En complément de notre dossier « Netocrates » (Chronic’art #42, en kiosque), nous publions sur Chronicart.com de nouveaux points de vue (à venir aussi, les versions intégrales des interviews publiées dans le magazine) de spécialistes, ou netocrates potentiels, sur l’essai d’Alexander Bard et Jan Söderqvist qui vient de paraître en France.
Adam Greenfield, directeur du département de design numérique du cabinet Razorfish à Tokyo, est l’un des plus éminents architectes de l’information. Il a récemment publié EveryWare, la révolution de l’Ubimédia, où il analyse l’omniprésence des technologies de l’information dans le paysage quotidien.
Chronic’art : Que pensez-vous de la théorie « netocrate » d’Alexander Bard et Jan Söderqvist ?
Adam Greenfield : Je dois vous prévenir que je connais peu cette théorie (mes sources : quelques informations sur le Net, dont Wikipedia). Ceci étant dit, je pense qu’il y a du vrai dans leur idée que le pouvoir et l’influence individuelle émergent maintenant de sources différentes, et que c’est globalement dû à la nature décentralisante des outils informatiques que nous avons aujourd’hui à notre disposition. Mais je pense aussi que ce qui est apparu dans les années 2000 a globalement joué en faveur des premiers arrivés sur place, de ceux qui se sont établis sur le Web à ce moment-là. En monopolisant l’attention durant toute une période de relative pauvreté de contenu, nous avons réussi à bâtir un public et une audience (une culture, même, peut-être). Ce qui n’est pas aussi simple pour ceux qui débarquent aujourd’hui.
Vous considérez-vous comme un « netocrate » ?
Sans doute, dans le sens où je peux prétendre à une certaine crédibilité en tant qu’observateur des tendances dans le design, la culture et les technologies. D’après ce que j’ai compris, la théorie de Bard et Söderqvist repose sur l’idée que l’influence et le pouvoir peuvent aujourd’hui être générés autrement que par les institutions sociales traditionnelles qui ont fonctionné comme un garde barrière depuis des siècles. Cela dit, je ne sais pas s’ils en parlent, mais est-ce que cette réputation bâtie de manière différente ne peut pas être récupérée par les institutions ? Aujourd’hui, par exemple, on me présente davantage comme professeur à l’Université de New York que comme blogueur…
Dans votre entourage, connaissez-vous des personnes que vous pourriez qualifier de « netocrates » et pourquoi ?
Evidemment. C’est le cas, je suppose, de toutes les personnes en qui j’ai confiance et de celles dont j’admire le plus le travail. Toutes tirent leur réputation de ce qu’elles ont créé sur Internet et de leurs interventions dans les bonnes conférences, les vrais débats. Matt Jones et Matt Biddulph de Dopplr, peut-être, Cory Doctorow de Boing-Boing, ou encore Jan Chipchase de Nokia, pour ceux que je connais. Je n’arrive pas, en revanche, à envisager une netocratie « cohérente » : des sociétés comme Google, par exemple, qui au premier abord apparaissent comme des entités indépendantes qui engrangent leur pouvoir de manière absolument inédite, se font rattraper par des institutions marchandes très traditionnelles et fricotent avec les gouvernements. Elles n’ont pas encore prouvé qu’une rupture franche dans la manière de faire était possible à l’ère du capitalisme en fin de règne. C’est dommage.
Dans le contexte de trop-plein informationnel qui est le nôtre, quelles sont les manières de faire un tri efficace et quels sont les nouveaux médias crédibles et / ou dignes d’intérêt ?
Je ne m’intéresse pas aux médias en général. Ce que je valorise le plus, ce sont, d’une part, la conversation et la convivialité et, d’autre part, le silence et la contemplation. Aucune de ces tendances n’est particulièrement bien servie actuellement par les technologies de l’information, ou par ces théories à la mode qui évoquent l’idée d’une « attention partielle permanente ». Je pense que le social networking à la Facebook ou à la LinkedIn n’est pas simplement inutile : c’est aussi une activité pernicieuse, injurieuse même par rapport à notre capacité de construire des relations humaines sensées. Nous devrions tous pouvoir repérer immédiatement la vacuité de certaines tendances et rejeter les produits ou les services qui vont à l’encontre de la complexité et de la profondeur humaine. Même si, je le confesse, je joue aussi un peu le jeu de cette schadenfreude, quand par exemple des amis me font part de leurs difficultés à gérer leurs comptes Facebook… En ce qui concerne le social networking, honnêtement, la meilleure façon de gagner le jeu, c’est encore de refuser d’y jouer.
Au-delà des clichés, quelles sont les mutations fondamentales qu’Internet et la société en réseau ont engendré par rapport à l’ère capitaliste que nous avons connu ces dernières années ?
Je crois que c’est une erreur de déconnecter le capitalisme et la société en réseaux. La culture réticulaire récompense souvent les mêmes talents et donne les mêmes privilèges que la culture entreprenariale traditionnelle ; on peut juste voir la première comme une parfaite réalisation du néolibéralisme et de ses extensions dans la vie quotidienne, ce que la seconde était incapable de faire. J’aimerais bien que la société en réseau propose mieux, mais je crains qu’il n’y ait rien d’inhérent à cette culture qui empêche cette évolution. Pour l’heure, comme Clay Shirky l’a montré, les mêmes notions de pouvoir s’appliquent à une popularité engendrée par les émissions de télévision, la musique, la littérature ou Internet.
Comment réveiller la France, qui paraît être à la traîne en qui concerne l’ère netocratique annoncée par Bard et Söderqvist ?
La France, je crois, connaît des problèmes bien plus profonds et urgents à régler que le fait de savoir si son élite tire sa légitimité d’une sociabilité réticulaire ou de régimes de justifications plus traditionnels (cela vaut également pour les Etats-Unis). Mais pour répondre à votre question, je dirais que lorsque des institutions traditionnelles et certifiées sont en mesure de revendiquer un monopole sur l’accès à des données, des outils, un réseau, etc., elles ne font pas du tout un bon usage de leurs ressources humaines – et c’est une question stratégique à long terme.
Dans dix ans, qui serez-vous, où serez-vous, que ferez-vous ?
Je me vois travailler aux côtés de ma femme et de quelques amis proches à la réalisation de projets intègres et utiles pour le monde.
Propos recueillis par
EveryWare, la révolution de l’Ubimédia, d’Adam Greenfield
(FYP éditions)
Lire également nos interviews de Tristan Nitot, Geert Lovink, Laurent Courau, Thierry Ehrmann et Thierry Théolier.
Ainsi que notre entretien fleuve avec Alexander Bard et Jan Söderqvist, les auteurs des Netocrates (février 2008).