Alors que sort Aaltopiiri, parlons du cas Pan sonic. Dire des deux sculpteurs de sons que sont Ilpo Väisänen et Mika Vainio que leur legs et leur œuvre sont importants tient de l’euphémisme. Portrait du duo influent des nouvelles musiques électroniques.
Ils sont nombreux, aujourd’hui, à tenter de retranscrire à leur façon le choc épidermique que constitua pour beaucoup l’écoute de Vakio, premier opus en 1995 du duo finlandais : Noto et toute l’écurie Raster/Noton, Mego et peu ou prou toute la scène expérimentale viennoise (de Pomassl à Fon ou Radian…), Ryoji Ikeda ou Nosei Sakata au Japon, bon nombre de tâcherons minimalistes allemands évoluant autour des labels d’Achim Szepanski (Mille Plateaux, Ritornell), la connexion post-industrielle londonienne de Touch (dont Bruce Gilbert, collaborateur des deux Finlandais au sein d’I.B.M.), Electronicat et autres adeptes de l’indus reconvertis autour de Noise Museum en France, Thomas Brinkmann et ses grooves minimalistes glacés, les climats de guitare invisible de Kevin Drumm aux USA… La liste est infinie, ou presque. C’est que Pan sonic est sur tous les fronts de l’avant-garde électronique : industriel, post-industriel, minimalisme, glitches, microsons, rythmes linéaires, musique répétitive… Impossible de poser une étiquette sur la musique de Pan sonic, qui demeure à des lieues de toutes ces catégories restrictives. Très tôt, Ilpo Väisänen et Mika Vainio ont joué dans la cour très fermée des donneurs de leçons et d’idées.
Turku, Finlande, 1989 : Ilpo Väisänen, ex-membre du groupe d’artistes performers Ultra 3 (connu pour quelques performances mémorables à Helsinki durant lesquelles le collectif s’enferma dans un caisson hermétique dans un environnement sonore de plus de 120 décibels), fraîchement arrivé de sa province de Kuopio, rejoint les Hyperdelic Housers, organisateurs de rave parties illégales. Parmi eux, Mika Vainio, ex-Corporate 09 (obscure formation aujourd’hui oubliée) et Tommi Grönlund, qui crée dans la foulée Säkhö (finnois pour électricité), label légendaire pour avoir lancé Panasonic mais également Jimi Tenor (et qui édite aujourd’hui Martin Rev ou Brandi Ifgray sur sa sous-division pop Puu). Mika Vainio publie les premières œuvres de O (prononcer « diameter »), aujourd’hui rééditées sur le disque Tulkinta. Vainio y explore les tenants et aboutissants d’une musique ultra-minimale et ultra-répétitive, où des micro-sons cristallins évoluent souvent autour d’un pied de 808 aux lointains relents techno.
Puis Panasonic se crée : Vainio et Väisänen, qui avaient un temps intégré O, sont rejoints par Sami Salo, également auteur d’un maxi sur Säkhö sous le nom de Hertsi. La première production du trio est un maxi sans titre, tiré à 500 exemplaires, sur lequel est juste tamponné en bleu le logo du groupe, qui reprend celui du géant de la hi-fi. Panasonic y utilise déjà les désormais célèbres CSG (Complex Sound Generators) développés en étroite collaboration par le groupe et Jari Lehtinen, d’étranges générateurs analogiques de sons au design passéiste romantique. Le groupe invente une esthétique unique, basée sur des sons neutres (bruits blancs, drones, ondes sinusoïdales), faisant des sons les plus élémentaires du champ sonore (rappelons que l’onde sinusoïdale est le son le plus basique, le plus simple, le son de l’électricité même) le propos central de sa musique. En sus, le trio est armé d’une TR-808, célèbre boîte à rythmes, contrôlée manuellement, et se forge vite une réputation d’inconditionnels de l’analogique. Le reste n’est qu’histoire : le trio est remarqué lors d’un concert à Londres par Paul Smith, qui dirige Blast First, sous-division rock expérimentale de la semi-major Mute. Vakio sort en septembre 1995, et fait de Panasonic l’un des projets musicaux les plus singuliers des années quatre-vingt-dix.
