Durant cinq mois, Oren Nataf et Isabelle Friedmann ont posé leur caméra dans les locaux de feu l’émission « Y a que la vérité qui compte » (TF1), show racoleur et voyeuriste sur des histoires de vrais gens, ex-diva de l’audimat. Il en résulte 20 minutes de bonheur, documentaire d’immersion qui prend les atours d’une comédie humaine drôle et ubuesque, où se dévoile le rigoureux professionnalisme des fabricants de l’émission, qui semblent se situer par-delà le bien et le mal. Leur franchise devant la caméra, qui nous offrent de savoureux moments bas les masques (« je pars en vacances trois semaines, et pendant ce temps-là vous me faîtes trois histoires homosexuelles ! », entre autres perles), étonne. Plus peut-être que les remous qui ont suivi les premières projections du film : après avoir donné leur accord pour le tournage, Pascal Bataille et Laurent Fontaine ont tenté, en vain, d’en interdire la diffusion.
Chronic’art : Qu’est-ce qui vous a amené à entreprendre ce projet ?
Oren Nataf : Comme dirait Coluche, nous avons été premiers à un concours de circonstances. Je me suis retrouvé un peu par hasard sur le plateau de cette émission qui m’a toujours fasciné. Bien sûr il s’agit de TF1, bien sûr il y a une part de voyeurisme, mais c’était une des rares émissions du PAF qui donnait la parole aux gens dans un temps relativement long pour la télé, puisque chacun disposait de vingt minutes. En Europe, c’était l’émission qui, en deuxième partie de soirée, fédérait le plus de téléspectateurs – près de 4 millions de personnes quand elle était au sommet de sa gloire. Il y avait un faisceau d’éléments qui rendait cette émission plus intéressante qu’une autre. Lors de ce plateau, une scène m’a immédiatement frappé : une des assistantes cherchait du Tipex pour peindre les dents d’un des témoins qui les avait trop noires. Je me suis alors dit qu’il fallait absolument faire un film sur cet univers. C’est cela qui a constitué le déclic, plus qu’une envie de dénoncer quoi que ce soit.
Comment avez vous convaincu les producteurs de l’émission ?
La semaine suivante nous avons déjeuné avec eux. Ma femme (Isabelle Friedmann, coréalisatrice du film) a des relations communes avec Pascal Bataille. Lui et Fontaine m’ont dit : nous n’avons rien à cacher. Une semaine plus tard, après avoir obtenu l’autorisation, nous avons décidé de tourner et de battre le fer tant qu’il était chaud. Nous n’avons pas attendu de trouver un producteur pour commencer à tourner. On est resté cinq mois, de 9h00 à 20h00, de février à fin juin.
Durant le tournage, quelles étaient les relations avec les producteurs et l’équipe ?
C’était en dent de scie. Au début, nous n’avons quasiment pas filmé, puis une fois qu’on faisait partie des meubles, nous avons commencé à tourner. Nous n’avions absolument aucun recul. C’est ma façon de tourner : ne prendre aucun recul. C’est au montage que cela aura lieu. L’objectif était de s’infiltrer comme des policiers dans le milieu de la drogue, undercover en quelque sorte.
Cela signifie que vous ne preniez jamais partie au moment de filmer ?
Non. Jamais nous n’étions là pour accuser. Nous étions presque là comme des enfants à qui on donne les clés d’un magasin de jouets.
Il y a une transparence presque totale de la part de ceux qui fabriquent l’émission. Quand on entend des phrases comme « ça ne va pas plaire à notre public homophobe », est-ce qu’on arrive à garder sa naïveté ?
En un sens, parler de public homophobe, ce n’est pas plus choquant que de regarder les chiffres d’audience et de nombre de ménagères. Les homophobes, les ménagères sont des catégories qui existent dans des cases que les annonceurs vont regarder de près pour acheter ensuite un espace publicitaire. Le principe, c’est de vendre de la pub, vous le savez.
A côté de ça, on entend aussi un discours humaniste. Le rédacteur en chef de l’émission affirme à plusieurs reprises qu’ils font ça pour aider les gens, que les témoins sont pleins de courage, etc. Mais on ne sait pas dans quelle mesure ils y croient vraiment.
C’est une ambivalence qui m’intéressait. Difficile de savoir si c’est cynique ou sincère. A mon avis, il y a un peu des deux. Y a que la vérité qui compte a été un moment intéressant de l’histoire de la télévision. Quand on regarde les émissions de Delarue, c’est du marketing pur. Ce sont des témoins professionnels, qui ont déjà fait plusieurs émissions, qui sont invités. Tout est verrouillé, balisé. Sur le plateau, Delarue est face aux témoins mais il ne les met pas en scène. On est dans un simple rapport testimonial. Chez Bataille et Fontaine, il y a une sorte de poésie qui laisse une part énorme au hasard. Quand ils mettent les caméras en route, ils ne savent pas ce qui va se passer, si les témoins vont ouvrir le rideau ou non. Ce qui frappe le plus, c’est cette dimension de suspense. C’est aussi pour cette raison qu’on a monté le film un peu comme un thriller. Les sommes engagées pour l’émission son considérables, si bien que les enjeux sont toujours énormes.
