Après une décennie de silence, Oval ressuscite de ses cendres et se réinvente, loin des laptops et des clics de CD qui sautent qui ont fait son importance dans les années 90. Toujours moderne ?
Qui veut bien encore se rappeler de Markus Popp ? Responsable aux côtés de quelques compères germanophones d’une des dernières grandes mutations en date de la pop music, ce vrai faux-inventeur reste plus volontiers dans la mémoire collective pour ses coups de gueule et ses babils théoriques branlants que son œuvre diaboliquement belle. Et c’est sa malédiction : si l’on échangerait encore volontiers dix barils de Christian Fennesz ou Carsten Nicolai pour un seul morceau de Dok ou Ovalprocess, la plupart ont depuis longtemps relégué Oval à un souvenir embarrassant de la fin des 90’s. Une décennie de gueule de bois et autant de tressaillements de hype plus tard, Popp nous revient de la plus étonnante des manières avec un tout nouveau son, un nouveau modus operandi et une monstrueuse triplette discographique en guise de démonstration. Imperturbablement brillant et paranoïaque, il répond à quelques-unes de nos interrogations et à un bon paquet d’autres auxquelles nous n’avions pas encore tout à fait songé.
Chronic’art : Pourquoi avoir choisi les titres Oh et O pour signifier ce retour ? Ces deux disques sont ils les premières pierres d’un nouveau manifeste ?
Markus Popp : Ce n’est pas parce qu’il m’arrive de dire des choses qui dépassent du contexte traditionnel de l’interview de musicien que tout ce que je fais doit être compris comme un manifeste jusqu’à ma mort. Il se trouve que cette fois ci, j’ai tenu à réduire l’aspect programmatique à sa forme la plus élémentaire. Le signe « o » peut se lire comme « zéro = redémarrage ». Il y a un peu de conscience de soi, aussi : un design de pochette ultra minimal avec le mot « oval » et un cercle à côté. Rien de très compliqué. Sinon, il y a bien sûr l’expression « full circle » (revenir à la case départ, ndlr). Et un théoricien aventureux ira probablement jusqu’à interpréter la petite rupture dans le « o » de « oval » comme une flèche exprimant un mouvement à reculons. Ce n’est pas tout à fait le premier « o » dans le logo de Microsoft, mais pour une première tentative, ce n’est pas si honteux, je trouve. Quant au « Oh » du titre du EP, il n’exprime rien d’autre que de l’exclamation, parce que j’étais aussi surpris de son existence que tout le monde : sa sortie a été décidée dans la précipitation, et son contenu a été assemblé très rapidement. Heureusement que j’avais un réservoir de 200 morceaux inédits dans lequel puiser.
Il fut une époque où Oval était un appareil critique ambitieux, qui jouait un rôle ambigu dans le paysage musical de son époque. Cette nouvelle musique est-elle censée jouer un rôle similaire ? Pourquoi conserver le nom d’Oval ?
