Du 1er au 11 septembre dernier, l’autre plus grand festival de cinéma au monde (après Cannes) a bel et bien tenu ses promesses. Entre nouveautés américaines, avant-premières européennes, et perles rares, la sélection des films présentés fut d’un rare éclectisme.
En attribuant le Lion d’or à Zhang Yimou pour Pas un de moins, et le Prix Spécial de la mise en scène à Zhang Yuan pour Dix-sept ans, le jury a souligné le choix intriguant du gouvernement chinois, qui ne voulait présenter officiellement que le film de Zhang Yimou.
Pour faire partie de la sélection, Zhang Yuan, un des premiers cinéastes indépendants chinois, a donc dû présenter son film sous la nationalité italienne (son coproducteur étant Fabrica, l’atelier dirigé par Oliviero Toscani). Si Zhang Yuan n’a pas eu trop de problèmes avec les autorités chinoises pendant le tournage (il a même été le premier réalisateur autorisé à tourner dans une vraie prison), il a dû néanmoins recevoir le soutien de Marco Müller (directeur du festival de Locarno et producteur associé de Dix-sept ans) pour la post-production et la promotion. Dix-sept ans raconte l’histoire de Tao Lan, une adolescente qui, après une bagarre familiale causée par un petit vol d’argent dont elle n’est pas coupable, tue accidentellement sa demi-sœur. Dix-sept ans après, Tao Lan est encore en prison, mais on lui concède une autorisation spéciale pour voir sa famille pendant le jour de l’an. Accompagnée par une garde de la prison, elle entame alors un voyage à la recherche de sa famille. La mise en scène de Zhang, discrète et directe, creuse en profondeur la « tragédie humaine » (comme lui-même aime la définir) que peut constituer une famille. L’histoire navigue sans cesse entre passé et présent, entre prison et liberté, et parvient, dans un style soutenu, à rendre compte du bouleversement intérieur de l’héroïne.
Le Lion d’or attribué à Zhang Yimou (déjà récompensé avec L’Histoire de Qiu Ju en 1992) pour Pas un de moins a divisé la critique. Le film met en scène les péripéties d’une jeune fille de treize ans qui est mutée dans un petit village pour remplacer provisoirement l’instituteur. Tenue par la promesse de ne perdre aucun élève, la suppléante met un point d’honneur à rechercher un élève parti travailler à la ville… Avec une nette tendance pour le sentimentalisme, Zhang Yimou veut dénoncer les problèmes de l’éducation publique en Chine : il n’y a pas assez de fonds et les enfants -surtout dans les régions rurales- sont trop souvent obligés d’abandonner l’école pour gagner leur vie. Si la première partie du film met en place des relations humaines basées sur la méfiance et la cupidité (avant d’aider la fille, tout le monde veut recevoir de l’argent), la deuxième partie se transforme brusquement en conte édifiant nourri de bons sentiments… Il reste cependant quelques beaux moments qui font de Pas un de moins un film assez plaisant qui n’a pas eu trop de mal à se démarquer d’une morne sélection officielle.
La dernière fois de Kiarostami
En recevant le Lion d’argent pour Le Vent nous emportera, Abbas Kiarostami (cf. photo) a annoncé qu’il ne participerait jamais plus à une compétition. Y avait-il dans sa déclaration une intention polémique envers le jury, ou Kiarostami avait-il déjà pris sa décision ? Le doute demeure.
