Après l’immense succès remporté Jacques et son maître, cette variation de Milan Kundera autour du texte de Diderot, Nicolas Briançon reprend ses marques au Théâtre 14. Metteur en scène et comédien, il y interprète Le Plaisir de rompre et Le Pain de ménage, deux savoureuses courtes pièces de Jules Renard. Il y retient captives deux jolies comédiennes qu’il courtise, l’œil rieur, avec élégance et finesse.
Chronic’art : On vous retrouve dans le personnage créé au Théâtre par Lucien Guitry. Ne craignez-vous pas que l’on vous cantonne dans un registre d’avant guerre ?
Nicolas Briançon : Contrairement aux apparences, je ne rêve que de monter des textes contemporains. Encore faut-il en trouver, d’autant que les auteurs d’aujourd’hui n’écrivent plus pour le théâtre. Ils préfèrent se tourner vers le roman, la nouvelle, la presse, les scénarii, peu encouragés, il est vrai, par les hommes de théâtre qui ne leur ouvrent guère leurs portes ! Si la tendance se confirme, bientôt on ne jouera plus que des auteurs morts ! Le propre du théâtre français est de vivre inconfortable dans le souvenir. Les Anglo-saxons ont, quant à eux, parfaitement intégré leur tradition théâtrale, sans pour autant se priver d’art vivant et contemporain. Sans doute, sommes-nous trop influencés par le principe, cher aux Allemands, de la lecture qui autorise nombre de metteurs à scène à remonter l’énième version de telle ou telle pièce du répertoire, en ne retenant qu’un point de vue.
Qu’est devenue la complicité entre un auteur et un metteur en scène ? Je pense à celle qui unissait Jean Giraudoux et Louis Jouvet, et incitait l’auteur à écrire pour le théâtre ? Pour en revenir à ces deux levers de rideaux, ils ne me semblent pas avoir vieilli dans ce qu’ils nous racontent de la relation amoureuse, des tourments, déceptions, émois, espoirs et faux espoirs qu’elle génère.
Dans votre mise en scène, vous avez opté pour un même personnage masculin qui, après s’être détaché de Blanche, aurait épousé Berthe (femme vertueuse) puis enflammé les sens de Marthe.
Pourquoi pas ! Il est vrai que l’auteur a préféré leur donner deux prénoms différents : Maurice et Pierre, même si ces deux pièces sont vraisemblablement autobiographiques. J’ai surtout voulu respecter la différence d’âge entre Maurice et Blanche, contrairement à la version qu’avaient jouée Bernard Giraudeau et Anny Dupeyrey. On apprend dans le Journal de Jules Renard, qu’à son arrivée à Paris, il a entretenu une liaison avec une comédienne plus mûre, qui s’est chargée de son éducation sentimentale et de ses débuts dans le monde. Elle est interprétée par Nicole Jamet dans Le Plaisir de rompre. Puis, il s’est marié avec une autre femme, n’a cessé de condamner l’adultère et aurait entretenu une relation platonique avec la femme d’Edmond Rostand, dont il s’est inspiré pour écrire Le Pain de Ménage.
Dans le Plaisir de rompre, en guise de point final à la rupture des deux amants, vous introduisez une fort jolie note musicale d’une totale pertinence, interprétée par Barbara. A moins qu’il ne s’agisse de points de suspension ?
Cette chanson m’est peu à peu apparue comme une évidence. J’ai longuement hésité à souligner l’émotion de cette façon. Je voulais qu’on reste sur cette femme, sur la solitude qui l’attend, qui pèse sur elle dès le départ de son amant… Je n’ai guère d’explication. J’essaie de me mettre à la place des spectateurs. Ce sont des moments d’émotion et d’intimité particulièrement fragiles à traiter.
En abordant avec une telle pertinence la solitude, le désir, l’insatisfaction, Jules Renard se révèle un fin psychologue et un auteur brillant. Votre rencontre avec ce texte n’est-elle pas aussi la rencontre avec un auteur blessé qui manie l’ironie, le cynisme et la tendresse à la manière de Courteline ou de Guitry ?