Je dois commencer par m’expliquer sur la raison qui m’a poussé à garder le nom d’Oval. Oval signifie « Markus Popp et ses idées sur la musique ». Ces vues sont sujet à évolution et changement. Il n’y personne d’autre à trouver dans ces disques, pas de musiciens invités, pas de vrai groupe : rien que moi, prêt à reprendre la route. Alors que mes morceaux du milieu des années 90 interagissaient avec la musique de manière basique et simpliste (quoique efficace), O et Oh viennent la défier sur son propre terrain. C’est quelque chose que je voulais essayer depuis de nombreuses années, mais je n’avais jamais osé me lancer : rentrer dans la partie, prendre parti à la discussion. La musique joue un rôle majeur dans mon existence depuis si longtemps, je tenais à lui payer mon dû autrement qu’en la niant ou en la disséquant. Ce qui ne veut pas dire que cette période « critique » est morte et enterrée – ma musique n’a jamais été aussi « meta ». Mais j’ai simplifié le trajet entre moi et la musique. En pratique, ces morceaux de musique sont beaucoup plus concrets, beaucoup plus direct. Il ne s’agissait que d’aboutir à la meilleure prise possible – le genre d’enregistrement où tu peux passer une journée entière à répéter, censé capturer et transmettre de la sophistication quelque soit la technologie que tu utilises. L’idée cruciale consistait à générer des phrases musicales, les faire naître dans leur forme optimale avec mes propres mains, et donner l’illusion que leur magie n’a nécessité aucun effort. La perturbation de la musique et de la technologie du point de vue d’un outsider perpétuel telle je la pratiquais à l’époque de Systemich a vite montré ses limites. Devenir membre à part entière du monde de la musique fut aussi une décision très pragmatique : m’établir comme producteur de musique et implorer l’indulgence des auditeurs quand aux possibilités de ma musique en 2010, surtout ceux qui n’ont jamais entendu ma musique auparavant. Bien sûr, je rêvais à une musique plus ludique, expansive, le genre de musique qui « existe » sans faire d’effort (mais pas dans le sens ésotérique qui sous-entend « au-delà de toute critique ») ; et je tenais à rendre plus obsolètes encore les classifications du genre « musique programmée vs. musique jouée », « acoustique vs. électronique », etc. Ce qui ne veut pas dire que ma musique ressemble à un truc affreux du genre « neo jazz 2.0 ». Ces morceaux sont accessibles mais très complexes, très contemporains, susceptibles de surprendre tout le monde. Il ne s’agit pas forcément d’une musique révolutionnaire, mais elle possède réellement le pouvoir d’hypnotiser et d’ébahir.
Tu as souvent qualifié la musique d’Oval de dialogue avec la musique. Quid de son essence ? S’agit il encore de musique ?
Il s’agit de musique et de rien d’autre. Mieux, le dialogue dont je parle ne peut s’établir que par des moyens musicaux, c’est-à-dire moi communiquant par la musique. C’est pour ça que je me suis établi mon propre ensemble de compétences : pour apprendre à parler la langue. Pour la première fois, aucune carte de membre au club de débats d’Oval n’est demandée à l’entrée. Je ne demande rien d’autre à mes auditeurs que d’écouter la musique. J’imagine qu’avec mon background, devenir un musicien était plus facile à dire qu’à faire. Il a donc fallu tout repenser, tout faire autrement techniquement, musicalement, en termes d’organisation. Je voulais jouer cette musique, prendre le contrôle en substituant des riffs aux boucles comme matériau de construction. Je voulais aussi remettre la composante « musique » dans « musique électronique ». En enregistrant mes propres improvisations, j’ai entrepris de devenir un compositeur plutôt qu’un coordinateur musical, même si enregistrer en temps réel ne signifie pas nécessairement enregistrer plus vite : tous les thèmes et motifs musicaux qu’on entend sur O et Oh ont été déclenchés tels qu’on peut les entendre, rien n’est monté, et le fait de travailler comme on prend des photos avec un polaroid pour capturer cette atmosphère ludique et organique que je recherchais signifiait également recommencer, encore et encore. Tout a découlé de ça, plutôt rapidement. La partie la plus longue fut de déterminer une orientation musicale : à cause de ma manière d’enregistrer et de composer, je me suis retrouvé pour la première fois face à cette énorme toile de fond qu’on appelle l’héritage musical. Et je ne parle pas seulement de la chaîne des genres musicaux à travers le temps, mais aussi de l’immense histoire de la production, dont je m’étais jusque là tenu à distance.
Après avoir expérimenté le semi-autorat avec les premiers disques d’Oval, il semblerait que j’ai pris le chemin de l’authenticité. Mais c’est encore Oval, quinze ans après Systemisch : un produit hi-tech de 2010 plutôt qu’une lettre d’amour envoyée à la musique, révisionniste et kitsch.
Une définition de la musique d’Autechre par Sean Booth est simplement « quelque chose de beau destiné à être entendu ». Tu en es donc là ?
