Gestionnaire de l’empire Hergé, Nick Rodwell donnait il y a quelques semaines, pour le lancement du premier volume de la chronologie de l’œuvre du célèbre dessinateur belge, une conférence de presse. Impressions.
Le 162 Avenue Louise à Bruxelles est un immeuble anonyme et gris d’un quartier cossu de la capitale belge. Pourtant, il renferme l’un des plus beaux patrimoines de l’histoire de la bande dessinée en particulier, et de l’art en général, puisqu’il constitua le QG d’Hergé, lieu de création quelque peu en friche depuis sa mort en 1983. Mais aujourd’hui, en ce jour pluvieux, la fondation Hergé et les éditions Moulinsart présentent le premier tome de la monographie du géniteur de Tintin, en présence de la veuve d’Hergé, Fanny Rodwell, véritable instigatrice du projet, et de son mari Nick. Au cœur de violentes polémiques sur son approche de l’œuvre (voir le livre de Hughes Dayez, Tintin et les héritiers) entre libéralisme effréné et censure (merchandising de luxe couplé à une interdiction drastique de toute reproduction sans accord préalable…), l’ex(?)-grand méchant loup de la bande dessinée demeure prudemment en retrait lors de cet événement. Ce qui ne l’empêche pas, en communicateur habile (roublard ?) et séduisant, de s’exprimer sur l’avenir du héros à la houppe, entre multimédia, comédie musicale et fusée lunaire.
Chronic’art : Cette monographie est-elle une commande de la fondation Hergé ?
Nick Rodwell : Honnêtement, je n’étais pas très impliqué. C’était le rêve de mon épouse et ce sont Didier Platteau (directeur éditorial) et Philippe Godin (auteur) qui l’ont réalisé. Et puis lorsque je ne suis pas impliqué, ça marche souvent beaucoup mieux (sourire). Le résultat est d’ailleurs extraordinaire.
En ce qui concerne la stratégie de lancement, tel que le prix de mise en vente assez élevé… Qui en est le responsable ?
Didier Platteau a passé 25 ans de sa vie chez Casterman. Après la vente à Flammarion, il a quitté Casterman et nous a rejoints (Casterman, qui appartient à Flammarion est désormais entré dans le giron du géant italien Rizzoli, ndlr). C’est donc un professionnel confirmé. Par rapport à cette œuvre, Fanny et moi-même lui avons fait des propositions, mais il reste avec Philippe Godin le seul décisionnaire en la matière. Certes, le prix implique un public d’amateurs, mais pour moi, Tintin est la Rolls Royce de la bande dessinée. Nous avons essayé d’isoler Hergé car le monde de Tintin est à part. Nous avons été très critiqués pour ça parce que nous n’avons sans doute pas su communiquer. Mais j’espère que ce premier tome confirmera que l’œuvre d’Hergé ne ressemble à aucune autre.
La polémique qui vous a opposé à certains tintinologues notoires (Benoît Peeters, Albert Algoud…) semble quelque peu en sommeil. Comment l’expliquez-vous ?
Notre politique est restée la même. J’ai refusé tout compromis. Avons-nous mieux communiqué ? Nos critiques ont-ils bien évolué ? En fait, peut-être est-ce l’arrivée de Didier Platteau ou d’autres qui a rassuré aussi bien les journalistes que les professionnels ou le public. Notre volonté de création s’est trouvée raffermie par la réunion de compétences extérieures aux éditions Moulinsart. Chez Casterman, les créateurs étaient coincés entre la gestion, le réseau de distribution alors que nous sommes extrêmement indépendants, libres et nous aspirons à faire de grandes choses.
Même si les auteurs s’en défendent, le caractère de cette Chronologie d’une œuvre prend un tour quelque peu définitif. D’une part ça remet en question ce qui s’est fait auparavant, d’autre part ça laisse peu de liberté à d’éventuels chercheurs, notamment en matière de critique génétique…
Je pratique souvent la comparaison avec les Beatles. On trouve toujours quelque chose de nouveau au sein de leur œuvre. Pour notre part, nous pensons que l’avenir de Tintin passe évidemment dans le multimédia. Le contenu, nous l’avons. Yves Février, qui s’occupe du site Tintin.com, est devant un défi gigantesque. Outre le projet de cinq tomes de la Chronologie, qui devrait prendre huit ans, nous envisageons toujours un film sur Tintin (des indiscrétions laissent entendre que le réalisateur pourrait être Jaco Van Doermel, réalisateur de Toto le Héros et du Huitième Jour, ndlr) sans parler de la comédie musicale, inspirée des Sept Boules de cristal, qui débute à Anvers avant de passer par Charleroi puis par la France. Ce ne sont pas les projets qui nous manquent. Nous ne souhaitons pas être bloqués par le format papier.