Le Vent nous emportera, produit par la société française MK2 Productions, est une nouvelle variation sur les thèmes favoris du réalisateur iranien. Le début du film et l’histoire en témoignent : une voiture avance sur une route isolée le temps d’un très long plan. La bande son nous révèle les voix des trois hommes dans la voiture. Ils viennent de Téhéran, et se dirigent vers un petit village. Pendant leur séjour, seul l’un d’un entre eux va occuper le devant de la scène, un homme que tout le monde appelle « l’ingénieur ». Pendant que les deux autres étrangers demeurent hors-champ, l’ »ingénieur » passe son temps à parler avec les gens du village, et en particulier, avec un homme (ou bien une voix off) qui reste mystérieusement caché dans une fosse qu’il est en train de creuser. On ne saura qu’à la fin du film la vraie raison de la présence des trois étrangers… Les dialogues de Kiarostami conservent leur saveur habituelle mais sont agrémentés cette fois-ci de citations de poèmes (le titre Le Vent nous emportera est tiré de l’œuvre de Farrough Frarrokhzad). Malgré ce retour aux sources poétiques de son pays, on ne peut qu’éprouver un très fort sentiment de déjà-vu devant un scénario et une mise en scène qui ne se démarquent pas des œuvres précédentes du cinéaste. Le manque d’originalité du film a sans aucun doute réduit les chances de Kiarostami pour le Lion d’or…
Rêves américains
Après le palmarès, un petit tour d’horizon des films, toutes sélections confondues, nous permet de souligner le pluralisme des voix qui s’y sont exprimées. Hollywood continue de citer le rêve américain en exemple. Dans October Sky, réalisé par Joe Johnston (qui va bientôt tourner le troisième épisode de Jurassic Park), c’est la vraie histoire de Homer Hicakm qui est exaltée. En 1957, Homer est encore un adolescent qui vit dans un petit village de mineurs dans l’Ouest de la Virginie. Animé par la passion des missiles, il va se battre contre l’adversité pour réaliser son rêve et devenir ingénieur aérospatial ! Une mise en scène conventionnelle pour un pur produit hollywoodien. Rien de plus à signaler. Bien plus courageux est Boys don’t cry, premier film de Kimberly Peirce. Inspiré d’un fait divers, le film raconte l’histoire de Teena Brandon (jouée par une incroyable Hilary Swank), une fille du Nebraska qui veut être un homme. Elle se travestit et décide de partir en voyage avec sa copine. Elle atterrit alors dans un village où tout le monde la prend réellement pour un garçon. Le film a la structure d’un western : un étranger « différent » cachant un secret arrive dans un village… jusqu’à la confrontation finale. Le thème de l’identité sexuelle s’apparente ici à celui du rêve américain : la protagoniste rêve de devenir un « all American guy » en en adoptant les comportements extérieurs typiques. Comme dans une chanson de Bruce Springsteen, elle finira par reprendre la route pour aller ailleurs, vers un autre village.
Le départ fantasmé est aussi un des thèmes principaux de Getting to Know You, de l’Américaine Lisanne Skyler, qui a adapté ici l’anthologie Heat de l’écrivaine Joyce Carol Oates. Judith, une fille de seize ans, attend le bus avec son frère aîné. Elle rencontre Jimmy, un garçon qui semble connaître le passé de tous les passagers de la station. Les personnages et les histoires vont alors se croiser dans un mélange de vérités et de mensonges, de souvenirs et d’illusions.
Fight Club (cf. photo), le très attendu nouveau film de David Fincher fut en revanche assez décevant. A la fois éblouissant et pénible, séduisant et détestable, on y déplore, comme pour The Game, une certaine tendance à la prétention avec son scénario ultra-sophistiqué et ses dialogues volontairement complexes. Ajoutons à cela une désinvolture surprenante à l’égard du dénouement, totalement incohérent avec l’histoire, et nous sommes finalement très loin du génie horrifique déployé dans Seven.
Petites bizarreries
Même si le palmarès a été marqué par une prédominance du cinéma d’inspiration (neo) »réaliste », le festival restait surprenant. A part le génial Being John Malkovich de Spike Jonze (présenté aussi à Deauville), signalons le film Luna Papa, tourné par le Tadjik Bakhtiar Khudojnazarov. Dans un style proche de celui d’Emir Kusturica, on suit l’épopée rocambolesque d’une famille composée par Mamlakat (jeune fille qui tombe enceinte d’un inconnu), son frère Nasreddin (perturbé par la guerre en Afghanistan) et leur père Safar (qui n’accepte pas que sa fille ait un enfant sans être mariée). Stephan Elliott, déjà auteur de The Adventures of Priscilla, Queen of the Desert, mélange road movie, amour fou et obsessions hitchockiennes dans Eye of the Beholder. « The Eye » (Ewan McGregor) est un agent britannique expert en surveillance électronique qui tombe amoureux de la femme (Ashley Judd) qu’il doit surveiller. Il va alors la suivre dans tous les Etats-Unis… A Venise, Stephan Elliott a annoncé que son prochain film serait un projet inabouti de Federico Fellini !
Premier long métrage de William Blake Herron, A Texas Funeral, fait partie des films les plus fous du festival. Le récit d’apprentissage d’un enfant qui découvre les responsabilités de la vie adulte suite à la mort de son grand-père se mélange avec des éléments bizarres comme des oreilles-fétiche à la Lynch ou une loufoque saga familiale avec des chameaux et des dromadaires ! Ce fut sans conteste l’un des événements les plus intéressants.