Qui n’aime pas la bonne bouffe, une jolie maison, de la jolie musique ? Ca ne veut pas nécessairement dire que l’on définisse la musique comme de l’art pour l’art (en français, ndlr) qui serait incapable de dire quoi que ce soit sur le monde dans lequel on vit. Le but ultime de la musique en 2010 est de détourner Oval de son premier chemin, de ralentir ma marche vers l’inconnu sans rien sacrifier de mes accomplissements passés (musicaux et programmatiques) et de tutoyer la musique sur son propre terrain sans pour autant me mettre à écrire des mauvaises chansons.
Ta dernière expérience en date, So, était un pas en direction de la chanson et de la pop music, puisque tu mettais en musique les chansons d’Eriko Toyoda. Presque une étape intermédiaire ?
So fut un projet très instructif, mais surtout de l’apprentissage par l’erreur. J’étais à l’apogée de ma phase high-tech, et j’étais incapable d’utiliser un son sans le procésser et le re-procésser. J’ai donc passé une éternité à passer toutes les parties des chansons si délicates d’Eriko, de sa voix et de sa guitare dans des millions de modules et d’effets et à créer des variations infinies autour des enregistrements originaux, dont seule une infime partie s’est retrouvée sur l’album. On peut dire que ce processus est l’exact opposé de celui que je me suis inventé pour O et Oh.
Un autre projet de cette époque était l’élaboration d’« Ovalprocess », une installation interactive qui devait permettre au public de créer sa propre musique d’Oval à partir de n’importe quel CD de musique. Est-ce que le projet est encore d’actualité ?
Tout à fait. La prochaine étape s’appelle « OvalDNA » et constituera une mise-à-jour majeure du projet, et bien plus encore.
La manière dont tu as composé les morceaux de O et Oh demeure très mystérieuse. Il semblerait que tu aies fait appel cette fois à des « systèmes » analogiques. L’utilisation de la photo d’une installation de l’artiste Céleste Boursier-Mougenot, dans laquelle les cordes de guitare sont grattées aléatoirement par des oiseaux, peut-elle nous mettre sur la piste ?
Ta question revient à me demander si j’ai effectivement joué des instruments sur ce disque ? La réponse est : oui et non. Pour moi, il est bien plus intéressant de s’interroger pour savoir si cette musique est effectivement encline à évoquer les nouveaux défis de cette époque d’hyperréalisme qui est la nôtre et qui est ailleurs intégralement intégrée aux canons esthétiques d’autres médias comme le cinéma. Aujourd’hui, n’importe quel élément d’une scène de cinéma, pluie, explosion, volée d’oiseaux ou acteurs, est perçu comme étant simplement « là », qu’il ait été réellement filmé ou ajouté digitalement en post-production. Qui sait, jusqu’à un certain degré, peut-être le nouveau son d’Oval n’est-il qu’un trompe-l’œil, une illusion acoustique – la plus réaliste possible –, si réaliste en fait que l’on ne pense même pas à interroger les qualités spécifiques des modèles originaux. La question de savoir comment j’ai procédé me semble dépassée – et elle était déjà dépassée en 1994, à l’époque de Systemisch. J’ai passé trop de temps à essayer de dépasser mon image « difficile » de « saboteur de media », donc je ne suis pas tout à fait encore prêt à tomber dans ce nouveau panneau.
On se rappelle pourtant d’une phrase très marquante dans une interview que tu as accordé au magazine britannique The Wire : « Le dernière action encore inédite en musique est le sabotage » ?
J’ai vraiment dit ça ? C’était probablement ironique. Ou alors ils m’ont cité hors-contexte. A mon humble avis, à l’époque, il y avait bien trop de musique qui se prenait pour du sabotage. Je n’ai jamais pensé que je pourrais faire dévier la musique de son cap en faisant appel à la force, à l’anti-musique comme le noise. Je préfère les solutions élégantes qui défient les gens sans les exclure. A l’époque de Systemisch, j’étais surtout occupé à démontrer que mes morceaux étaient après tout aussi de la musique, pas si éloignée de la « pop », alors que pour la plupart je n’étais rien d’autre qu’un avant-poste de « la musique électronique expérimentale » (beurk). En ce qui concerne O et Oh, je savais qu’il me faudrait me simplifier la tâche avant même de m’attaquer à la musique.