Précisément, ne pensez-vous pas avoir été sanctionné pour cette politique avec la baisse notable des ventes d’album ?
Via le réseau traditionnel, les ventes ont certes baissé, ce qui est normal. Tintin est une collection classique qui ne se renouvelle pas. Les commandes vont diminuer, c’est inévitable. Pour cette raison, nous nous orientons vers du travail de repackaging avec des éditions en noir et blanc. Il y a eu récemment la réédition originale de Tintin au pays de l’or noir… Par contre, nous avons procédé à une collaboration avec Total il y a deux ans et 840 000 exemplaires ont été vendus. Ce sont des chiffres que l’on ne trouve nulle part dans l’édition.
Entre une politique haut de gamme, que concrétise la Chronologie d’une œuvre, et cette ouverture au très grand public, l’écart n’est-il pas trop grand ?
Hergé n’est pas estimé à sa juste valeur. S’il n’est pas Magritte, il ne se situe pas non plus sur le même plan que les autres auteurs de bandes dessinées. Notre but est de positionner Hergé à une place qui n’appartient qu’à lui. Si nous arrivons à ça, le pari sera gagné.
Qu’en est-il de tous les projets périphériques, tels que la fusée Tintin prévue sur Angoulême à taille réelle en 2001 et le musée Tintin à Bruxelles, véritable arlésienne ?
La fusée Tintin est un immense projet, de 150 millions de francs. Le budget doit être bouclé et ça prend du temps. De même que pour le film dont le budget se négocie actuellement en France autour de 50 millions de dollars, avec quatre années bloquées pour la réalisation. Personne ne veut rater son coup. Et puis il ne faut pas oublier qu’en France tout est très politique. Madame le préfet de Charente a fait revoir le projet de construction de la fusée Tintin, qui se situait sur une zone inondable, l’île Marquet. Et puis ce sont les contribuables du département et de la région qui vont financer indirectement ce projet. Il faut donc être excessivement prudent. Sinon, tout est très clair. Nous avons Tintin, ils ont le lieu et le financement. Nous avons signé une convention et nous signerons bientôt un contrat qui ne comporte aujourd’hui aucune zone d’ombre. En outre, ce projet sous cette forme, la fusée Tintin à l’échelle 1/1 est une exclusivité d’Angoulême. Ce serait une réussite si par la suite l’image d’Angoulême était associée à cette fusée. Il est inconcevable qu’Angoulême attire 150 000 visiteurs sur un week-end et puis retombe presque dans l’oubli. Pour le musée, aucune porte n’est fermée. C’est également quelque chose qui tient beaucoup à cœur à Fanny même si de nombreuses interférences politiques interviennent. Sans doute est-ce une maladie exportée par la France !
Vous parlez beaucoup de gestion de l’image et peu de création originale. Il est pourtant dommage de ne pas profiter du savoir et du savoir-faire des studios Hergé pour former de jeunes auteurs ou pour relancer le personnage de Tintin ?
Pour les albums sur papier, Hergé a définitivement clos le sujet. Nous estimons que nous avons assez de matière. Kenneth Brannagh a exploité au mieux le répertoire de Shakespeare. Nous devons nous en inspirer. Par ailleurs, notre boulot est de protéger et de promouvoir l’œuvre d’Hergé. Ca s’arrête là. Nous sommes déjà dépassés par les demandes et les sollicitations de collaboration. Nous sommes à la tête de 55 personnes. Nous ne sommes pas Disney et n’avons pas l’intention de le devenir. C’est du small family business. Nous sommes indépendants et cette indépendance, à l’abri des OPA sauvages d’aujourd’hui, reste fondamentale à mes yeux.
Propos recueillis par
Lire notre critique de Hergé, Chronologie d’une oeuvre