Nouvelles morales
La moralité est l’objet d’une remise en cause dans The Cider House Rules de Lasse Hallstrom, tiré d’un roman de John Irving. Avortement, inceste, homicide, trahison, Homer, le protagoniste du film, est obligé de faire l’expérience de tout cela. Il élabore alors sa propre morale, sorte de code de bonne conduite, estimant que les règles déjà existantes ne sont pas bonnes pour lui. Morale et justice sont aussi dénoncées dans Crazy in Alabama, les débuts d’Antonio Banderas à la réalisation. Malheureusement, c’est précisément l’insistance sur des thématiques engagées qui réduit le plaisir de ce road movie grotesque, pourtant tourné avec une surprenante virtuosité. Dommage…
Cadeaux surprises
Avec Holy Smoke, Jane Campion retourne à l’esprit piquant et un peu fou de ses débuts. Dans ce film ambitieux (sur des thèmes importants comme la religion, l’amour, la recherche de l’absolu et la manipulation mentale) elle essaie de faire coexister comédie et drame avec des résultats inégaux.
Sweet and lowdown marque le retour de Woody Allen au film d’époque. Il y raconte, loin de New York, l’histoire de Emmet Ray (excellent Sean Penn), « le deuxième meilleur guitariste jazz au monde » pendant les années 30. Mike Leigh nous gratifie aussi d’une reconstitution historique avec Topsy Turvy, long film (159’) en costumes, qui transpose un moment de crise dans la carrière de Gilbert & Sullivan, le couple le plus célèbre de la comédie musicale anglaise du siècle dernier.
La première incursion de Wes Craven dans un territoire « mainstream » est à tous points de vue décevante. Son film, Music of the Heart, se fonde sur un très consensuel alibi social : une enseignante de violon (Meryl Streep) lutte pour imposer des cours de musique dans le quartier de East Harlem à New York. La banalité de la mise en scène et la mièvrerie du sujet créent un doute sur son auteur. S’agit-il du même Wes Craven, réalisateur de Nightmare on Elm Street, et de Scream ?
Francofolies
Bien accueilli par le public et la critique, Une Liaison pornographique de Frédéric Fonteyne a permis à Nathalie Baye de gagner le prix d’interprétation féminine. Deux inconnus développent une relation qui prend une tournure inattendue… Rien à faire de Marion Vernoux est basé sur un sujet assez semblable. Le film traite de problèmes dans l’air du temps : les deux personnages sont à la recherche d’un emploi, et leur première rencontre aura lieu dans une grande surface. L’homme (Patrick dell’Isola) connaît par cœur les stratégies de placement des marchandises, et la femme (Valeria Bruni Tedeschi) passe son temps à participer à des jeux radiophoniques. Après un début original, l’histoire tourne au cliché en abordant la question de l’adultère.
L’Unité de programmes fictions de Arte, dirigée par Pierre Chevalier, a confirmé la qualité de ses productions en présentant à Venise trois films : Beau travail de Claire Denis (adaptation moderne de Billy Budd, située dans un camp de la Légion étrangère dans le désert de Djibouti) frappe par la beauté visuelle de ses images. En restant entièrement muet, le film aurait pu accéder au rang de chef-d’œuvre, mais il est alourdi par une fastidieuse narration en voix off. Dans le cadre de la collection Gauche/Droite on a vu et apprécié Les Terres froides de Sébastien Lifshitz, qui confirme son talent en germe dans Les Corps ouverts, et le très engagé La Voleuse de Saint Lubin de Claire Devers, avec Dominique Blanc en sémillante héroïne.
Benoit Jacquot, quant à lui, s’est distingué en refusant de participer à une conférence de presse officielle en raison du nombre trop faible de journalistes. Petite bagarre entre Jacquot et l’organisation du festival, et publicité supplémentaire pour son film Pas de scandale, dont la sortie française est annoncée pour le 20 octobre.
Un final en musique
Après avoir présidé aux décisions du jury, Emir Kusturica (cf. photo) s’est produit en public, au Lido, à l’occasion d’un concert avec son groupe, la No Smoking band. Tout en jouant sa musique (qu’il aime appeler « unza-unza »), il s’est aussi laissé aller à l’interprétation (en particulier la BO de Chat noir, chat blanc) et a rendu un émouvant hommage au couple Sergio Leone-Ennio Morricone.