On peut effectivement concevoir une filiation avec Courteline. C’est la même intelligence, la même lucidité, la même causticité. Guitry témoignera quelques années plus tard d’une plus grande misogynie et d’un souci plus prononcé du mot. Le style de Jules Renard, plus dense et plus précis, m’apparaît comme un concentré d’ironie, d’humour, d’humanité et d’élégance. L’auteur n’a pas le plaisir du mot, même s’il a l’art de la formule. Il possède de façon unique une écriture précise, dégraissée, sans emphase ni boursouflure. De plus, il partage avec Milan Kundera cette même propension à basculer du rire à l’abîme, ce refus du pathos et, avec Tchekhov, ce don de recréer une intimité dans laquelle le spectateur s’introduit par effraction. Ce que dans son Journal, il formule ainsi : « J’adore écouter aux portes, le bruit que fait la vie ».
Vous éprouvez un plaisir évident à jouer avec Nicole Jamet et Marie Piton , vos deux partenaires… Maurice, votre personnage, vous semble-t-il avoir mûri dans sa relation auprès des femmes ?
Je ne sais, si en amour, l’expérience est de quelque utilité. Il s’est probablement policé. Dans Le Pain de Ménage, il a acquis les clefs du langage, il possède les mots et préfère s’en griser avec Marthe, plutôt que de courir le risque de franchir le pas. Cette pièce, que l’on joue différemment tous les soirs avec Marie Piton, nous permet une liberté totale. C’est un vrai moment de détente après le Plaisir de rompre, plus complexe à jouer dans la mesure où la tension entre les deux partenaires ne peut être relâchée à aucun moment.
Quelles sont vos références en matière de théâtre ?
Je suis plus attiré par les auteurs latins, le soleil et le plaisir, même si l’ombre peut se révéler formidable. C’est en plongeant dans l’univers d’un auteur qu’on se surprend à l’aimer de plus en plus. J’ai le souci du spectateur, l’envie de lui procurer du plaisir. Rien n’est plus angoissant pour un comédien que de jouer devant une salle à moitié vide. Je dois mes plus grandes émotions artistiques à Giorgio Strehler qui, à mes yeux, symbolise l’union parfaite entre la discipline brechtienne, le soleil et le plaisir. C’est un vrai génie qui représente la quintessence du Nord et du Sud. Je conserve un souvenir ému de La Cerisaie dans la mise en scène de Peter Brook, d’Hamlet dans celle de Patrice Chéreau, du Mariage de Figaro dans celle de Jean-Pierre Vincent, de Raisons de Famille, un fort beau spectacle contemporain accueilli récemment à Hébertot par Felix Ascot.
Etes-vous bien placé en tant que directeur du Festival de Bonaguil pour privilégier la création ?
Ce festival dont je m’occupe depuis deux ans a une vocation d’accueil, mais trop peu de moyens pour encourager une création. N’est-ce pas la mission première des Centres Dramatiques Nationaux ? Combien de créations ont-ils programmé cette année ?
Au programme du prochain festival de Bonaguil figurent Les Parents Terribles et le texte interprété par Jean-Claude Dreyfus en hommage à Cocteau, L’Accommode sans tiroir. On ne peut s’empêcher de penser à Jean Marais dont vous avez été l’assistant ?
Jean Marais était un Seigneur, un acteur d’une autre époque. Il vivait au-dessus du tout. Il m’a proposé de jouer Bacchus et d’être son assistant sur ce spectacle. Nous avons interprété La Machine infernale. Il m’avait demandé de remonter Les Chevaliers de la Table Ronde. Il savait entretenir un rapport direct avec le public. Il lui suffisait de monter sur scène pour être aimé immédiatement, à l’unanimité. Quelle leçon pour un comédien !
Propos recueillis par
Voir notre critique du Plaisir de rompre (suivi du Pain de ménage)
Prix Daniel Sorano 1999, Nicolas Briançon a également mis en scène des textes de Feydeau, Ghelderode, Dubillard, Guitry, Michel Déon… A la Comédie-Française, on l’a vu dans Turcaret aux côtés de Roland Bertin et de Catherine Samie (mise en scène : Yves Gasc). Son précédent spectacle, Jacques et son Maître, a fait l’objet de trois nominations aux Molières 1999 (Meilleure pièce du répertoire, Meilleur metteur en scène et Révélation théâtrale masculine).