C’est pour cette raison que vous avez monté, au tout début du film, cette séquence où Pascal Bataille raconte qu’il est plus facile de faire une émission comme Vol de nuit (l’émission littéraire de PPDA) que Y a que la vérité qui compte ?
Mais il a sans doute raison quand il dit cela. Dans une émission culturelle, les gens viennent vendre leur sauce. Il est certain que pour nous il aurait été inintéressant au possible de faire un documentaire sur les coulisses d’une émission culturelle.
Pourquoi exactement Bataille et Fontaine ont-ils tenté d’interdire le film ?
Je pense qu’ils n’ont pas assumé le fait qu’on filme le déclin de l’émission. Nous sommes arrivé en février 2005, quand ils étaient au sommet. En un sens, ils n’étaient pas aimés au sein de la chaîne. Quand l’émission s’est arrêtée, on comptabilisait encore 2 millions et demi de spectateurs, ce qui est mieux que la moyenne des deuxièmes parties de soirée de TF1. Le Lay ne les aimait pas, il avait déclaré que Y a que la vérité qui compte était une verrue sur la grille des programmes. Personne n’assumait cette émission. Entre le début et la fin du tournage, l’émission a un peu perdu de sa superbe en termes d’audience, avec des chiffres en dessous du seuil à partir duquel le contrat de Bataille et Fontaine était reconduit. Ils étaient donc en pleine panique et cherchaient des idées nouvelles. Il y a cette scène vers la fin du film où le rédacteur en chef montre la pochette d’un CD du Nouvelle vague de Godard comme exemple à suivre de « ligne claire ». C’était un moment surréaliste, bien représentatif de cette panique. Il est certain qu’on a filmé au bon « mauvais moment ». Si nous étions restés à peine trois semaines, le film n’aurait pas cette portée-là.
Vous avez monté dans l’ordre chronologique du tournage ?
On a un peu tout mélangé même si le film avance de manière chronologique. On aurait pu faire vingt films avec les 163 heures de rushes dont on disposait. On a décidé de rester dans une sorte de thriller médiatique qui reproduisait la tension existante dans la création de cette émission, ainsi que tous les problèmes qu’induisent des personnages réels jetés dans une mécanique de spectacle de grande audience. Dans la dernière partie du film tous s’interrogent sur ce qu’ils ont fait. On avait d’ailleurs filmé des séquences chez les témoins ayant participé à l’émission, en train de se regarder sur l’écran. Mais nous avons renoncé à les monter, par crainte de faire du Mireille Dumas, et surtout parce que l’idée forte du film était de décrire le coeur du réacteur. Je tiens à dire aussi que nous ne voulions pas faire un film à charge. On laisse les gens juger. Je crois qu’on y trouve suffisamment d’arguments pour qu’à la fin les spectateurs puissent juger de ce qu’ils ont vécu. J’ai horreur du commentaire, qui nous dit ce qu’il faut penser de ce qu’on voit. Les cinéastes que j’aime beaucoup, comme Frederik Wiseman, ne sont jamais dans le commentaire, ils montrent.
Prendre des vrais gens, les mettre dans le système de la télé et regarder ce qui se passe : c’est un thème qui vous intéressait avant même d’avoir choisi l’émission ?
Oui, c’est le travail de tout cinéaste. En un sens, Y a que la vérité qui compte est presque un exemple. Réussir à récupérer l’histoire d’une personne et mettre en scène la cassure dramatique d’une vie, c’est ce que fait n’importe quel réalisateur. Tout à coup, on les voit faire ça en chaîne. La mécanique théâtrale de l’émission est parfaite. J’aime beaucoup ce moment où l’une des journalistes, lors de l’anniversaire d’un des témoins dans une sorte de MJC, prend les confettis et les jette devant l’objectif de la caméra. Même s’il y a du bonheur, il faut encore le mettre en scène pour la télé. Comme s’il n’y avait pas de bonheur sans images du bonheur.
Y a-t-il eu des contacts avec des chaînes de télévision pour diffuser le film ?
Les télés ne veulent pas parler de télévision. Toutes les chaînes nous ont reçu très violemment. Il n’était pas question, pour aucune d’entre elles, de passer un film sur les coulisses d’une émission de TF1. On s’est entendu dire que ce n’était pas déontologique. Par ailleurs, il est très difficile de placer un documentaire à la télévision si une chaîne n’a pas été à la base du projet. Le film a été intégralement produit sur fonds propres. Seuls Les Films d’Ici se sont un peu intéressés au projet, mais sans débourser un centime.
Propos recueillis par et
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