurs de révolte cathodique fastoche à headbanger depuis le canapé. Comment se fait-ce ?
Combustion spontanée
Il convient de gratter un peu le personnel pour y comprendre quelque chose. Formé début 2006 par trois amis de longue date, Papier Tigre a, dans la grosse pelote emmêlée de l’underground nantais (lâchement entretenue par les labels Collectif Effervescence et Kythibong), presque des airs de supergroupe : Pierre-Antoine Parois est la moitié de Room 204, missile groovy arty, Arthur de la Grandière joue dans Argument, quatuor criard, et Eric Pasquereau chante ses griefs folky, fuzzy et américanophiles en solo sous le patronyme The Patriotic Sunday. D’abord envisagé en turbine à combustion spontanée, toute entière concentrée sur des improvisations sauvages et un instrumentarium sanguin au possible, limite ascétique (deux guitares, une batterie, une voix, zéro effets), le trio formé a vite révélé la formidable puissance de sa petite augmentation : chansons impeccables, refrains à beugler, accrétions bluesy, dynamiques quasi poppy, Papier Tigre retrouve assez miraculeusement et sans pillage lisible Fugazi, saint des saints d’un hardcore traumatisé par l’histoire du rock, qu’on aime fredonner sans pourtant pouvoir déterminer d’où ont jailli les mélodies. Faisant montre d’une impressionnante marge de progression en un temps record (un an à peine), The Beginning and end of now re-canalise, polarise, et améliore même les killer tracks élastiques, acrobatiques, maigres et paradoxalement très heavy du trio, largement portées par les beaux gimmicks de voix tour à tour langoureux, cracheurs de feu ou lacérés de Pasquereau, beau chanteur de la trempe d’un David Yow (Jesus Lizard, Scratch Acid, Qui) ou, simplement, d’un Steve Albini. Eric explique, depuis le van : « Je crois que je suis plus confiant vis à vis de nos interprétations maintenant, mais je n’ai jamais vraiment eu de doutes sur nos compositions. J’ai été très marqué par Fugazi, leur musique, leurs textes et leur manière de gérer le groupe. The Jesus Lizard est également une influence majeure sur le groupe. Quand à Shellac, je les apprécie mais je pense qu’ils ont été moins présents que Fugazi ou The Jesus Lizard. Des groupes comme Don Caballero, Sonic Youth et surtout Nirvana m’ont beaucoup plus influencé que Shellac ».
Vite, vite, vite
Les familiers de Shellac et al se retrouveront pourtant certainement sans grand effort autant dans le bruit et les breaks du trio que dans leur impeccable esthétique de la crudité, de la captation du Moment rock fixé à même la bande depuis la pièce plutôt que dans la simulation a posteriori d’un Protools et de ses automations de volume. Mieux : The Beginning and end of now, enregistré au mythique studio Black Box, a été mixé à la main par le groupe lui-même, chaque membre manipulant les potards de ses pistes en temps réel : « L’enregistrement au Black Box a été une très bonne expérience pour nous, tant au niveau musical que technique. Nous sommes restés neuf jours pour enregistrer et mixer l’album avec Iain Burgess. Nous avons travaillé tout en analogique et assez vite. Il y a sûrement des erreurs sur le disque, de niveaux, de mixage mais ce travail de prise de décision rapide avec des moyens limités à cause du support analogique nous convenait bien et rejoignait le sujet du disque ». Soit une étonnante méditation sur notre zeitgeist délirant, où rien d’autre ne compte que l’instant présent : « Chaque morceau est basé sur l’instant aussi bien au niveau de la musique que des textes. Les morceaux sont basés sur des improvisations. Les textes explorent tous des sujets différents, mais d’une manière générale, ils posent tous leur regard sur un monde obsédé par l’immédiateté ». Nous revoilà au discours, nous revoilà au papier, à cette bonne vieille envie de baston qui agite les électrons de tous les martèlements à l’unisson, guitare slappée et caisse claire harcelée, et tous les mots de Papier Tigre, vrai petit conglomérat va-t-en-guerre plus crédible que de raison. Comme si leur rock frontal et bagarreur ne pouvait parler aucune autre langue : « Some statues are easily destroyed with a shotgun, par exemple, est une sorte de variation cheap sur le thème du Prince de Machiavel. Il y a de la distance, de l’ironie et des double-sens dans la manipulation des champs lexicaux en général, et pour celui de la violence, il y une phrase dans When will we get to meet the boss ? qui résume bien mon attrait pour ce genre de langage : « I’m playing with guns now, a friendly fire’s sane » (« je fais joujou avec des flingues, là, une bonne petite partie de coups de feu entre amis ne peut pas faire de mal », ndlr) ». Juvénile ou distancié, Papier Tigre est à tâter du poing dans la gueule à tout prix, sur scène ou sur disque, histoire de voir de quoi il en retourne. Peu par chez nous ont leur fougue et leur dextérité, et c’d dfest un immense compliment.
Papier Tigre – The Beginning and end of now
(Effervescence / Differ-Ant)