En complément de notre dossier « Netocrates » (Chronic’art #42, en kiosque), nous publions sur Chronicart.com de nouveaux points de vue (à venir aussi, les versions intégrales des interviews publiées dans le magazine) de spécialistes, ou netocrates potentiels, sur l’essai d’Alexander Bard et Jan Söderqvist qui vient de paraître en France.
Fondateur et président de l’association Mozilla Europe (Firefox), Tristan Nitot, défenseur acharné des logiciels libres, met en place des outils d’accès au réseau performants, évolutifs, personnalisables et à la disposition de tous.
Chronic’art : Que pensez-vous de la théorie « netocrate » d’Alexander Bard et Jan Söderqvist ?
Tristan Nitot : C’est un des rares livres qui propose une réflexion sur les changements profonds induits par la société de l’information. Sa traduction française sera en bonne place dans ma bibliothèque, à coté de Cause commune de Philippe Aigrain, Une Brève histoire de l’avenir de Jacques Attali, Du bon usage de la piraterie de Florent Latrive et des essais du juriste américain Lawrence Lessig. Je regrette néanmoins que les auteurs abusent du jargon des sociologues et des philosophes. Etait-il nécessaire de faire un choix entre clarté et crédibilité, pour finalement préférer cette dernière ?
Vous considérez-vous comme un « netocrate » ?
Oui, probablement, sans le savoir jusqu’à présent, comme Monsieur Jourdain et sa prose. Ce qui me gêne, c’est la notion d’élite. Je préfère parler d’avant-garde dans la mesure où si j’ai de l’avance, c’est parce que j’ai plus d’expérience que d’autres, car je me suis engagé plus tôt dans le monde du Net et de l’information.
Dans votre entourage, connaissez-vous des personnes que vous pourriez qualifier de « netocrates » et pourquoi ?
Un certain nombre de blogueurs le sont à différents niveaux : ils manipulent de l’information sur le réseau, consomment, sélectionnent, retransmettent, ajoutent (parfois) de la valeur. Les responsables de communautés, qu’il s’agisse de Wikipedia ou de Mozilla, sont des netocrates, et cela s’applique plus largement aux responsables de wikis, de mailing-lists, de groupes de réseaux sociaux ou de projets de logiciels libres. Il ne faut pas non plus oublier les développeurs de logiciels qui font, comme l’explique Lawrence Lessig dans Code and the other laws of cyberspace, la loi du Net.
Dans le contexte de trop-plein informationnel qui est le nôtre, quelles sont les manières de faire un tri efficace et quels sont les nouveaux médias crédibles et / ou dignes d’intérêt ?
Plusieurs services existent : je pense par exemple à Technorati, Google News, TechMeme, Wikio.fr, Digg.com. Aucun d’eux n’est parfait, mais si l’on sait les manipuler, ils donnent à leurs utilisateurs une bonne visibilité. Pour cela, il y a plusieurs approches : la SEO (Search Engine Optimization), pour manipuler les logiciels de recherche, ou l’Astroturfing (opération de communication camouflée en un mouvement populaire ou individuel spontané) et ses variantes, pour tromper les moteurs sociaux. Du coup, chaque source est à prendre avec précaution car une manipulation est toujours possible, et de nouveaux outils émergent régulièrement. Un bon savoir-faire en la matière est sans doute ce qui pourrait le mieux caractériser un netocrate…
Au-delà des clichés, quels sont les mutations fondamentales qu’Internet et la société en réseau ont engendré par rapport à l’ère capitaliste ?
C’est d’un point de vue économique que les changements sont les plus fascinants. Tout le capitalisme est fondé sur la notion de rareté. Mais avec l’information au sens large, dont la copie est possible à l’infini de façon quasi instantanée jusqu’à l’autre bout du monde, la rareté n’existe plus. L’industrie du disque, avec le MP3 et le peer-to-peer, a subi cet effet de plein fouet, en tentant avec les DRM de créer une rareté artificielle, sans succès. En ce qui concerne l’industrie du logiciel, ce n’est pas la copie pirate qui dérange, mais l’avènement du logiciel libre auprès du grand public, bien plus qu’on ne le pense. Enfin, au niveau du contenu, des projets comme Wikipedia (l’un des dix sites les plus visités au monde) démontre que le partage du savoir à l’échelle du globe peut se faire en dehors du système capitaliste. J’ai écrit un petit billet à ce propos…
Comment réveiller la France, qui paraît être à la traîne en qui concerne l’ère netocratique annoncée par Bard et Söderqvist
Je ne crois pas que la France soit si en retard que cela. Grâce à la guerre des prix autour de l’ADSL, les connexions haut-débit sont importantes. En terme de mentalités, la France a certes peur du changement et refuse la prise de risque, mais il y a aussi une culture de la liberté, de la contestation et du partage non-commercial qui font que nous sommes plutôt en avance par rapport à des pays comme la Grande-Bretagne, qui est, elle, complètement dans une optique libérale (au sens économique du terme) et où ce qui ne peut pas se vendre n’a pas de valeur. En réalité, ce n’est pas la France qui est en retard mais tous les Occidentaux de plus de 30 ans, ceux de la dernière génération analogique qui constatent que quelque chose se passe, qu’on leur retire la carpette de sous les pieds, et qui veulent préserver l’ordre établi.
Dans dix ans, qui serez-vous, où serez-vous, que ferez-vous ?
Dans dix ans, je serai Tristan Nitot, et j’aurai 51 ans (sauf si j’ai trépassé d’ici là) et probablement toujours en face d’un ordinateur connecté. Mais pour le reste, franchement, je n’en sais rien. J’ignore de quoi est fait demain… Je constate aujourd’hui un changement de paradigme lié à la disparition de la rareté, ce qui relègue le capitalisme au rang de système obsolète. Mais le livre de Bard et Söderqvist l’explique très bien : l’ancien système va résister tant qu’il pourra. On peut déjà le constater avec les brevets logiciels, l’extension des copyrights, l’acharnement parfois fructueux des grands acteurs établis à tuer l’innovation (Netscape vient officiellement de mourir, dix ans après les premiers coups de boutoir de Microsoft) et les systèmes ouverts. Et la question que je me pose est la suivante : est-ce que dans dix ans, le système aura réussi à empêcher le changement ou pas ? En attendant, je continue d’oeuvrer pour rendre ce changement possible, en mettant en place des outils d’accès au réseau performants, évolutifs, personnalisables et à la disposition de tous. Et j’observe avec fascination ce que les utilisateurs du réseau en font.
Propos recueillis par
Lire également nos interviews de Geert Lovink, Laurent Courau, Thierry Ehrmann, Adam Greenfield et Thierry Théolier.
Ainsi que notre entretien fleuve avec Alexander Bard et Jan Söderqvist, les auteurs des Netocrates (février 2008).