Cette nouvelle musique est effectivement nouvelle pour le canon général autant que pour Oval ; il n’empêche que l’on retrouve immédiatement des points communs esthétiques avec tes disques entièrement électroniques des années 90. Crois-tu que quelque chose de ton identité musicale demeure en dépit des processus et des outils ?
Après avoir terminé ma première phase d’exploration, j’en suis persuadé. Peu importe les techniques et outils que j’utilise, ma musique retiendra toujours quelque chose de spécifique de l’atmosphère d’Oval. Ceci dit, l’identité est surtout l’une des grandes réussites du marketing musical le plus efficace, et l’artiste est condamné à être soit 100% fidèle à lui-même en permanence, soit entièrement anonyme. J’ai autrefois essayé à mes dépens d’interroger l’autorat, mais être « l’auteur de la musique, mais pas tout à fait » n’est pas ce que j’appellerais la clé du succès en pop music. Je ne suis pas surpris de n’être devenu le héros musical de personne en interrogant sans cesse : « en quoi ne suis-je pas moi-même ? »
Envisages-tu encore Oval comme un projet novateur ?
J’ai fait de mon mieux pour livrer quelque chose de singulier (ce qui est un million de fois plus difficile à achever en 2010 qu’en 1994, soit dit en passant), et digne du temps qu’il nécessite pour être écouté. L’élément « novateur » fait plutôt partie du langage des medias. Avec le recul, je vois le Oval de la première époque comme une fusion unique d’intellect et d’instinct musical, de sensibilités pop, de détails novateurs et de beaucoup, beaucoup d’attitude franchement anticonformiste, le tout exécuté de manière suffisamment convaincante pour en faire un phénomène suffisamment insaisissable pour tenir les gens en haleine… et un projet encore influent à ce jour. Pour 2010, j’ai développé une approche totalement nouvelle sans rien sacrifier du passé, et les résultats musicaux sont bien plus vibrants, émouvants et captivants. C’est un son totalement nouveau et inédit. Aucune autre musique ne ressemble à O. Est-ce que j’ai accompli ma mission ? Ce n’est pas à moi d’en juger…
Tu ne cesses de parler de 2010. Mais aimes-tu notre temps ?
En tant qu’auditeur, la musique électronique ne m’a jamais beaucoup intéressé. Le lien le plus solide entre Oval et « la musique électronique de notre temps » est ce truc qu’on appelle le « glitch ». Aujourd’hui, il semblerait que l’on ne définisse plus l’aspect crucial du « glitch » (la mécanique, le phénomène) par rapport à son époque d’émergence ou sa définition, mais par rapport à ce que l’on souhaite en tirer pour son privilège personnel. Dans les années 90, le propos Oval n’était pas essentiellement d’amener des éléments perturbateurs dans les narrations jusque-là demeurées intactes de la musique, c’était exactement le contraire : l’idée était de créer des narrations intactes à partir des éléments de constructions les plus disparates et les plus improbables. J’avais l’espoir – un peu naïf – d’empêcher, à l’aube de cette ère du software, que tout le monde continue à faire son business (et sa musique) comme il l’avait fait jusque-là. Bien sûr, aux débuts d’Oval, j’avais pour idéal de perturber certaines conceptions traditionnelles sur la musique « intacte ». Dans les faits, mes premiers morceaux étaient complètement linéaires et très proches de la chanson. Malgré tout, Systemisch a initié malgré moi cet étrange mème qu’on appelle le « glitch » et qui est devenu partie intégrante du canon musical. Mon but, en introduisant des nouvelles distinctions musicales et en suggérant d’éventuels déplacements de perspective, ne visait qu’à déclencher des discussions. J’aurai au moins réussi ça.
Propos recueillis par
Oval – Oh et O
(Thrill Jockey / Pias)