Depuis, Ilpo Väisänen et surtout Mika Vainio (Sami Salo a quitté le groupe après Vakio) n’ont cessé de multiplier leurs activités, au sein de Panasonic ou pour de nombreux projets parallèles. La discographie en solo de Mika Vainio est en effet impressionnante, et certains de ses disques sont aussi importants que ceux de Panasonic : son projet , tout d’abord, qui n’a jamais cessé d’exister. L’album Metri, qui date de 1993, est un classique de musique minimale démontrant à quel point l’œuvre de Vainio est le travail d’un long mûrissement artistique et conceptuel. Sous ce pseudo étrange, Vainio a également publié, outre deux autres disques pour Säkhö auquel il est resté fidèle (le duo a même suivi le déménagement du label à Barcelone en 1999), un disque en collaboration avec Carsten Nicolai alias Noto (Mikro Makro, sorti sur Noto) et remixé Headphones, de Björk (sur l’album de remixes Telegram de la pop star). Vainio a également sorti des disques sous pseudos Tekonivel ou Philus, dont l’album Tetra sorti sur Säkhö en 1997 propose probablement l’une des musiques les plus hermétiques jamais éditées : normal, puisque le disque se veut être de la « musique pour microbes », dixit son créateur ! Enfin, Vainio publie depuis Onko, sorti en 1997 sur le légendaire label londonien Touch, de la musique sous son propre nom (écouter Ydin, sorti en 1999 sur Wavetrap, ou la magnifique Kajo, sorti cette année sur Touch également).
En tant que duo, Panasonic a livré quatre albums (Vakio, Kulma, A, Aaltopiiri) ainsi que des Eps essentiels (Osasto, B) qui se sont succédé, sans répit ou presque. En parallèle, le duo a multiplié les collaborations : AAA (pour Advanced Acoustic Armaments) avec Jimmy Cauty, agitateur notoire et ex-KLF, projet qui voit le trio utiliser des armes acoustiques utilisées par la police russe pour contrer des émeutes (également utilisées par Glenn Branca et Maryanne Amacher pour des performances mémorables à la Knitting Factory il y a quelques années) ; VVV, avec Alan Vega, inspiration absolue du duo et selon les dires de Vega responsables, du « meilleur disque de Suicide depuis le premier »; la performance Rude Mechanics, qui confrontait le duo agrémenté de quelques amis musiciens de passage (dont Bruce Gilbert, Kaffe Matthews, Simon Fisher Turner, Scanner…) à deux artistes-performers, Hayley Newman et David Crawforth, pour une performance de cinq semaines à la Beaconsfield Gallery à Londres ; de nombreuses sessions improvisées en compagnie de Peter Rehberg ou du minimaliste américain Charlemagne Palestine (écouter la session « Mort Aux Vaches » enregistrée en 1999)… Jusqu’à I.B.M. (pour Ilpo, Bruce et Mika), collaboration entre le duo et Bruce Gilbert, ex-Wire reconverti dans le harsh noise : le trio s’est tout récemment produit au Centre Pompidou et publie The Oval Recording sur Mego, qui sort d’ailleurs également Asuma, tout premier album solo d’Ilpo Väisänen. Les deux disques viennent de sortir sur la label viennois.
Dans le futur, le duo devrait publier le disque très attendu de VVE, collaboration avec l’ex-Einsturzende Neubauten F.M. Einheit, et souhaiterait enfin concrétiser une collaboration avec Hasil Adkins, figure culte du rockabilly vivant reclus dans les montagnes Appalaches… La discographie complète de Pan(a)sonic, ainsi que celle parallèle et jumelle de Vainio, agrémentée des nombreux remixes réalisés pour Merzbow, KLF, Einsturzende Neubauten ou Jean-Louis Murat (sic), propose une passionnante progression au sein d’une musique qu’on aurait volontiers imaginé très vite tourner en rond à cause de ses moyens volontairement limités. Et pourtant, s’ils sont demeurés sur une ligne de faîte imperturbable, Vainio et Väisänen n’ont jamais cessé, en plus de six ans d’existence, de se réinventer et de surprendre, d’émerveiller et d’estomaquer.
A l’heure d’Aaltopiiri et d’une consécration de plus en plus prononcée, Panasonic, devenu Pan sonic suite au réveil tardif du géant japonais, est plus que jamais une formation essentielle de la création contemporaine, au croisement de l’avant-garde, de la musique électronique, de l’art contemporain et… de la pop music. Il demeure le projet le plus paradoxal et le plus insaisissable de la musique actuelle, tiraillé entre les galeries d’art contemporain (où Vainio fait souvent des installations) et la musique mainstream, entre l’avant-garde et le populaire. Parce qu’elle y coexiste, l’entité Panasonic est devenue l’une des plus fondamentales de la musique de notre temps.
Voir notre chronique d’Aaltopiiri. Une discographie complète et de nombreuses informations sur l’underground finlandais sont disponibles ici